Image de couverture : Charikov avec I.A.
Dans la steppe d’Obushi Khan
2025
63.031 mots
346.678 caractères
263 pages
Il n’y a pas de « Trésor d’Obushi Khan » et tous les personnages de cette aventure (à l’exception de ceux de l’épopée de Janghar) sont de pure fiction. Cependant, la Kalmoukie, ses habitants et leur mode de vie exis- tent vraiment et j’espère leur rendre grâce ici avec justesse.
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A tous ceux qui m’ont aidé et supporté pendant cette rédaction. Et spé- cialement à Benoît, Els, Larisa, Patrick et Philippe. Merci.
Jamais l’histoire n’eut plus besoin de preuves authentiques que dans nos jours où l’on trafique si insolemment du mensonge.
Voltaire (in « Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand »)
Ça vous irrite.
Si, si, je vois bien que ça vous énerve quand je déplace mon porte-plume en sorte qu'il soit parfaitement parallèle à l'arrête de ma table de travail. Vous vous demandez ce qui me prend et vous me croyez toqué. Vous me prenez pour un maniaque. Un demeuré.
Vous êtes comme les autres.
Eh bien, moi je ne comprends pas comment on pourrait renoncer à ce tout petit geste. J’ai des frissons rien que d'y penser. Ce n’est quand même ni compliqué ni épuisant ! C’est un tout petit acte de rien du tout et il permet d’atteindre… comment dire… d’atteindre une sorte de perfection esthétique, un ordonnancement harmonieux et apaisant. Une sorte de « zéni- tude » comme disent maintenant les jeunes.
Mais je vois que vous ne me comprenez toujours pas. Bien. Je n’insiste plus.
Alors dites-vous bien que je ne suis pas un demeuré ! Et même loin de là. Encore enfant j’étais déjà “un surdoué” comme disait l’assistante sociale à l’école. Et heureusement, maman m’a protégé des quolibets de mes camarades et des gens comme vous. Ceux qui ne me com- prenaient pas. Qui ne pouvaient pas me comprendre.
J’en étais tellement triste. Je me sentais tellement seul.
Mais c’est bon, maintenant. Ça suffit. Laissez-moi donner mon cours. Mes étudiants du Master m’attendent pour la leçon d’histoire et d’anthropologie des peuples mongols qui commence dans douze minutes précisément. Je suis presque en retard. Je déteste être en retard à un rendez-vous. Et je les aime bien, ces cinq étudiants. En outre je leur ai promis une conférence exceptionnelle et je sais qu’ils l’attendent avec impatience. J’y vais.
Quoi donc ?
Ah bon, cela vous intéresse !
Eh bien, vous pouvez m’accompagner et assister à la conférence vous aussi, si vous le vou- lez. Rejoignez-moi à la salle de cours. Si vous vous perdez en chemin, c’est au numéro 50 de l’avenue Roosevelt, au campus “Solbosch” de l’Université libre de Bruxelles. Montez au pre- mier étage et cherchez la salle de cours avec mon nom - Reynaud Lambert, Professeur ordi- naire - écrit en petit sur le porte-étiquette. Mais n’arrivez pas en retard, hein !
Ah, vous êtes enfin là ! Vous avez de la chance, vous auriez pu aisément vous tromper. Ces idiots du secrétariat ont à nouveau mal orthographié mon nom. C’est Reynaud Lam- bert. Reynaud et pas « Renaud » ! Je ne sais plus comment je dois l’expliquer aux secrétaires. J’ai tout essayé ! C’est affligeant ! Mais passons. Car il y a plus grave : vous êtes en retard de quatre minutes. Si vous revenez un jour, veillez à être à l’heure. Je tolère cinq minutes de retard, mais pas une de plus ! Allez, allez… asseyez-vous donc. Oui, là, au fond de la classe. Et ne m’interrompez pas. Je vous donnerai l’autorisation d’intervenir. Mais plus tard.
Alors maintenant, écoutez attentivement car ce que vous allez entendre n’est pas une leçon normale. Tout ce que je vais vous dire vous étonnera probablement. Mais croyez-moi : je fus moi-même surpris par ce qui m’arrivait. Et encore bien plus que vous ne le serez. Rien, abso- lument rien de ce que je vais vous conter, pas un seul mot, pas un seul soupir, n’est faux. D’ailleurs, dans notre université, comme vous le savez, on n’apprécie que fort peu les « faits alternatifs » et les « fake news » (comme disent les Américains). Et pour votre information, avant que l’expression anglosaxonne de ce très ancien concept nous submerge, un très beau néologisme français avait été construit. On disait « media-mensonges ». Mais bon… pas- sons…
Tout a donc commencé l’année dernière, un soir d’hiver.
J’étais à la maison, embourbé dans la lecture de mes courriels quand un message déboula sur mon ordinateur, en provenance d’Ulan Bator !
Ma pendule - toujours précisément réglée - indiquait vingt-heures et trois minutes. Et là, à l’autre bout du monde, dans la capitale de Mongolie, il était trois heures et trois minutes au matin ! Qui pouvait donc m’envoyer un message à cette heure incongrue et quelle improbable urgence motivait-elle pareille intrusion ?
Mais je compris bien vite.
Mon estimé collègue, le professeur Jiang Liu, un professeur chinois de Sciences sociales détaché à l’Université d’Ulan Bator m’annonçait dans ce courriel qu’il venait de faire une dé- couverte tout à fait exceptionnelle.
Jiang n’était pas un farfelu. Ses travaux sur le nouvel alphabet Mandchou lui avaient valu l’estime et la reconnaissance des spécialistes mondiaux du Mandchou ancien - dont je me flatte de faire partie - et que je maîtrise largement mieux que le Mongol[AlG1] et le Russe.
Ce nouvel alphabet avait été imposé - comme vous le savez, j’espère - par Aisin Giorio Nurhachi, le fondateur de la dynastie Qing (erronément appelée “dynastie Tsing”) qui avait vaincu les Ming vers 1620. Pour créer cet alphabet chinois, Nurbachi s’était inspiré de la langue des Mongols dans le secret espoir de s’assurer les faveurs de leurs tribus qui étaient, certes, en déshérence mais toujours redoutables.
Vous me suivez ?
Retenez bien ce que je vous dis car il y aura un séminaire de contrôle dans quelques se- maines !
Bien. Je continue…
Le professeur Jiang m’annonçait donc qu’un étudiant de l’Université Tsinghua de Beijing, qui était en stage chez lui, venait de découvrir par hasard un étrange manuscrit maladroite- ment classé à la bibliothèque de l’Institut de sociologie d’Ulan Bator parmi les anciens écrits en langue mandchoue. L’étudiant lui avait fait part de sa surprise et, en effet, il s’agissait ma- nifestement d’un parchemin du XVIIème siècle mais il était rédigé en langue kalmouke – pas du tout en mandchou - et il évoquait clairement la légende de Janghar.
Jiang - qui ne possède que des rudiments de kalmouk pensait que je pourrais lui être de quelque secours. Je dois vous avouer qu’un article que j’avais publié sur l’épopée de Janghar dans la revue Current Anthropology de l’Université de Chicago m’avait valu quelques com- pliments de la part de mes pairs. Mais nous reparlerons de Janghar plus tard…
Mon estimé confrère chinois m’expliquait donc qu’il pensait être en présence d’une sorte de testament apparemment rédigé par Obushi Khan en personne et faisant référence à la fa- meuse « épopée de Janghar ».
Le testament d’Obushi Khan ! Mais personne n’eût espéré qu’il exista !
Je tressaillis et faillis même perdre conscience tant cette nouvelle était extraordinaire. J’imagine que vous en convenez.
Je répondis donc immédiatement à mon ami Jiang en lui faisant part de mon intérêt pour sa découverte et il me signala en retour que je serais le bienvenu à Ulan Bator si l’envie de revoir la Mongolie me prenait.
Bien entendu que l’envie me prenait.
Certes, j’étais allé en Mongolie durant mes études universitaires, en 1977, et j’étais curieux de découvrir les changements intervenus depuis lors dans ce pittoresque pays. J’avais cepen- dant renoncé plusieurs fois à un tel voyage car, comme vous le savez, il m’est particulièrement pénible de troubler mes habitudes et de prendre des risques sanitaires inconsidérés.
D’ailleurs - en parlant d’habitudes - Joseph et Madeleine, auriez-vous l’amabilité de dé- placer vos chaises d’un mètre sur votre droite. Elles ne sont pas dans l’alignement et c’est très embarrassant. C’est même irritant.
Oui. Comme ça. C’est bien. Je vous remercie.
Très chers étudiants et cher visiteur, permettez-moi d’interrompre ici cette leçon excep- tionnelle. Vous n’avez pas tous le bonheur de connaître l’histoire du peuple mongol et sans un certain savoir élémentaire la suite de cette aventure vous paraîtrait parfaitement incom- préhensible.
Comme j’ai la prétention de vous emmener jusqu’au terme de mes pérégrinations il faut que je vous transmette un savoir élémentaire à propos de l’histoire des tribus Oïrates et de leur pays, la Kalmoukie. Faites-moi confiance car j’ose espérer que d’ici quelques heures vous serez heureux de m’avoir écouté.
La Kalmoukie où s’est déroulée une bonne partie de mon aventure est une petite répu- blique autonome de la Fédération de Russie coincée entre la Mer Noire et la Mer Caspienne. Il est normal que vous n’en ayez jamais entendu parler, car même les Russes méconnaissent ce pays. Il se trouve encore en Europe car il est à l’Ouest du Don et du Caucase et c’est un pays de steppes peuplé de nomades Mongols pour la plupart bouddhistes.
Au XVIIème siècle, des tribus Oïrates - composées de Mongols originaires du Xinjiang (en Chine) - se défirent de l’emprise croissante de l’empereur mandchou Quing Kangxi et se ren- dirent jusqu’au delta de la Volga, aux environs d’Astrakhan, en quête de nouvelles pâtures pour leurs troupeaux. Ils y passèrent des jours prospères, calmes et bienheureux - si j’ose dire
- en y vivant simplement de rapines, pillant les tribus locales, transformant les vaincus en esclaves, volant leur bétail, tuant leurs enfants, et violant leurs femmes.
Un siècle plus tard, au XVIIIème, alors qu’elles étaient placées sous la redoutable autorité de la grande Catherine de Russie, plusieurs de ces tribus nomades, conduites par leur jeune chef, Obushi Khan, décidèrent, avec l’accord du Dalaï Lama et des shamans, de retourner au Xinjiang, sur leurs terres d’origine qu’ils appelaient « la Djoungarie ».
Mais ce voyage de trois mille cinq cents kilomètres au travers des steppes, des marais, des déserts et des tribus hostiles fut dévastateur. La moitié des cent-septante mille Oïrats embar- qués dans ce périple avec des centaines de milliers de bovins, de moutons, de chevaux, de chameaux et de chiens périrent chemin faisant. Et à leur arrivée les derniers survivants affai- blis et désarmés furent réduits en esclavage par l’empereur mandchou qui les attendait avec autant de curiosité que d’amusement.
Les Oïrats qui étaient restés dans la région de la Mer Caspienne, se sédentarisèrent pro- gressivement mais leur sort ne fut pas meilleur. Ils installèrent leurs yourtes et leurs trou- peaux dans les hautes herbes d’une steppe infinie et y subirent le joug des Tsars puis celui des communistes. Comme les survivants de Djoungarie, ils reçurent le nom de « Kalmouks ».
Mais une autre tragédie attendait ce peuple. Peu respectueux de l’héritage de Lénine dont les grands-parents paternels étaient pourtant kalmouks, Staline ordonna, en 1943, que l’on déporte tous les Oïrats de Caspienne vers la Sibérie. Il leur reprochait d’avoir collaboré avec l’armée allemande qui avait trahi le pacte germano-soviétique et approché Moscou avant d’être enfin repoussée.
Cette « collaboration » n’était que très partiellement vraie mais qu’importe aux yeux d’un tyran ! Et une fois encore presque tous les Kalmouks périrent dans cet exil forcé.
Quelques années plus tard, après la mort de Staline, les survivants de ce qui s’apparenta à un génocide furent autorisés à regagner « leurs terres », entre Stavropol, Astrakhan et Volgo- grad (qui s’appelait auparavant Stalingrad). Ils s’installèrent dans ce qui est aujourd’hui la ville d’Elista et en 1958 le pouvoir central russe accorda à la Kalmoukie et à ses trois cent mille habitants le statut de République autonome qu’elle a toujours.
Vous m’avez suivi ?
Bien. Mais n’oubliez pas, hein ! Le Xinjiang, les empereurs chinois, la longue marche vers la Volga, Obushi Khan et le retour vers la Chine, les déportations vers la Sibérie… Ce sont
« les grandes étapes » à connaître.
N’oubliez pas, mais rassurez-vous : le séminaire de contrôle n’aura lieu que dans deux ou trois semaines.
Mais bon sang, où est passée la télécommande pour ma présentation Powerpoint ? Elle devrait toujours être dans la poche gauche de ma serviette ! Mais enfin ! Enfin ! C’est absolu- ment impossible !
Bon. Passons. Je vous montrerai des images une autre fois. Reprenons ce cours…
L’invitation de Jiang était trop tentante. Je ne pouvais évidemment y résister. Si nos es- poirs se vérifiaient, la découverte de ce parchemin pourrait tout simplement être comparée à celle de la pierre de Rosette pour l’égyptologie !
Je décidai donc de me rendre à Ulan Bator, mais pas seul. Ismail Durmaz devrait m’ac- compagner ; c’était une évidence. Je connaissais Ismail depuis quelques années et je le tenais pour un homme charmant et un honnête scientifique. Du moins c’est l’image que j’en avais encore à cette époque.
Chercheur à la faculté de littérature et de sciences sociales de l’Université d’Istanbul, Is- mail avait publié une étude remarquée sur le « Khanat de Djoungarie » qui fut un éphémère Etat constitué au dix-huitième siècle par les Oïrats installés entre l’Altaï, la Mongolie et le Kazakhstan. Sa faculté et la mienne partageaient plusieurs recherches et il tirait une certaine fierté de cette association avec notre université. C’est évidemment compréhensible car, chers étudiants, notre alma mater, l’Université Libre de Bruxelles, jouit dans le monde d’une très enviable réputation.
Ses compétences ajoutées à sa bonhomie naturelle devaient faire d’Ismail un compagnon de voyage acceptable et utile, pensai-je. Certes, il était un peu « envahissant », un rien bourru. Il suait comme un porc et j’appréciais fort peu sa rusticité, sa lubricité et son manque de fi- délité à une épouse pourtant ravissante. Mais ces désagréments étaient le prix que j’étais prêt à payer pour bénéficier de la compagnie et de la protection de ce bon vivant velu et mousta- chu, bâti comme un colosse et qui se prétendait descendant de Gengis Khan !
Bien que long, mon voyage se déroula sans trop de heurts. À ceci près qu’à Bruxelles les contrôles effectués aux abords de l’aéroport et dans l’aérogare ressemblèrent désagréable- ment à du harcèlement policier. Moi qui ne suis en retard nulle part, je crus même que toutes ces précautions sécuritaires me feraient rater mon avion ! Il faut dire que l’attentat qui s’était
déroulé là un an plus tôt, le 22 mars, poussait encore beaucoup de monde à la prudence et à la paranoïa.
Maman ignora cette ambiance oppressante et fit preuve, comme à son habitude, d’une excessive prévenance à mon endroit.
Tu as ton bonnet, mon chéri ? N’oublie pas de le porter ! Et achète une chapka sur place, dès que possible. Tu sais, en avril il fait encore froid là-bas. Tu n’as pas oublié ton écharpe ? Ton désinfectant pour les mains ? Et sois prudent avec leur thé : surtout pas de théine… tu le sais bien, n’est-ce pas ! Et aussi ni gluten, ni lactose… ce sont des poisons pour toi. D’accord ? Allez, sois prudent, mon chou.
Bien sûr maman. Je serai prudent, lui répondis-je en fils-aimant.
Je sais mon chéri. Mais vois-tu, ces Mongols sont des gens fort rudes. Leur vie n’est pas simple là-bas.
Tu as tes vitamines, ton calcium et tes pilules contre le lactose ?
Je sais qu’ils ont la vie rude, maman. Mais ne t’inquiètes pas. La civilisation les a touchés et ils ont même la télévision maintenant !
Raison de plus pour être prudent ! Avec toutes les violences qu’on nous montre au journal télévisé…
Alors. Tu les as ? Tes vitamines et tes pilules contre le lactose ?
Ma maman est adorable. Mais parfois elle exagère. D’ailleurs elle m’accompagna jusqu’à l’entrée de la zone de transit et même jusqu’au comptoir du policier contrôlant les passe- ports ! Le gendarme auquel j’avais remis mes documents fixa maman d’un œil torve et, sans dire mot, tendit lentement le bras en pointant l’index à l’horizon, vers le grand hall où elle aurait dû rester.
Mais c’est mon fils et il part en Mongolie ! lui dit maman.
Le gendarme raidit le bras avec une vigueur accrue, ouvrit de grands yeux et prit une mine courroucée tout à fait inquiétante. Maman le comprit, se dressa sur la pointe des pieds pour déposer un bisou sur mon front, puis repartit à pas menus et tête basse en direction de la zone publique du grand hall alors qu’une larme glissait de sa joue.
Mais bon, passons.
Bien plus embarrassants furent les contrôles tatillons auxquels je fus confronté après avoir quitté maman. Fouillant mon sac sans la moindre pudeur un agent de sécurité intraitable en retira l’inoffensive bouteille de désinfectant pour les mains que j’y avais glissé.
Pas de liquides ! me lança-t-il d’une voix fétide, froide et fatiguée, parfaitement insensible à ma détresse. Et il jeta ma précieuse flasque, pleine et encore scellée, dans une poubelle où gisaient des dizaines de flacons, de canifs et d’aérosols interdits de cabine !
Vingt-quatre heures à traîner, claquemuré dans des aéroports surpeuplés et des avions en méphitique sous-pression, sans désinfectant pour les mains ? J’allais vivre un calvaire !
Mais passons. Car en comparaison des aventures qui m’attendaient, tout ceci n’était que broutilles.
Le vol - avec une escale à Moscou - se déroula sans trop d’encombres mais il s’étala sur plus d’une vingtaine d’heures. Les repas servis à bord n’avaient évidemment rien de compa- rable avec la cuisine de maman mais je n’espérais pas qu’Aeroflot me serve du caviar en classe
« Economy ».
Ismail était déjà à Ulan Bator quand mon avion y atterrit.
Hello my dear friend, hurla-t-il en m’apercevant. Et en attirant vers nous les regards de tous les indigènes rassemblés dans le hall des arrivées.
Il se jeta sur moi avec empressement, m’enlaça de ses gros bras poilus et m’embrassa sur les joues avec une familiarité parfaitement écœurante. Il n’avait pas changé depuis notre der- nière rencontre. Et il avait toujours au poignet cette lourde et spectaculaire montre dorée de tranche-montagne.
C’est une Chopard, m’avait-il fièrement dit un jour. Mais sur le cadran il était écrit
« Choppard » avec deux « p ». Une maladresse d’artisan probablement.
Toute sa mise était à l’avenant. Sous un épais loden en poil de chameau il portait un cos- tume de marque dissimulant malaisément son gros ventre. Une chaîne en or pendait à son cou mais ce m’as-tu-vu portait une chemise suffisamment transparente pour qu’on puisse aisément en deviner le poids (et le prix). Il avait aussi une énorme chevalière à l’annulaire, avec une lettre de l’alphabet turc gravée dans le métal précieux.
C’est mon oncle, Salim, le frère de maman, qui me l’a offerte quand je suis devenu un homme. Je l’aime beaucoup. C’est un riche négociant, un homme très puissant. Chez nous, en Turquie, il est très respecté ! ajouta-t-il d’une voix impérieuse et presque menaçante.
Tout en parlant, ce colosse frisant le double mètre caressait inlassablement sa longue moustache avec ostentation.
Entretenir mes bacchantes, c’est la moindre des choses que je puisse faire par respect pour mon ancêtre, dit-il alors en souriant. Car, comme je vous l’ai dit, il se prétendait descen- dant de Gengis Khan.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il nous avait réservé deux chambres à l’hôtel…
« Gengis Kan ». À Ulan Bator tout s’appelle Gengis Khan : l’aéroport, les avenues, les restau- rants, les parcs, les places, les boutiques… Alors évidemment, Ismail se sentait chez lui.
Un froid terrifiant nous vrilla dès que nous sortîmes de l’aérogare. Un froid sec, vibrant. Un froid « qui pique » et qui n’a rien de comparable avec l’hiver européen. Le thermomètre indiquait « seulement » moins neuf degrés mais le niveau d’humidité était proche de zéro et me donnait l’impression de subir un froid polaire. Maman avait raison, je devrais acheter une chapka dès que possible.
En roulant vers l’hôtel, j’eus l’occasion de voir à quel point cette ville avait changé depuis mon précédent voyage. Il y avait toujours des yourtes, éparpillées entre les maisons « en dur », mais des bâtiments à l’allure moderne, bien différents de l’architecture soviétique des temps passés, avaient poussé entre les quartiers. Le trafic automobile était dense alors que je me souvenais d’une cité aux avenues larges et vides. Ici et là des colonnes de fumée grasse et noire souillaient les nuages, trahissant la présence d’un atelier ou d’une fabrique.
Et puis les gens… les gens étaient maintenant tellement différents ! Finis les vêtements gris et ternes, les manteaux longs, les mines tristes et fermées. Hommes et femmes étaient habillés - certes sans luxe - mais comme à Bruxelles ou Amsterdam. Et même, certains sou- riaient ! Ulan Bator était désormais une ville hétéroclite, hésitant à choisir entre les deux mondes s’offrant à elle, entre l’Orient inscrit dans ses gênes et l’Occident convoitant son mar- ché.
Notre chauffeur était une femme et je remarquai - un peu par hasard - qu’elle avait cette étrange manière de tenir son volant d’une seule main qu’on observe parfois chez certains conducteurs. Ses doigts s’étaient ouverts en éventail et à peine déposés sur le cercle de vinyle. Elle avait gracieusement glissé son auriculaire et son annulaire sous l’anneau comme une élégante l’aurait fait en saisissant le col de sa fragile tasse de thé. Mais ce geste n’avait rien de pédant ; il était tout en délicatesse, tout en élégance. Et les glissements de main sur le volant, les caresses, de gauche ou de droite de notre conductrice avaient quelque chose d’éthéré mais
aussi d’assuré. Je me dis qu’on atteint probablement une telle perfection du geste qu’au terme d’une longue et patiente recherche du beau comme on la cultive en Asie. Mais je m’égare, je m’égare.
Ismail ne dit pas grand-chose dans le taxi mais je compris rapidement pourquoi. Avec une concupiscence évidente il observait les jeunes Mongoles défiant la froidure.
Regarde, regarde, me dit-il, en me secouant brutalement le bras (ce que je déteste) et alors que nous arrivions à hauteur du parc Gengis Khan, non loin de l’université. Comme elles sont belles ! Et fines ! J’adore les filles au type asiatique. Elles n’ont pas peur d’exhiber leur beauté.
Deux jeunes filles, habillées l’une comme l’autre d’une jupe s’arrêtant au-dessus du genou et d’un élégant blazer, étaient appuyées contre une grille sur l’avenue de la Paix, à l’entrée du parc. Elles souriaient. Certes, elles étaient légèrement vêtues, mais pas plus légèrement que les passants autour d’elles qui portaient pour la plupart des manteaux « demi-saison » et même parfois de simples vestes sur des jupes courtes ou des pantalons de coton. D’ailleurs, je me demande comment ils font, là-bas, pour résister à ce froid qui glacerait n’importe quel Européen !
C’étaient probablement deux amies, deux étudiantes, me dis-je. Elles semblaient insou- ciantes et heureuses. Elles avaient l’air d’attendre leur amoureux. Je me surpris à espérer que leurs compagnons seraient plus respectueux des femmes que ne l’est Ismaïl.
Mais bon. Passons !
Le taxi s’arrêta devant notre hôtel victime relativement récente d’un architecte extrava- gant. C’était un bâtiment vaniteux, un bloc de béton gris d’une vingtaine d’étages dont la fa- çade principale était ornementée de briques rouges formant en saillie une sorte de pyramide parfaitement grotesque.
Dans le hall de l’hôtel Ismail se tortilla comme un enfant dans un magasin de bonbons. Son regard se fixa sur un panneau couvert de led’s frétillant de couleurs exubérantes et indi- quant la direction de plusieurs équipements : le dancing, le bar, la piscine, le sauna, les salles de fitness, et ses yeux étincelèrent en feu d’artifice. Il répondit à peine à l’employé qui lui demandait son passeport et il s’éclipsa subitement pour minauder avec une jeune femme d’origine mongole qui était assise avec une amie au bar de l’hôtel. Ils devaient se connaître - me dis-je - car très vite ils échangèrent des rires complices et en revenant au comptoir
d’accueil pour prendre la clé de sa chambre Ismail fit même le geste d’envoyer un bisou à sa jeune amie.
Tu la connais ? lui demandai-je.
Non, pas du tout, me répondit-il. Mais cela ne saurait tarder. Elle m’a dit travailler dans le magasin de souvenirs.
Puis à ma grande surprise il me demanda si je pourrais me passer de lui jusqu’au lende- main.
Bien sûr. Mais pourquoi donc ?
Eh bien… je viens d’inviter cette jeune femme au restaurant et elle a même accepté de m’accompagner au dancing ce soir. J’imagine que tu ne veux pas venir danser avec nous.
Ah non. Il n’en était pas question ! Je ne suis jamais entré dans un « dancing » de ma vie et je déteste ces ambiances. Quel bruit ! Quelle promiscuité ! D’ailleurs j’étais fatigué.
En effet, répondis-je à Ismail. Je ne vous accompagnerai pas mais je vous souhaite bon amusement. Je dois téléphoner à maman et je vais demander au concierge de me trouver un flacon de désinfectant pour les mains. J’irai ensuite me coucher de bonne heure car nous avons rendez-vous avec Jiang demain à dix heures du matin. À ce propos : es-tu d’accord pour que nous prenions le petit-déjeuner ensemble à huit heures trente ?
Ah oui, le désinfectant ! Et maman ! me répondit-il en ignorant ma proposition de petit déjeuner
Tu as raison, Reynaud, il n’y a rien de plus important qu’une maman et un bon désinfectant ! C’est évidemment tellement indispensable.
Se pourrait-il que ce rustre soit l’un des rares hommes sur terre qui me comprenne !
Il faut que je vous dise : j’aime bien que les choses soient ordonnées et je ne commence jamais une journée sans en avoir dressé l’agenda. Et dans ma liste de choses à faire au- jourd’hui il y avait la ligne « téléphoner à maman ». Alors oui, aujourd’hui, je lui téléphone- rais !
En tout cas, cette aimable remarque d’Ismail eut le mérite de le faire remonter dans mon estime. Mais j’insistai pour le rendez-vous…
Le petit déjeuner ensemble ? Demain matin ? Huit heures trente ?
Bien sûr, me promit-il en souriant de toutes ses dents. Demain, huit heures trente au restaurant.
J’eus cependant des doutes sur son respect de cette promesse, mais passons…
Ma première nuit à l’hôtel Gengis Khan fut très correcte. J’eus maman au téléphone sans trop de peine et tous les points de ma liste de choses à faire dans la journée, mes « To do », furent progressivement cochés. La chambre était spacieuse et propre, le lit confortable, et à vingt heures une camérière m’apporta même le précieux flacon de liquide antiseptique qui me manquait tellement. J’étais sauvé !
Au restaurant, au petit-déjeuner, je découvris encore qu’il était possible d’obtenir du café décaféiné. Mais pas du pain sans froment et sans gluten. De toutes manières, je m’y attendais, alors passons.
Ismail arriva à neuf heures, avec une demi-heure de retard ! Et à ma grande surprise la jeune mongole du hall d’entrée l’accompagnait, fraiche et pimpante, absolument délicieuse dans une robe si courte et si légère que j’aurais pu la confondre avec une nuisette. Elle me salua dans un anglais fort correct en m’adressant un sourire d’une douceur aussi chaude et exquise que sa voix.
Bonjour, dit-elle en me tendant de loin une main suffisamment leste pour flatter sa fémi- nité mais sans l’indolente mollesse qui trahit les paresseuses. Je m’appelle Oyun. Enchantée de faire votre connaissance.
Bonjour Oyun. Moi c’est Reynaud, lui répondis-je poliment. Tout en me disant que
« Oyun » est un bien joli prénom mongol.
Ismail installa alors Oyun à notre table sans même me demander si cela m’agréait.
Cet homme était un rustre mais je n’avais d’autre choix que me résigner à sa brutale com- pagnie et à ses mœurs de débauché.
Mais je n’étais pas dupe !
J’étais convaincu à soixante-six pourcent qu’il avait passé la nuit avec cette jeune fille trop jeune et trop belle pour lui. Et Dieu sait ce qu’ils avaient fait ensemble ! Je mis cependant bien vite un terme à ces réflexions déplacées et je ne posai aucune question. Par élégance et par galanterie, bien entendu. Alors… oublions cela.
Nous arrivâmes en retard à l’université, mais nullement par la faute d’Ismail. Les quartiers du centre étaient en effet paralysés par des milliers de personnes qui manifestaient contre la pollution couvrant trop souvent Ulan Bator d’un nuage sombre et suffocant. Et en effet, de- puis le matin un smog nauséeux enveloppait la cité dans un voile délétère.
S’allongeant sur une vingtaine de kilomètres au fond de la vallée de la rivière Tuul et à une altitude de 1350 mètres, cette ville aurait dû être inondée d’air pur et de soleil. Mais c’est l’une des dix agglomérations les plus polluées du monde ! En cause : le million d’habitants, pauvres pour la plupart, qui y chauffent leur appartement ou leur yourte au charbon ainsi que les centrales électriques thermiques qui alimentent les habitations, les commerces, et les indus- tries polluantes qui gangrènent la cité.
Je portais ma toute nouvelle chapka acquise au magasin de l’hôtel en attendant le taxi, mais je remarquai immédiatement à quel point les rues étaient poussiéreuses. Je regrettais de ne pas avoir également acheté l’un de ces masques de tissu ou de carton couvrant le nez et la bouche, comme en portaient tous ces manifestants. Heureusement : rien de tout cela n’est utile chez nous en Europe, mais ici, à Ulan Bator, c’était un oubli à réparer au plus vite et j’ajoutai cette tâche sur ma liste de choses à faire urgemment et j’en aviserais maman !
Avec beaucoup de ruse notre chauffeur contourna cette foule pacifique et bigarrée (quelle différence avec la rage et la violence des sautes d’humeur sociales européennes) pour nous déposer à l’entrée principale de l’Université nationale de Mongolie avec un retard de seize minutes seulement oserais-je dire.
Ce bâtiment avait fière allure, posé au coin de deux grandes artères du quartier des affaires et des ministères. Il bénéficiait d’une architecture imposante mais pas écrasante. Il dégageait une ambiance accueillante avec un péristyle en arc de cercle qui « vous ouvre les bras ». Et d’ailleurs c’est ainsi, en inclinant le torse pour me saluer, puis en ouvrant les bras, que mon ami le professeur Jiang Liu m’accueillit dans le hall d’entrée.
Welcome, welcome in Mongolia my dear fellow, my dear friend, dit-il à mon adresse. À partir de maintenant tu es ici chez toi. Cette université est la tienne ! ajouta-t-il avec cette urbanité si commune aux Chinois bien éduqués.
Je me souvenais bien de cet élégant professeur. Il portait un costume sombre et se mouvait avec douceur et distinction. Sa petite taille n’enlevait rien à la noblesse naturelle qui
l’accompagnait en permanence, mais là, maintenant, elle contrastait bouffonnement avec l’apparence d’Ismail Durmaz, « mon » colosse bourru.
Bien entendu je répondis à ce chaleureux accueil sur le même ton et je remerciai mon hôte pour ses aimables paroles, puis je lui présentai enfin mon compagnon de voyage.
Jiang lui tendit la main et le salua poliment mais son visage se ferma presque instantané- ment. Quelque chose le contrariait gravement. Bien sûr je regrettais de ne pas avoir prévenu Jiang de la présence d’Ismail. Mais tout s’était passé si vite ! Et je pensais que Jiang aurait apprécié les quelques compétences de mon collègue turc qui pourraient nous être utiles.
Après de brefs bavardages dans son bureau autour d’un thé au lait caillé et salé (auquel, évidemment, je ne touchai quasiment pas), mon ami nous proposa de le suivre jusqu’à la bibliothèque où se trouvait le précieux parchemin.
Venez. C’est à deux cents mètres d’ici. Nous causerons en marchant.
Il faisait un froid de canard mongol ! Mais une fois de plus, je me pris à sourire en obser- vant les gens du cru - et même mon ami Jiang - déambulant comme si de rien n’était dans des tenues quasiment vaporeuses à mes yeux destinées à un printemps qui ne faisait qu’ap- procher ! Ismail nous suivait sans prêter attention à notre discussion, tout absorbé qu’il était à dévisager les étudiantes batifolant autour de lui et elles-mêmes surprises par cet escogriffe moustachu dont le corps massif s’élevait jusqu’à deux mètres.
Jiang profita de l’intérêt libidinal qu’Ismail portait aux étudiantes pour discrètement me faire part de sa déception et de sa surprise.
Voyez-vous cher Reynaud, me dit-il à voix basse, j’espérais que vous seriez seul. J’ai une grande estime pour vos travaux et je sais pouvoir compter autant sur votre discrétion que sur votre honnêteté scientifique. J’espérais donc vous faire un cadeau en vous invitant ici. J’ai la faiblesse de croire que le parchemin qui va vous être dévoilé est un trésor. Un trésor encore plus grand que la révélation d’un simple testament d’Obushi Khan. Je voulais vous en réser- ver la divulgation et je n’ai donc informé personne d’autre que vous de cette découverte qu’il eût été préférable de garder quelque temps pour nous.
Bien sûr, bien sûr…
Je me confondis donc en excuses auprès de Jiang et je l’assurai - mais malheureusement sans grande conviction - de la discrétion d’Ismail. Toutefois je vis bien que ces assurances ne le convainquaient guère.
Ismail n’entendit rien de cette conversation et cela m’arrangeait. Nous marchâmes encore un peu puis finalement nous arrivâmes à la bibliothèque. Enfin un peu de chaleur !
Je ne sais si vous pensez comme moi, chers étudiants, mais j’ai l’impression que parmi les choses universelles - comme une enseigne de Mac Donald, un iPhone, ou un sous-marin nu- cléaire - les bibliothèques universitaires sont pareilles l’une à l’autre partout sur la planète.
Ah oui ! « Pourquoi un sous-marin ? » me direz-vous. Parce que je n’aime pas les sous- marins nucléaires. Ils sont dangereux et sournois. Ils se cachent ! Et ils peuvent faire beau- coup de mal. C’est comme les missiles hypersoniques. Ils vont tellement vite et si haut dans l’espace que…
Mais je m'égare, je m’égare… Alors, bon ; revenons à notre sujet…
La bibliothèque de l’Université de Mongolie ressemblait donc à toutes les autres dans le monde : elle était large et spacieuse, calme et sereine, baignée d’une froide lumière et d’une suave chaleur caressant ses tables et ses bancs de bois sombre.
Mais je dois être honnête : son bibliothécaire en chef déforçait singulièrement mon propos sur l’universalité des bibliothèques !
Quel original, quel extravagant personnage c’était !
A pas lents et souples il approcha de nous comme un félin. Jiang nous le présenta et il nous serra la main… Quel être étrange ! Ce « Dorje » (c’était son nom) n’avait pas atteint la trentaine. Ses cheveux, noir de sureau, lui coulaient en boucles juvéniles jusqu’aux épaules. Et sous cette crinière qui, pour éviter toute ambiguïté aurait dû être réservée au genre fémi- nin, on distinguait furtivement des écouteurs blancs qu’il avait vissés dans ses oreilles et d’où sortait, tout étouffée, une musique que les jeunes appellent du rap ! Il portait une chemise bariolée à motifs fleuris, probablement achetée dans un magasin de Floride ou de Tasmanie, un pantalon de coton couleur sable, et des tongs (roses !) comme maman s’obstine à m’en faire porter pendant les vacances d’été !
Mais bon sang d’où pouvait bien sortir ce farfelu, cet énergumène, ce foutriquet !
Bonjour Professeur, me dit alors ce Dorje dans un français impeccable et tout en inclinant poliment la tête. Quand le professeur Jiang Liu m’a annoncé votre arrivée j’ai été extrême- ment surpris et heureux. J’avais lu avec grand intérêt votre passionnante « Analyse
comparative des typologies des structures grammaticales d’information rapportées à la pro- blématique des voyelles muettes dans les langues Altaïques associées aux dialectes oi- rates. » C’est une œuvre majeure dans ce vaste et captivant domaine et je suis donc particu- lièrement flatté de recevoir un tel érudit dans notre bibliothèque.
Mais je vous en prie, tout le plaisir est pour moi, lui répondis-je avec modestie. Ce garçon était décidément charmant.
Passons aux choses sérieuses, dit Jiang. Avez-vous le manuscrit, Dorje ?
Bien sûr, professeur.
Le jeune bibliothécaire nous présenta alors quelques paires de gants de feutre blancs.
J’aspergeai mes mains de lotion et nous enfilâmes les gants rapidement, sauf Ismail qui semblait absent, perdu sans doute dans quelque rêve grivois.
Mettez les gants ! lui ordonna Jiang d’une voix sévère. Il s’exécuta.
Dorje sortit alors trois feuilles d’un tube protecteur et déroula précautionneusement les précieux parchemins sur une table de lecture en prenant soin de ne pas les casser ou les écra- ser. C’est alors qu’Ismail voulut aplatir un coin du parchemin de sa main enfin gantée…
Non ! hurla Dorje en écartant la main d’Ismail d’un geste vif. Pas vous ! Pas comme ça. Vous êtes trop brutal.
Il plaça délicatement des pinces de fixation spéciales aux bons endroits, laissant intacts les coins recroquevillés du parchemin, et je vis le regard de Jiang s’abattre sur Ismail. Il ful- minait.
Bon… foin de ces querelles. Passons.
Au premier coup d’œil il m’apparut que c’était un document très probablement authen- tique. Le parchemin, l’encre, la graphie et même les premiers mots que je parvins à déchiffrer indiquaient son époque, le dix-huitième. Il était revêtu de la signature et du sceau d’Obushi Khan. Même si plusieurs passages du texte étaient illisibles, ou presque, c’était, sans le moindre doute, une formidable découverte !
Nous étions quatre autour de cette relique. Aucun de nous ne parlait. Jiang et Dorje sou- riaient car ils s’attendaient à ma surprise et l’espéraient. Ce document avait une valeur ines- timable. Son examen nous permettrait probablement de progresser considérablement dans nos connaissances de l’histoire des Oirats, de leur culture, de leurs habitudes, de leur langue.
Certes, il faudrait y consacrer des mois ou des années d’analyse mais qui sait les trésors d’in- formation qu’il nous révélerait !
Je me tournai vers Jiang et lui serrai longuement les mains.
Félicitations, Jiang, lui dis-je. Vous venez de trouver une pièce maîtresse qui aidera de nombreux chercheurs à progresser dans notre connaissance des peuples mongols.
Ismail sortit alors son téléphone de sa poche et prit subitement une photo de quelques- unes des « pages » du précieux parchemin étalées sur la table. Le flash s’alluma et la main de Dorje n’arriva que trop tard pour bloquer l’éclair avant qu’il blesse la fragile peau de mouton qui avait été précautionneusement décharnée, trempée, raclée, polie et blanchie par un arti- san mongol ou chinois il y a trois-cents ans.
Ca suffit ! hurla furieusement Jiang.
Et avant même que mon ami eut fini sa courte phrase le jeune bibliothécaire Mongol s’em- pressait déjà de ranger les rouleaux.
Assez pour aujourd’hui, poursuivit Jiang en grand courroux. Puis s’adressant à Ismail…
Je n’aime pas la brutalité dont vous faites preuve, cher confrère. Je vous prie désormais de ne prendre aucune initiative sans m’en avertir au préalable. Cette découverte doit rester secrète pour l’instant et je vous saurais gré de détruire le cliché que vous venez de prendre sans mon autorisation. Je ne vous demande pas de vous exécuter en ma présence car j’en- tends faire preuve à votre égard de la confiance et du respect académique que nous devrions avoir l’un pour l’autre mais qui semble vous faire défaut. J’espère simplement ne commettre aucune erreur en vous accordant une dernière fois cette confiance.
Je m’en voulais ! Je m’en voulais tellement ! Quel idiot j’avais été d’inviter Ismail dans cette aventure !
Je te prie de nous excuser, dis-je à l’adresse de Jiang. Cela ne se reproduira plus.
Bien sûr, ajouta Ismail avec un sourire hypocrite. Cela ne se reproduira plus.
Ismail montra les dents, affectant un sourire narquois et sardonique qu’il allait conserver pendant tout le reste de notre visite à l’Université. Je saluai Dorje qui ignora superbement la main tendue d’Ismail puis nous reprîmes la direction du bureau de Jiang.
Arrêtez ! Stop ! Stop ! cria soudain Ismail alors que nous progressions dans un couloir. Regardez ! Dans cette vitrine ! Quelle est cette pièce ?
Il était tout agité, haletant, sautillant, le bras tendu vers une vitrine basse dans laquelle une épée ancienne se trouvait exposée aux côtés d’autres artéfacts oirates. Je reconnus une fort belle arme du dix-huitième siècle - contemporaine d’Obushi Khan - glissée dans un four- reau muni de bélières de cuir que les guerriers Oïrats attachaient à leur ceinture. Les branches de garde étaient faites d’un assemblage de plaques d’argent relativement courtes mais épaisses et solides. Une cordelette noire était enroulée sur toute la fusée ovoïde et offrait pro- bablement à cette arme une prise excellente.
Mais le plus surprenant était ailleurs : dans sa calotte sertie de pierres précieuses (appa- remment des petits diamants) et dans son cartouche portant une marque étrange qui avait la forme du « ﺀ », le « hemze » qui représentait les voyelles « a, e, i » ou « u » dans l’alphabet ottoman. Une marque apparemment ottomane sur une arme mongole, la chose était pour le moins intrigante, vous en conviendrez avec moi.
C’est l’épée d’Obushi Khan, expliqua Jiang. Nous l’avons retrouvée en Chine et c’est un cadeau de notre gouvernement offert à la Mongolie en signe d’amitié.
Pourquoi tant d’excitation ? demandai-je à Ismail.
Oh, pour rien… Comme ça… répondit-il en se calmant soudainement. Je trouve cette arme fort belle ; c’est l’œuvre d’un artisan talentueux. C’est tout.
Nous reprîmes notre marche vers le bureau de Jiang qui, chemin faisant, m’expliqua à mi- voix qu’il souhaitait me revoir le lendemain, mais seul. Il ajouta que s’il tenait à cette discré- tion c’est parce qu’un passage du document qu’il avait commencé à traduire se rapportait selon lui à une information qui pourrait susciter de bien vilaines convoitises. Il voulait mon avis, rien que mon avis. Et en toute discrétion.
Je fis à nouveau amende honorable pour le comportement d’Ismail dont je me sentais responsable et Jiang accepta élégamment ces excuses car il se doutait que je n’étais pour rien dans les brutalités d’Ismail. Je lui promis de revenir le lendemain. De revenir seul, bien en- tendu.
Dans le taxi qui nous ramena vers l’hôtel, Ismail me fit part de son mécontentement, mais fort brièvement.
Ce Jiang est un malotru, cracha-t-il. Je ne lui ai pas répondu par simple courtoisie à ton
égard, Reynaud. Mais c’est un imbécile.
Quant à ce Dorje, il ne vaut pas mieux. Qu’il connaisse tes travaux est une chose ; qu’il ignore les miens en est une autre. Eşek oğlu eşek ! ajouta-t-il en Turc, ce qui voulait dire « fils de baudet ».
Je ne répondis rien car je n’aime pas les conflits et cela n’aurait servi à rien ; il avait reçu sa leçon. La journée n’était pas finie, mais déjà quelle journée !
Je profitai de l’après-midi pour accomplir quelques-unes des tâches de ma liste du jour : acheter un masque antipollution à la pharmacie de l’hôtel et téléphoner à maman. Elle s’in- quiétait mais je la rassurai en lui expliquant que j’étais peut-être sur le point de participer à une découverte scientifique majeure.
J’eus également le temps de relire quelques documents de référence sur Obushi Khan que j’avais emportés dans mon ordinateur. Il était utile que je rafraîchisse sérieusement ma mé- moire sur celui qui fut le dernier « roi » des Kalmouks.
Quand Donduk-Dashi Khan mourut fort brutalement et fort mystérieusement le titre de chef aurait logiquement dû revenir à son fils, Obushi. Mais Jan Kurgokina-Atajukina, qui n’était que la veuve d’un oncle d’Obushi, réclama cette « couronne » pour elle et pour son fils Randul.
Les chefs de tribu se disputèrent sur cette question, mais c’est finalement Catherine, l’im- pératrice de Russie, qui les départagea en accordant sa préférence à Obushi.
Catherine convoitait alors les steppes de la Mer noire et le Khanat de Crimée. Elle consi- dérait intelligemment que ce jeune chef, alors âgé de 16 ans, était plus fiable que cette Jan bien trop proche des Ottomans qui menaçaient toujours l’expansion de la Russie. Et de sur- croit, Jan n’était pas d’origine kalmouk car elle venait de Tcherkessie !
Catherine avait raison de se méfier d’elle car c’est vers ces Ottomans, occupant alors son pays d’origine, que Jan la Tcherkesse se tourna dans l’espoir de recevoir l’armée qui lui man- quait pour soumettre l’insolent Obushi. La belle et rusée Jan entreprit donc de séduire Khalil Pacha, le noble Ottoman qui dirigeait alors la Tcherkessie.
J’imagine que vous connaissez tous la république russe de Karatchaïévo-Tcherkessie. Cela devrait faire partie de la culture générale de mes étudiants.
Levez le doigt, ceux qui ne connaissent pas…Bien. Tout le monde connaît. Alors je ne vous en dirai donc rien de plus pour l’instant. Poursuivons.
Les pachas turcs souffraient à cette époque d’une grande faiblesse pour les femmes tcher- kesses souvent grandes et fines, « félines » et élégantes, au teint pâle et lumineux, réputées pour leur sensualité et pour leur savoir-faire amoureux. Et cet idiot de Khalil Pacha, qui avait des gouts de luxe, aimait bien trop les femmes. Un peu comme Ismail !
Khalil couvrit donc la belle Jan de bijoux - diadèmes, boucles d’oreille, broches, colliers, bracelets,... - tous fabriqués pour lui à Constantinople par un habile joailler Ottoman.
Mes chers étudiants, vous vous en doutez : le fragile Khalil Pacha ne se contenta pas de couvrir sa nouvelle maitresse de joyaux ; il mit aussi son armée à disposition de la préten- dante au trône de Kalmoukie en espérant offrir ainsi à Jan et à l’empire Ottoman quelques arpents de steppe supplémentaires.
En avril 1769 les Turcs se rassemblèrent donc près de la rivière Kalaus où ils exterminèrent hommes, femmes et enfants d’un campement kalmouk qu’ils attaquèrent par surprise. Ils étaient persuadés qu’Obushi ne saurait rien de leurs massacres, bien trop occupé qu’il était à livrer d’autres batailles.
Mais ses espions informèrent rapidement Obushi qui lança ses cavaliers à travers la steppe, débordants de rage et en quête de vengeance. Le 29 avril ils arrivèrent aux abords de la rivière et ils attaquèrent les Ottomans qui se croyaient stupidement en territoire conquis.
La bataille fut féroce mais de courte durée.
Les Kalmouks ont été te tous temps de terribles guerriers. Leur acharnement au combat a surpris tous leurs adversaires, de l’époque médiévale jusqu’à la déroute de Napoléon qui prit même l’un d’eux pour ménager). L’armée d’Obushi composée de vingt-mille hommes à cheval écrasa donc sans peine les six mille combattants en armure de Jan et Khalil. La bataille finit par un terrible massacre. Khalil Pacha y perdit la vie ; Jan la Tcherkesse parvint à fuir.
J’en étais là dans la relecture de mes notes quand je m’aperçus qu’il était presque dix-neuf heures et que j’allais arriver en retard au restaurant de l’hôtel où Ismail m’attendait surement. Je me lavai les mains rapidement et m’empressai de le rejoindre.
Il n’était pas là. Quel sot j’étais de me faire encore des illusions à son propos. Cet homme était bel et bien sans gêne. Il arriva avec dix-neuf minutes de retard. Accompagné - pourquoi en étais-je encore surpris ? - de son amie Oyun qui portait des hauts-talons et une robe de soirée moulante dévoilant largement ses formes exquises. La démarche de cette jeune mon- gole était souple, gracieuse, lascive. Et je dois reconnaître qu’elle était fort séduisante.
Avez-vous remarqué comme certaines belles personnes sont capables de petits gestes d’apparence anodine mais qui sont - le contraire me paraît inconcevable - le fruit d’un réel calcul et peut-être même d’une stratégie lascive et sulfureuse finement élaborée ? Oyun était l’une de ces ensorceleuses. Sa robe de soie exposait sa gorge au plus profond et dénudait l’en- tièreté de ses fins bras avec une élégance que peu de femmes auraient atteinte comme elle, sans vulgarité. Elle avait délicatement posé son grêle poignet sur la nappe de lin blanc qu’elle caressait d’un mouvement de doigt très lent et très discret s’étirant lascivement sur deux ou trois centimètres seulement du tissu velouteux comme la peau d’une amante. De la main droite elle flattait tout aussi voluptueusement la chair à peine rosée de son épaule tendre et nue, allant et revenant avec une infinie félicité du haut du cou vers la clavicule, puis vers le bras, près de l’aisselle, là où le membre commence à s’affiner. Là où le sein, tout proche, com- mence à se gonfler. Comment ne pas voir dans les arabesques impudiquement déployées sur cette peau de sylphide un secret appel à la sensualité et même une invite, une provocation, aux plaisirs les plus charnels. Il n’y a pas un instant de hasard dans de tels gestes et dans le doux silence qui les enveloppe et dissimule des murmures de plaisirs intimes. Comment les femmes acquièrent-elles ce secret vocabulaire du corps et comment les hommes pourraient- ils y répondre avec semblable élégance ? Cela m’échappe encore. Mais je m’égare, je m’égare…
Ismaïl était affublé d’un smoking parfaitement ridicule à cause du nœud papillon crème fluo qui jurait avec sa chemise blanche. Il portait encore au cou cette chaîne en or et au poi- gnet cette montre trop lourde. Mais - pour « briller » plus que d’ordinaire, j’imagine - il y avait ajouté une gourmette et des boutons de manchette gravés d’une marque tellement spec- taculaires que je ne pouvais en détacher mon regard. Un vrai sapin de Noël. Grotesque. Mais passons.
Bonsoir Monsieur Lambert, me dit Oyun. Comment allez-vous ? Je lui répondis poliment.
Avez-vous vu ma nouvelle robe et mes chaussures ? C’est un cadeau d’Ismail, fit-elle avec un sourire inondé de fierté. C’est sexy, non ? Vous aimez ? Ça me va ?
Cela vous va à ravir, mademoiselle.
Et encore ! Tu ne l’as pas vue nue ! cracha ce malotru d’Ismail. Elle est encore plus exci- tante. Et ses petits seins qui forment…
Ah non ! Ça suffit ! criai-je en l’interrompant juste avant qu’il se lance dans un propos graveleux.
Vos histoires privées ne me regardent pas et tu serais bien avisé d’éviter toute vulgarité ou toute grivoiserie pour te comporter enfin en gentleman en présence des dames !
Oh, bon… ça va, ça va… J’aurais dû me souvenir que tu es bégueule. Mais tu ferais bien de t’intéresser enfin aux femmes, Reynaud. À ton âge, il est temps que tu t’y mettes car il sera bientôt trop tard !
Cette attaque était d’une veulerie confondante et je n’y répondis donc pas.
Tiens, à propos de vêtements… J’espère que tu nous pardonneras ce léger retard et notre accoutrement, me dit alors le goujat. Nous sommes un peu « overdressed » pour diner avec toi, mais ce soir il y a un spectacle folklorique au théâtre de l’hôtel et j’ai pris deux sièges pour Oyun et moi. Je n’ai rien réservé pour toi car j’ai pensé que tu préférerais téléphoner à ta maman, et prendre soin de ta santé tout à ton aise dans ta chambre…
J’ai déjà téléphoné à maman, merci. Mais tu as raison, je préfère ne pas perdre mon temps avec ce spectacle sans intérêt. Je poursuivrai donc mes lectures dans ma chambre. C’est d’ail- leurs sur ma liste.
Le repas se déroula donc froidement mais pacifiquement. Les remarques répétées d’Ismail à propos de maman commençaient à m’interpeller et même à m’agacer. Se moquerait-il de moi ?
Oyun ramena la conversation vers des choses plus sérieuses en me demandant ce que je lisais. Je lui expliquai la mort du père d’Obushi, les prétentions de sa tante Jan, et la faiblesse de Khalil Pacha pour le péché de chair. Elle sourit beaucoup à ce passage de mon récit. Je pense même qu’elle y prit quelque malin plaisir.
Oh oui ! minauda cette ingénue d’une voix chaude. Les hommes peuvent être tellement faibles devant ce péché ! Puis, en adressant un sourire fragile et complice à l’attention d’Is- mail, elle ajouta : Mais dans les bras d’un bon amant, les femmes s’abandonnent au même
péché avec autant de bonheur.
Ismail bomba le torse (qu’il avait puissant), affecta une mine satisfaite, lissa ses mous- taches et fanfaronna…
Pour un descendant de Gengis Khan comme moi, quoi de plus normal que de satisfaire dignement ses compagnes.
Il ne prit même pas conscience de sa grossière vanité !
Je n’eus donc, ce soir-là, plus aucun doute sur la nature de leur relation. Ni sur la suffi- sance de mon compagnon de route osant se prévaloir d’une filiation avec le grand chef mon- gol. Certes, le puissant Gengis a connu de nombreuses et brûlantes couches dans lesquelles il a laissé une innombrable descendance - et c’est particulièrement vrai en Turquie. Mais qu’Is- mail appartienne, même de loin, à sa progéniture ! Ah non ! Pas question. Il en est parfaite- ment indigne et ce ne sont pas ses bacchantes à la Taras Boulba qui me convaincront du con- traire. Mais passons.
J’en arrivai à la fin de mon récit quand on nous servit les desserts.
Vainqueur des Ottomans, Obushi Khan exécuta donc Khalil Pacha d’un coup d’épée qui lui trancha la tête. Il espérait en faire autant avec Jan mais celle-ci parvint à fuir et à se cacher chez ses frères, au château de Mozdok, en Kabardie - aujourd’hui en Ossétie. Elle s’y fit par- faitement discrète mais elle eût, plus tard, l’intelligence de se convertir au christianisme, ce qui lui permit d’obtenir une grâce de l’Impératrice Catherine, ainsi que quelques terres dans le village d’Enotaevsk. On n’entendit plus jamais parler de cette Tcherkesse par la suite.
Et bien voilà un repas fort instructif ! dit alors Ismail fort solennellement. Nous aurions volontiers poursuivi l’écoute de ton récit, Reynaud, mais il est temps qu’Oyun et moi nous rendions au théâtre. Rendez-vous ici même demain matin à neuf heures ?
Parfait ! Demain, neuf heures. Et essaye d’être à temps cette fois.
Ma seconde nuit à l’hôtel fut aussi calme que la précédente. À ceci près qu’à vingt heures trente-deux un groom vint par erreur m’apporter un fax qui était en réalité destiné à Ismail. Je ne pus m’empêcher de l’accepter et d’y jeter un coup d’œil.
Oui, je sais. Cette curiosité était malsaine ; vous avez raison de penser de la sorte, chers étudiants. D’ailleurs j’en ai encore honte. Mais je n’en éprouve aucun regret. Ce fax qui
émanait de l’oncle d’Ismail était en effet très instructif. Je ne possède la langue turque que fort maladroitement mais je pourrais le traduire à votre attention par ces mots…
Mon cher neveu,
Je viens d’être contacté par la société Visa car, comme tu le sais, je suis responsable de la carte de crédit que j’ai eu la faiblesse de t’offrir.
Permets-moi de te rappeler que je t’ai fait ce cadeau en te de- mandant la promesse de ne pas en abuser. Que tu t’en serves occasionnellement pour t’offrir les faveurs de l’une ou l’autre courtisane ne me dérange pas et me montre simplement que tu es un homme, un vrai.
Mais que tes dépenses se montent à quatre mille cinq cents dol- lars en quelques jours… Dans des bars et dans des boutiques de vêtements et de dessous féminins d’Ulan Bator ! Cela me navre.
Maintenant assez ! Tu exagères. Je te donne l’ordre d’arrêter ces bêtises immédiatement. Et donne-moi des nouvelles. Au plus vite.
Ton oncle bien aimé et respecté,
Salim
Après avoir lu ce courrier avec un certain plaisir je partis le glisser discrètement sous la porte de la chambre d’Ismail tout en décidant de ne pas lui dire que je l’avais lu. Mais je dois vous avouer que je m’endormis avec le sourire aux lèvres. Et bien curieux de voir comment mon compagnon de voyage réagirait à cette déplaisante missive.
Le lendemain je fus le premier à m’asseoir au restaurant pour y prendre le petit déjeuner mais Ismail et Oyun arrivèrent à neuf heures pile ! Comme à son habitude la jeune femme fut d’agréable compagnie, mais mon ami Turc affecta une mine bougonne. Et il était mal rasé. Je ne suis pas même convaincu qu’il se fut lavé tant il puait la sueur.
Oyun déjeuna avec nous puis elle nous quitta pour rejoindre sa maman qui devait, nous dit-elle, aller à l’hôpital.
Mais je reviens dans deux heures ! Attends-moi, mon chéri, lança-t-elle à Ismail avec un clin d’œil complice.
À tout à l’heure, lui répondit-il en l’embrassant à peine.
Il se rassit, manifestement soucieux et bougon. Il ignora ma présence et ne mangea presque rien, ce qui n’était pas dans ses habitudes.
C’était bien, hier, le spectacle ? lui demandai-je.
Oui. Pas mal, dit-il d’une voix sèche. Puis soudain il ajouta…
On fait quoi aujourd’hui ?
Je lui mentis en répondant que nous avions quartier libre. Qu’il pourrait en profiter pour lézarder à la piscine de l’hôtel en compagnie de sa chérie et que moi, j’irais à l’Université pour y prendre connaissance des derniers travaux de mes confrères mongols sur l’alphabet kal- mouke.
J’eus le sentiment que la perspective de se consoler avec une nouvelle journée de débauche lui convenait. Il commanda un verre de cognac alors que je finissais mon jus d’orange. Du cognac ! À neuf heures du matin ! Je ne dis pas un mot mais soudain il explosa…
Je sais tout !
Il avait l’air furieux et me lançait des regards glaçants, menaçants.
Que se passe-t-il ? Que « sais-tu » ? lui demandai-je.
J’étais effrayé. Ses grands yeux roulaient dans leur orbite, les poils de son torse étaient dressés, il s’accrochait à notre table en la secouant furieusement.
Le fax de mon oncle ! Quand je suis rentré du spectacle, hier soir, le concierge m’a dit qu’on t’avait remis un fax à mon attention. Tu l’as lu ! J’en suis sûr. Et c’est toi qui l’as glissé sous ma porte.
Oui. Et alors ?
Alors je t’interdis de fourrer ton nez dans mes affaires ! Occupe-toi des tiennes. Et ce n’est pas tout ! Toi et tes amis vous me manquez de respect. Et tu me caches des choses. Tu m’évites. Tu crois que je ne vois pas ton manège ?
J’avais envie de fuir. Je sentais mes tempes qui battaient, j’avais les mains moites et c’était écœurant, insupportable. J’avais besoin de me désinfecter mais je n’’osais pas. En heurtant la
table il avait déplacé mes couverts qui n’étaient plus parallèles l’un à l’autre ! C’est alors qu’il se moqua de moi en se lançant dans une ridicule imitation de ma façon de parler…
« Quartier libre, quartier libre… J’irai lire à la bibliothèque… ». Tu me prends pour un con ? Je sais bien que tu vas t’empresser de retrouver tes amis aux yeux bridés, ces préten- tieux Jiang et Dorje. Tu ne me fais pas confiance. Et bien tant pis pour toi ! Tu te passeras désormais de mes services et je te le ferai amèrement regretter ! Oui, c’est une menace.
J’étais sidéré. Incapable de dire le moindre mot. Je tremblais comme... comme ... comme un poltron. Je venais de comprendre - disons « dans ma chair » - quel homme abject et dan- gereux il était. Comme j’avais été fou de m’aboucher avec lui pour cette aventure ! J’étais dou- loureusement déçu. Pris d’une grande rage intérieure. J’étyais aégalement libéré, mais j’avais peur. Peur de lui mais aussi de ma colère qui devenait presque incontrôlable, ce qui aurait pû me rendre dangereusement violent. Un peu. J’étais même à deux doigts de frapper du poing sur la table ! Je pris donc discrètement et dignement la fuite, courant jusqu’à un taxi pour aller seul jusqu’à l’université et pour y rejoindre Jiang. Mon ami Jiang.
Mais entre Ismail et moi, tout était fini. Ou presque.
Pour me calmer je décidai d’observer la ville, les boutiques et les gens au travers des vitres du taxi. Bon sang que cette capitale est laide, pauvre et poussiéreuse ! Quelques bâtiments modernes à l’architecture improbable s’y égarent entre des immeubles gris de l’époque sovié- tique, des échoppes misérables et des yourtes qu’aucun Mongol digne de ce nom ne se résigne à quitter. Un « gratte-ciel », un seul, fait la fierté des habitants des lieux, c’est le « Blue Sky » qui s’élève à quelques étages seulement. Le trafic est infernal, bruyant, polluant, anarchique. Anarchique ? Oui, simplement parce qu’ici il est impossible de rouler droit tant les pièges de la chaussée sont nombreux. Nids de poule, taques d’égouts ouvertes ou manquantes, bitume fissuré, gravillons coupants se comptent par milliers. Les véhicules 4x4 sont innombrables, mais ils sont presque plus utiles en ville que dans la steppe.
Pourtant - comme c’est étrange - j’aimais cette ville et ses habitants. Ils ont chaleur des gens du froid et la générosité des démunis ; ils ont les sourires du désenchantement et les courages de la détresse.
Dans le taxi je ne parvins pas à mettre de l’ordre dans mes pensées. J’étais trop secoué et d’innombrables questions me taraudaient. Je n’aime pas me fâcher avec les gens ; comment en étais-je arrivé à me quereller avec Ismail ? Que signifiait sa menace : « tu le regretteras et oui, c’est une menace» ? De quel « trésor » Jiang voulait-il m’entretenir ? Qu’avait-il
découvert ? Pourquoi tant de discrétion demandée par Jiang ? Comment avais-je pu être as- sez stupide pour m’encombrer de cet idiot d’Ismail ? Avait-il raison de dire que je devrais enfin m’intéresser au genre féminin ?
Je n’ai jamais su y faire avec les femmes. Pourquoi suis-je si différent des autres ?
Ou plutôt : pourquoi les autres ne sont-ils pas comme moi ?
Soudain je me remis à trembler. C’était incontrôlable. Effrayant. Dans ces moments-là, voyez-vous, je peux être d’une gaucherie crasse. Je pris mon flacon de désinfectant pour me rincer les mains et me calmer mais, bien sûr, par inadvertance j’en répandis immédiatement quelques centilitres sur mon pantalon. Quel idiot je peux être ! Mais bon… Passons.
Mais que t’arrive-t-il Reynaud, me demanda Jiang. Tu as l’air bouleversé.
C’est sans doute le froid, lui répondis-je.
Allez, viens… Suis-moi… Ce que je vais te montrer va te réchauffer le cœur ajouta-t-il en me faisant un clin d’œil d’ami.
Puis il m’entraina à nouveau vers la bibliothèque où Dorje nous attendait avec les parche- mins déjà déployés sur la table de travail. Les deux hommes me souriaient, l’ambiance était chaleureuse. Pas comme la veille. Cela me calma.
Au même instant Ismail attendait au bar de l’hôtel, devant un autre cognac, qu’Oyun lui revienne. Il était probablement emporté par la rage et la colère. Je ne le savais pas encore, mais pour tuer le temps ce vaurien examinait la photo du manuscrit qu’il avait prise subrep- ticement. Ce menteur m’avait juré qu’il l’avait effacée ! Quel sot j’avais été de lui faire con- fiance. Heureusement, la photo était probablement de mauvaise qualité et il n’avait pas l’in- tégralité du manuscrit.
Voilà Reynaud… m’expliqua Jiang. Comme tu le sais je suis un bien piètre connaisseur de la langue kalmouke, mais en attendant que tu arrives à Ulan Bator j’ai tenté, avec l’aide de Dorje, de traduire les passages de ce document qui me semblaient lisibles, complets et à la portée de mon faible savoir.
Jiang était tout serré dans son costume de toile légère qui le rendait encore plus discret, plus menu que les Chinois le sont d’ordinaire. Il s’exprimait dans un anglais aussi lent que
correct et d’une voix chaude, extrêmement lisse. Il avait le dos légèrement voûté. « Déjà », serais-je tenté de dire, car je ne lui donnais pas plus d’une cinquantaine d’années, mais j’ai toujours beaucoup de mal a deviner l’âge des asiatiques. Vous aussi ?
Il gardait en permanence les mains jointes et posées sur son abdomen ; elles bougeaient à peine et quand il suspendait ses petits pas quelque part il y restait en général longtemps. En fait, il était presqu’invisible et inaudible, mais on aurait eu grand tort d’ignorer les propos rares et précieux de cet homme discret qui était également « un type bien ».
Pour en venir à l’essentiel, poursuivit-il, je crois « tout simplement » que ce document est un testament rédigé par Obushi Khan à l’intention de son fils. Je crois aussi qu’il y indique la localisation de la tombe de son épouse, Mandere, que nous n’avons jamais retrouvée. Et plus extraordinaire encore : il semble mentionner qu’un trésor serait enterré avec elle.
Alors voilà, Reynaud : je voudrais ton avis et ton aide. Que penses-tu de ce manuscrit, de ma traduction et de mon hypothèse ?
Mes chers étudiants, je vibre encore en vous racontant cela tout comme je vibrais en en- tendant Jiang. Un testament, une tombe, un trésor ! À en croire Jiang, nous étions peut-être sur le point de faire une découverte archéologique de la plus extrême importance. C’était ex- traordinaire !
Joseph et Madeleine, vous avez retrouvé la télécommande du projecteur ? Bien. Vous avez installé l’ordinateur ? Tout est prêt ?
Merci.
Mes chers élèves, je suis convaincu que vous êtes impatients de découvrir ce testament. Le voici donc en photo, avec la traduction que Jiang et moi avons réalisé ce jour-là. Mais soyez bienveillants : ce n’était là que le résultat de nos premières heures de travail. Comme vous le savez, nous ne connaissons pas encore l’ensemble du vocabulaire kalmouk et en outre de nombreuses taches d’humidité et un redoutable mycélium rendaient plusieurs passages du parchemin quasiment illisibles.
Mais voici ce que nous avons découvert…
Mon fils, mon très cher fils,
Que le vent de la steppe pousse ta vie de l’avant. Que ton étalon t’amène à de riches pâturages.
Que tes épouses te servent et portent tes enfants. Que la fortune te vienne au fil de tes pillages
Mais saches que la valeur d’un chef ne dépend de son âge. Que ton cheval hennisse,
Que tes ennemis blêmissent,
Qu’un ciel rouge-sang illumine tes jours
Et que ta horde progresse au son de ses tambours
Mais saches que la valeur d’un chef ne dépend de son âge.
Si je t’écris ce chant c’est que mes forces me quittent et je sais que bientôt mon esprit partira vers son nouveau destin. Erlic-No- min-Khan me tendra bientôt son miroir ; j’y reverrai ma vie. Peut être ensuite m’enverra-t-il dans les nuées du paradis où se reposent les Ulus [esprits] de nos ancêtres, mais je n’en suis pas sûr. Je n’ai ni rage, ni crainte et j’accepte le sort qu’il me (…)
(…)
Mais comme me pèse l’infamie d’avoir promis aux miens les plaines de Jungarie ; de les avoir entraînés vers la famine, la mort ou l’esclavage après trente fois dix lunes de voyage. Que le ciel me pardonne d’avoir été un piètre Khan et un indigne père qui laisse son fils sans royaume, sans mère, sans armée et sans fortune.
Le blizzard de l’hiver et les feux de l’été. La rosée du matin, le ciel noir étoilé.
Le vent qui bat la steppe, la poussière du désert. Le tapis de ma yourte et ma pipe de bruyère.
Les chiens qui aboient, les cornes qui sonnent l’attaque.
Ma jument au galop et nos chants de bivouac.
Nos étendards au vent, les « hourra » des guerriers. Le sang des ennemis et le pardon qui leur est dénié.
Leurs troupeaux qu’on enlève et leurs femmes que l’on prend. Tout cela me quitte car il est fini, mon temps.
(…)
Me voilà captif du gros Mandchou, réduit à lui obéir, à lui don- ner mon épée et à te priver ainsi de l’arme qui aurait dû te reve- nir. Je lui ai dit qu’elle venait du pays de Khongor et ce stupide tyran m’a cru. Mais toi, n’oublies jamais que je l’ai prise au vil Turgud et à sa méprisable Tcherkesse.
Le temps est donc venu que je te dise et t’apprenne (…) (…)
(…) que tu rendras gloire et pouvoir à notre horde, à ses ban- nières, à ses Hulus et à leurs chefs.
(…) Sois cruel et sans merci avec tes ennemis. N’aies jamais de pitié pour ces chiens de Khasgud qui ne savent que mentir, (…), ni pour ces rats de Turgud qui ne savent que voler.
Veilles à ce que ceux qui auront porté les armes contre nous, aient des yeux mais ne voient point et quand ils voudront tenir quelque chose, ils seront sans mains et quand ils voudront mar- cher, ils seront sans pieds.
Fais respecter le Iki Tsaajin Bitchik [ code de vie ] aveuglément et par tous les tiens car c’est notre loi commune et le gage d’une bonne justice. Punis les traitres en les faisant souffrir à l’agonie. Réunis le Zargo [Grand Conseil] pour les choses importantes et écoute les avis que tes (…) t’y donneront. (…).
Respecte la mère de tes enfants, sa mère et la mère de sa mère. Grâce [à elles ?] tu auras une couche accueillante, une yourte propre et bien rangée, des repas chauds et nourrissants. Protège
ton frère car c’est ton sang qui est aussi le mien qui coule dans ses veines.
(…) mais Mandere, ta douce mère, repose en paix au bord de la rivière, dans les Terres Noires où jadis le lama dispersa les cendres de Balvatyn Khan. Son âme a flotté autour d’elle pen- dant les sept fois sept jours requis puis elle a rejoint Erlic qui lui a donné le paradis. Elle était trop belle pour que les flammes la dévorent ; je l’ai donc mise en terre dans cette steppe qu’elle chantait si bien.
(…)
Pour honorer dans l’éternité le souvenir de celle qui t’a porté j’ai fait élever une colline sur sa tombe. Et là, à moins d’un Khara Tsagan des mondes où règne l’Esprit de Balvatyn, nos tribus ont construit à sa mémoire un Bumbulva pareil à celui de Gerenzel, la tendre épouse de Khongor.
C’est donc là que se trouvent les restes de ta mère, sur la colline au bord de l’Eau qui purifie, sous la coupole de glace et de feu, avec à ses côtés l’or et les pierres de la scélérate et de son amant, ces bijoux qu’elle aimait tant et que nulle autre qu’elle n’eût pu porter et ne portera jamais plus.
La vie d’un homme est de mille fois mille jours mais son chemin est une voie unique.
Que le ciel et les esprits de nos ancêtres te protègent, mon fils. Qu’ils te rendent aisé ce qui était malaisé et proche ce qui était lointain.[1]
Vous pouvez couper le projecteur. Merci Joseph.
Chers amis, j’imagine que maintenant vous êtes tout aussi excités que je le fus à cet instant. Je vous avoue qu’au moment où Jiang et moi finîmes de lire ce document évidemment unique en son genre, il y eut un long silence. Puis des sourires complices.
Alors, qu’en dis-tu ? me demanda Jiang.
C’est tout à fait extraordinaire. Mais maintenant tant de questions surgissent ! lui répon- dis-je.
Commençons par le début… Erlic-Nomin-Khan et son miroir tendu… c’est simple…
Oui. Erlic, c’est « le Saint Pierre » au panthéon des Shamans qui ont précédé le boud- dhisme chez les Oirates. Il tend un miroir au défunt qui voit sa vie y défiler, puis Erlic décide : le paradis ou l’enfer. Rien d’original.
« Mes forces me quittent »…
Ça aussi, c’est simple. Obushi Khan est à la fin de sa vie. Les Mandchous ont réduit les Oirates à l’obéissance, les ont forcés à se transformer en agriculteurs mais ce peuple de pas- teurs en est incapable. « Nous avons échangé notre licou de corde russe pour un collier d’ai- rain mandchou » disent-ils alors. Ils sont affaiblis par leur voyage ; ils ont faim ; ils sont ma- lades. Obushi souffre. Ses mauvais choix ont provoqué la presque disparition de son peuple et en outre il est un mauvais père. Il va mourir et il le sait.
Nous sommes d’accord, constata Jiang. Mais l’épée…
Ah, oui. Ca, c’est plus étrange. « Elle venait du pays de Khongor »… Je ne sais trop que penser de cette épée.
Khongor… c’est bien une légende, n’est-ce pas ?
Oui, oui. C’est un pays imaginaire évoqué dans « L’épopée de Janghar » ! Cette fabuleuse légende fondatrice des Oirates est contée de génération en génération, dans les yourtes où la famille se rassemble, le soir autour du feu. Janghar, c’est vraiment leur « mythe fondateur ».
D’accord. Obushi raconte donc un gros mensonge à notre Empereur chinois…
… mais à son propre fils, il dit la vérité.
« La vérité »… c'est-à-dire que l’épée était celle de la « méprisable Tcherkesse et de son amant ». Nous pensons la même chose, Reynaud ?
Bien sûr que nous pensons la même chose, lui répondis-je. Ce ne peuvent être que Jan Kurgokina-Atajukina et son amant Turc, Khalil Pacha.
Ladite épée aurait donc été fabriquée par un bijoutier Turc ?
Oui. Ou, à tout le moins, il en aurait assumé la décoration avec les petits diamants. Mais voyons ça plus tard… Maintenant continue…
D’accord.
Les « Khasgud qui ne savent que mentir » ?
« Khasgud » est le terme désobligeant que les Oirates utilisaient pour parler des Kirghizes et des Kazakhs qu’ils détestaient autant que les Ottomans. Et pour ces Ottomans ils utilisaient le terme « Turgud ».
Le « Bitckik »… le « Zargo »… Je connais. Il s’agit simplement de la loi des Oirates et du grand Conseil des chefs de tribus.
Tout à fait.
Mais « les Terres Noires au bord de la rivière où le lama dispersa les cendres de Balvatyn Khan… » j’avoue que je ne comprends pas.
Moi non plus, lui dis-je. C’est manifestement le lieu où un certain Balvatyn, a été incinéré. Mais je n’ai jamais entendu parler de ce Khan et à fortiori de ces « Terres Noires » !
C’est absolument incompréhensible ! Nous connaissons la liste de tous les Khan et ce « Bal- vatyn » n’en fait pas partie. Alors qui peut-il bien être ?
Bon… Voilà un premier mystère à éclaircir : Qui est ce « Balvatyn » et où, dans quelles
« Terres Noires », le lama a-t-il dispersé ses cendres ? Quand nous le saurons, « à moins d’un Khara Tsagan » de cet endroit nous découvrirons la tombe de Mandere, l’épouse d’Obushi.
Oui. Et ça, c’est un deuxième mystère. Nous savons que le « Khara Tsagan » est une me- sure de distance utilisée par les Oirates. Mais personne ne sait à quoi elle correspond. Un mètre ? Dix ? Cent ? Mille ? Ce mystère est absolu !
A propos de mystère, on ne sait d’ailleurs pas grand-chose sur Mandere, n’est-ce pas ? de- manda Jiang.
C’est exact, lui répondis-je. Il n’y a presque aucun document à son propos et la tradition orale n’en dit quasiment rien. On sait seulement que c’était une bonne épouse et une bonne mère ; qu’elle avait une voix d’ange et qu’elle était belle…
… évidemment !
… mais on ne sait même pas comment elle est morte. Ni quand. Enfin si… maintenant on
sait qu’elle a probablement perdu la vie après la victoire d’Obushi sur les Turcs près de la rivière Kalaus, en 1769 et avant le grand voyage vers la Jungarie.
Pourquoi dis-tu ça ?
Parce qu’Obushi explique qu’il l’a enterrée « avec les bijoux de la Tcherkesse et du Turc ». Il les avait donc déjà volés et offerts à son épouse. Donc on est après la bataille. Et s’il a fait de grands travaux, comme une colline et un Bumbuluva, c’est que son peuple était encore vaillant. La sépulture de Mandere se trouve donc dans l’actuelle Kalmoukie ou à proximité.
D’accord. Mais à propos de ce Bumbuluva, j’ai aussi des questions… Il est « pareil à celui de Gerenzel, la tendre épouse de Khongor ». Tu peux m’expliquer ?
Non ! lui dis-je en souriant. Le « Bumbuluva », c’est un monument. Un peu comme un oratoire, un stupa, une pagode, ou un temple. Nous n’avons qu’une partie des très beaux chants de l’épopée de Janghar. On y parle d’un pays imaginaire appelé « le pays de Khongor ». Ce « Khongor » est un Seigneur local, un chef de clan, ou peut-être même un Khan imaginaire évoqué dans quelques fragments de récit dont nous disposons. Mais cette « Gerenzel », qui serait son épouse, c’est la première fois que j’en entends parler. Il nous reste donc à trouver ce chant manquant de l’épopée de Janghar pour savoir à quoi ressemble le « Bumbuluva » de Gerenzel et donc celui de Mandere.
Troisième mystère !
Oui, dis-je à Jiang. Et tout cela devrait nous conduire à une découverte extraordinaire : le mausolée de Mandere et les bijoux, qu’Obushi y a déposés.
Tu voulais me parler des bijoux du Turc plus tard. J’imagine qu’il est temps ?
Oui, Jiang. Je pense simplement que l’épée d’Obushi et les bijoux de Mandere ont été volés à Khalil Pacha. Et je pense qu’ils proviennent d’un même joailler Turc car à cette époque les riches Ottomans avaient pour habitude d’organiser autour d’eux une sorte de Cour de fournisseurs. Leurs meubles, leurs tapis, leurs mets fins, leurs bijoux provenaient presque toujours des mêmes marchands et artisans. Le sceau sur l’épée d’Obushi devrait nous aider à identifier cet artisan. Et c’est étrange, j’ai l’impression d’avoir déjà vu ce sceau quelque part, l’impression de le connaître…
Bien. Permets-moi de résumer, Reynaud. La dépouille de l’épouse d’Obushi est enterrée, avec un trésor…
En Kalmoukie, dans des « Terres Noires », au bord d’une rivière « à l’eau qui purifie » ;
à moins d’un sibyllin « Khara Tsagan » de l’endroit où le lama dispersa les cendres d’un mystérieux Balvatyn Khan ;
dans un Bumbuluva qui ressemble à celui d’une certaine Gerenzel dont nous ne savons rien sauf qu’elle est « l’épouse de Khongor »
Exactement !
Et bien ! Voilà d’extraordinaires perspectives qui s’offrent à nous, conclut Jiang.
Dorje n’avait rien dit jusque là. Il avait écouté, pris des notes, s’était plongé dans les quelques livres de référence qu’il avait déposés pour nous sur une table de travail. Mais fina- lement il prononça quelques mots…
J’espère que vous poursuivrez cette recherche. C’est important. Et peut-être même ur- gent.
Yo !
Il prononça cette dernière syllabe en formant un « V » avec deux doigts. Mais deux doigts tendus « à l’horizontale ». Avez-vous déjà observé cet étrange comportement ? J’ai déjà vu certains de mes étudiants s’abandonner à ce rituel dont la signification m’échappe. Bien sur je connais le « V » de la victoire si cher à Churchill. Mais je doute que celui-ci serve de réfé- rence à une génération qui est incapable de dire quand a eu lieu la seconde guerre mondiale. Et franchement, je me moque un peu de connaître la signification de ce geste. Chaque époque, chaque savane et chaque tribu a ses codes plus ou moins secrets et s’il plait à ce Dorje de se lier plus ou moins secrètement à un quelconque groupe social de sa génération, grand bien lui fasse. Et s’il lui plaît, qu’il y ajoute quelques tatouages cabalistiques que seuls les membres de son village comprendront. Moi, je m’en fiche. Alors bon. Passons !
Nous convînmes de nous revoir le lendemain et je repris en taxi le chemin de l’hôtel. Le soir était tombé mais un énorme nuage de pollution couvrait à nouveau Ulan Bator. Ces villes d’Asie sont incroyables : elles ne dorment jamais. Quasiment tous les commerces étaient en- core ouverts, y compris ces fragiles échoppes assemblées avec quelques tubes de métal et une toile de plastique bariolée et éclairées par des guirlandes chinoises.
Je me demandais comment Ismail se comporterait à mon égard. Je n’avais pas envie d’une nouvelle querelle. J’espérais qu’il se serait calmé. Ou qu’Oyun se soit chargée de cette tâche. Je n’étais même pas certain qu’il me rejoindrait au restaurant pour le diner.
J’étais assis à table depuis quelques minutes seulement quand j’entendis la voix de sa jeune amie Mongole…
Si, si… Mais viens-donc ! insistait-elle. Allez, ne fais pas le timide ! Il faut lui annoncer la nouvelle…
Elle tirait Ismail par la manche pour le conduire à ma table. Il ne voulait pas s’y asseoir mais elle insistait. Et elle parvint à ses fins.
Nous avons une grande nouvelle pour vous, Reynaud, dit-elle joyeusement avant même d’être assise.
Ah oui ?
Nous allons nous marier !
Et un énorme sourire illumina le visage de la belle.
Je ne sus que dire. J’étais consterné. Il lui avait promis le mariage… mais il était déjà ma- rié !
Alors quoi ? Vous ne dites rien Reynaud ? Vous n’êtes pas heureux pour nous ?
Si, si… Bien sûr. C’est… C’est une grande nouvelle, bredouillai-je. Elle est peu soudaine et surprenante… mais… c’est une grande nouvelle. Alors je présume que des félicitations s’im- posent !
Je me dis alors qu’il fallait saisir l’occasion pour « faire la paix » avec Ismail et je comman- dai une bouteille de champagne. J’y tâtai à peine (car mon foie ne tolère pas ce breuvage) mais Ismail et Oyun ne se privèrent guère. Si le « champagne » (produit en Crimée) plut à Ismail, cela ne changea malheureusement rien à son attitude. Il resta imperturbablement fermé, boudeur et même rageur. Heureusement, Oyun ne cessait de parler. Elle parlait de sa famille, de la grande fête à préparer, de la robe qu’elle choisirait, des trois enfants qu’elle voulait, de la maison dont elle rêvait…
J’avais tellement pitié d’elle. Aucun de ses rêves ne se réaliserait ; Ismail était un impos- teur, j’en étais convaincu. J’avais envie de le dire à cette malheureuse mais je n’en avais ni la force ni le courage.
À la fin du repas Ismail parla.
Attendez-moi. Je dois vous quitter un bref instant, lança-t-il sur un ton autoritaire avant de disparaître dans les couloirs.
L’« instant » fut interminable. Oyun parlait, parlait, parlait… Mais où était-il ? Que faisait- il ? M’avait-il abandonné et laissé seul avec sa belle ?
Je m’excusai auprès de la jeune femme et me mis donc à sa recherche. Je le retrouvai dans le lobby, accroché à l’un des téléphones mis à la disposition des clients. J’approchai de lui lentement, discrètement pour ne pas le déranger et il ne remarqua pas ma présence. Ma con- naissance de la langue turque n’est qu’embryonnaire mais ce que j’entendis et ce que je com- pris, me consterna.
Non, non, je t’assure mon oncle bien aimé, ce ne sont pas des bêtises. […] Je sais, je sais que tu n’es pas content de moi […] Oui, j’ai eu besoin de cette fille. Elle a embobiné cet idiot de Reynaud à merveille. Elle fait tout ce que je lui dis et lui, il bavarde, il bavarde et il en dit de plus en plus. […]. Avec un peu de patience j’aurai toutes les informations qu’il nous faut. […] Si, si, tu verras, c’est un vrai trésor, j’en suis quasiment certain. Et c’est notre trésor. En- fin, le tien ! […] Quoi ? Noooon, ne fais rien. Pas la peine de le tuer. Pas maintenant […] Ah ! Tu veux qu’on avance plus vite ? […] Comment ? […] Oui, ça c’est possible. Essaye comme ça d’abord. Promis, mon oncle, je ne ferai pas de bêtises. Compte sur moi. D’ailleurs, je rentre tout de suite au pays. Dieu te garde.
J’en avais entendu trop et pas assez. C’était terrifiant. Mais il fallait que je retourne au plus vite à notre table.
Je venais à peine de me rasseoir quand Ismail revint à nous. Il ne s’aperçut de rien. Je ne dis mot. Il rompit enfin le silence.
Bien. Il est temps de nous retirer Oyun. Viens, ma belle. Puis s’adressant à moi sur un ton glacial et plein d’ironie :
Bonsoir Reynaud. Ne nous attends pas demain. Disons que tu auras… « quartier libre » pendant toute cette journée.
Et il disparut. En enlaçant sa « fiancée ».
Je passai toute la journée du lendemain en compagnie de Jiang et de Dorje qui m’invitè- rent au restaurant de l’université. Nous étudiâmes encore longtemps le testament d’Obushi
« à vue », mais sans y découvrir de nouvelles et importantes informations. D’autres examens, à faire en laboratoire, comme l’analyse au microscope à balayage, le scannogramme, la réson- nance magnétique, nous réserveraient peut être de nouvelles surprises.
Une seule question urgente restait à régler : qu’allions nous faire de cette découverte ?
Nous convînmes aisément qu’il fallait entamer des recherches pour trouver rapidement le tombeau de Mandere quelque part en Kalmoukie. Nous avions probablement assez d’infor- mations pour commencer une enquête sur place, mais pour d’éventuelles fouilles, il nous fau- drait l’autorisation des autorités locales.
J’étais d’avis que nous demandions d’abord ces autorisations. Jiang hésitait. Il disait que, certes, il nous faudrait des permis pour faire des fouilles, mais qu’aucune autorisation n’était requise pour de simples recherches historiques.
C’est Dorje qui nous convainc de passer à l’action. Il disait qu’un trésor d’une valeur his- torique inestimable se trouvait quelque part en Kalmoukie à la portée du premier venu. Et que si personne ne l’avait trouvé jusqu’à aujourd’hui cela signifiait simplement que, statisti- quement, plus le temps passait, plus les risques de découverte par un « pirate » quelconque augmentaient. Il était particulièrement inquiet des intentions d’Ismail. Il se méfiait de mon ami Turc.
« Mon ami » ? Vous ai-je dit « mon ami » ? Evidemment, vous l’avez compris, mes chers élèves : je ne considérais plus Ismail comme un ami.
Je tentai de convaincre Dorje qu’il se trompait, mais moi-même je ne croyais plus à mes paroles.
Nous décidâmes donc de garder le secret sur ce que nous avions déjà découvert et de pour- suivre au plus vite notre enquête en Kalmoukie.
Quand pars-tu ? me demanda Jiang.
Quoi ? Moi ? Partir ? Pas question !
Je fus alors confronté à un véritable assaut donné par mes deux amis. Ils utilisèrent tous les arguments que vous pouvez imaginer, y compris les plus flatteurs. J’étais selon eux « le seul capable d’accomplir cette tâche… le meilleur spécialiste… le plus habile… le plus expé- rimenté… le seul indispensable… ». Ils étaient fous ! J’aspergeai mes mains de désinfectant.
Pas question ! Je suis un rat de bibliothèque, pas Indiana Jones ! Ma maman m’attend à Bruxelles. Et mes étudiants. Et je suis malade ; je suis sensible au gluten. J’ai des allergies pour un rien. Je suis asocial et maniaque, tout le monde le dit.
Reynaud, tu es un homme que j’estime, me dit Jiang. J’ai pour toi un grand respect. Je crois et j’espère être ton ami. C’est ton ami qui te parle : ni pour toi, ni pour la Science, tu n’as la possibilité de refuser cette quête. Cela nous dépasse.
Face à leur insistance je parvins seulement à retarder l’échéance. Nous convînmes que Jiang entreprendrait, avec l’aide des spécialistes de l’Université d’Etat kalmouk, toutes les démarches pour obtenir les autorisations nécessaires. Je rentrerais immédiatement à Bruxelles d’où je donnerais ma réponse définitive dans une semaine. Mes deux amis comp- taient bien sur mon accord ; Jiang me rejoindrait au plus vite ; Dorje resterait à Ulan Bator d’où il nous porterait assistance si nécessaire. C’était « le plan ».
D’accord, insistai-je. C’est un bon plan. Mais je n’ai pas encore dit « oui » pour me rendre en Kalmoukie !
Bien sûr, bien sûr, répondirent-ils en chœur, tout en étant persuadés de m’avoir déjà convaincu.
Je revins fort tard à mon hôtel.
Je n’avais pas faim. Au restaurant on put simplement me proposer des boulettes de mou- ton que j’avalai sans trop d’appétit. C’est fou la quantité de mouton qu’ils mangent dans ce pays ! Je n’avais pas faim car j’étais plongé dans des réflexions trop inquiétantes. La conver- sation téléphonique d’Ismail m’était revenue à l’esprit. Il parlait avec son oncle qui voulait
« tuer quelqu’un » ! Pourquoi ? Qui ? Fallait-il prévenir la police ?
J’avais peut-être mal compris… Oui, surement… J’avais mal compris. J’avais tort de m’in- quiéter… Mais en tout cas, c’est de moi qu’il parlait quand il disait se servir d’Oyun pour me séduire. Quel menteur ! Et « me séduire » pour obtenir quoi ? Le trésor ! Le trésor d’Obushi ! Oui, c’est cela qu’ils convoitaient, lui et son oncle. Et il avait même dit « c’est ton trésor ».
J’en étais là de mes réflexions quand une petite voix susurra mon nom dans mon dos.
Reynaud ? Je peux m’asseoir ?
Oui, Oyun. Mais, allons plutôt au bar car ils ferment le restaurant. Elle commanda un Martini et je pris un verre d’eau plate.
Vous avez des nouvelles d’Ismail ? demanda-t-elle.
Non. Mais j’imagine qu’il va arriver.
Non, non. Il a trouvé une place dans l’avion pour Istanbul ce matin.
Ah ! Je ne savais pas…
Il est rentré pour demander à ses parents l’autorisation de se marier avec moi. Il a atterri il y a plus de trois heures. Il aurait déjà du me téléphoner. Il avait promis. Je lui ai envoyé plusieurs messages, mais il ne me répond pas. Je suis inquiète.
La malheureuse semblait même angoissée. Sa toute petite voix n’avait plus rien d’enjoué. Elle avait les jambes élégamment jointes et serrées, les talons collés à son fauteuil, les mains réunies en prière et déposées, immobiles, sur ses cuisses. Elle imaginait peut-être qu’un ac- cident était arrivé. Et ce salaud lui mentait en lui promettant le mariage ! Je devais lui révéler la vérité, oui, il le fallait absolument.
Oyun, lui dis-je avec précaution, il faut que je vous explique quelque chose de terrible. Elle ouvrit de grands yeux tout apeurés.
- …
Oui, c’est quelque chose qui vous fera beaucoup de peine et qui vous fera pleurer… Elle eut un hoquet.
- …
Je ne veux pas vous faire du mal, mais je dois. Elle serra ses mains déjà jointes.
- …
Ce n’est pas l’accident auquel vous pensez. Elle ne tint plus en place.
- …
Je suis désolé, vraiment désolé. Elle trembla de tout son corps.
- …
Vous avez droit à la terrible vérité. Au plus vite. Une larme perla sur sa joue.
- …
Mais parlez finalement ! Je veux savoir ! Dites-moi la vérité ! cria-t-elle d’une voix grin- çante.
Je rassemblai toutes mes forces et tout mon courage pour lui dire…
Ismail ne vous aime pas. Il est marié. Il ne vous épousera pas. C’est un salaud. Il a abusé de vous.
Ses larmes séchèrent instantanément ! Elle se mit à couiner une longue plainte, se leva, se pencha vers moi et frappa mon torse de ses deux petits poings serrés tout en rugissant…
Nooon. C’est Ismail qui avait raison. C’est vous qui êtes mauvais ! Mauvais. Mauvais. Vous mentez. Le salaud, c’est vous. Salaud, salaud, salaud !
Je pense qu’à cet instant précis elle comprit enfin la terrible nouvelle que je venais de lui annoncer avec douceur et humanité. J’étais assez content de moi car d’habitude je suis mala- droit avec les femmes. Mais là j’avais été délicat. Enfin, je le crois.
Certes, elle le prit mal, mais je n’en fus ni surpris, ni offusqué. Cette réaction était normale. Elle disparut alors, courant entre les tables du restaurant, avec sa jolie jupe flottant vaporeu- sement en caressant ses longues jambes.
Mais je n’étais pas au bout de mes peines pour cette soirée.
Alors que je m’apprêtais à regagner ma chambre, un chasseur approcha de moi pour m’an- noncer qu’un appel téléphonique m’était destiné et que je pourrais le prendre dans le lobby en décrochant l’appareil numéro trois. Ismail, sans doute. Ou peut-être maman…
Allo ?
Bonsoir Monsieur Lambert. Mon nom est Salim Altinkaya. Vous ne me connaissez pas, mais je suis l’oncle de votre collègue et ami Ismail.
Je tombai des nues. L’oncle d’Ismail ! Il avait une voix étrange, une voix « métallique », assez haut perchée. Une voix grinçante et irritante. Et bien mes amis, vous ne croirez jamais ce que cet homme osa me dire. Je n’en reviens toujours pas.
Il m’annonça simplement que le trésor d’Obushi avait très probablement été confectionné par l’un de ses ancêtres, le bijoutier Ottoman Mehmet Altinkaya. À ce motif, il se disait parti- culièrement intéressé par nos recherches et voulait y participer en les finançant. « Sans li- mites » ajouta-t-il même, « car le destin lui avait fait la grâce de le rendre riche ».
À ce moment de la conversation, les pièces du puzzle se mirent en place dans mon esprit. Évidemment, Ismail avait tout raconté à son riche oncle. Et la marque sur l’épée d’Obushi, c’était le « ﺀ », le « hemze » qui figurait le « A » d’Altinkaya. Et d’ailleurs… cette marque que je connaissais - mais je ne savais plus d’où - c’était aussi celle qui figurait sur la bague et les boutons de manchette d’Ismail ! Bon sang, j’aurais du m’en rendre compte plus tôt !
Alors, qu’en dires-vous, Monsieur Lambert ? Nous le cherchons ensemble, ce trésor ?
Il n’en était pas question. Pas le moins du monde évidemment ! Comment aurais-je pu m’associer à ce vilain qui n’était rien d’autre qu’un pilleur de tombes !
Le gredin insista. Il promit de me faire riche et célèbre. Il crut me séduire en m’assurant que toutes les femmes du monde seraient à mes pieds. Il osa même me dire que c’était mon devoir en tant qu’ami de son neveu !
Son neveu ? Celui qui m’injuriait ? Celui qui se moquait de moi ? Celui qui me mentait et me menaçait ? Celui qui m’a promis de détruire sa photo du parchemin et qui ne l’a évidem- ment pas fait ? Et bien qu’il aille au diable. Non, c’est non !
Je ne sais trop d’où me vînt ce courage. De mon amour pour la science, sans doute. En tout cas, je résistai vaillamment.
Altinkaya me dit qu’il était déçu par son neveu. Puis il se fit menaçant à mon égard. Il proféra des menaces. Il me dit que si je refusais son aide je ne réussirais jamais à trouver le trésor ; que seules des souffrances m’attendraient dans cette quête ; que mon « fatal destin » achèverait ma maman.
Ces derniers mots me rendirent fou de rage. Ah oui, c’en était trop. Il touchait à maman ! D’une voix sèche et aussi grave que possible, avec une détermination qui m’étonna moi- même, je lui lançai alors d’un ton parfaitement viril…
M’est égal.
Et je raccrochai crânement.
Je regagnai ma chambre d’un pas pressé et le sachet de tisane que maman avait glissé dans mes bagages me fut, ce soir-là, particulièrement utile pour trouver le sommeil.
Dès le lendemain j’organisai mon retour immédiat vers Bruxelles et je pris congé de mes amis de l’Université d’Ulan Bator. Jiang fut merveilleusement chaleureux. Il m’adressa un sourire complice comme seuls deux vrais amis peuvent en partager. Je lui promis de donner de mes nouvelles au plus vite. Nous échangeâmes une longue et chaleureuse poignée de mains. J’avais envie de le revoir au plus vite.
Dans l’avion, je ne pus m’empêcher de ressasser les paroles d’Ismail et de son oncle. Ces gens étaient infiniment détestables. Ils avaient parlé de tuer quelqu’un et ce quelqu’un, c’était moi. La sagesse m’imposait de refuser le plan mis au point avec Jiang et Dorje. Mais avais-je encore le choix ?
Quand je franchis la porte donnant accès au grand hall des arrivées de l’aéroport de Bruxelles-national je découvris ma petite maman sautillant derrière le garde-corps qui pro- tège la sortie des passagers. Les mesures de sécurité prises à cause des attentats n’étaient pas encore allégées et deux militaires en patrouille, armés de fusils d’assaut, observaient son ma- nège avec beaucoup de curiosité. Je n’aime pas ces mesures de sécurité. Je les comprends, mais elles n’ajoutent que la peur à la peur. Et voyez-vous, moi, j’ai même peur d’avoir peur !
J’avais dit à maman de ne pas venir, mais c’était évidemment peine perdue : elle n’en fait qu’à sa tête.
Viens, viens, mon lapin ! Comment vas-tu ? Tu n’as pas pris froid ? Tu as acheté une chapka ? Tu as pris tes pilules ? Viens, mon chéri ; je t’ai préparé des gaufres !
Elle est trop gentille, ma maman. Comment voulez-vous que je me fâche avec elle ! Autour de nous les gens qui avaient assisté à son manège souriaient. Je crois que c’étaient des sou- rires tendres.
Il pleuvait sur la ville qui faisait grise mine et qui sentait le mouillé. Les passants couraient entre les gouttes, tête basse, l’air triste et pressé. J’étais heureux de rentrer chez moi mais je ne parvenais pas à détacher mes pensées d’Ulan Bator ; de son peuple souriant, simple et
« zen » ; de son vent qui pique. Et des menaces que j’avais du y subir.
Rien n’avait changé dans notre petit appartement proche de l’Atomium. D’ailleurs, rien n’avait changé depuis la mort de papa, il y a presque trente ans. Le napperon de dentelle de Bruges sur le guéridon avait cessé de jaunir depuis que plus personne ne fumait des « Saint Michel vert » à la maison. Et dans son cadre rococo la vieille image - tellement kitsch - d’un clown tout en couleurs me souriait toujours, comme quand j’étais enfant. La maison de ma- man sentait la naphtaline mais c’était ma maison.
Tout va bien mon chéri ? Tu as l’air soucieux ?
Une maman voit tout.
Non, non… ca va bien maman. La fatigue du voyage sans doute…
Ce n’est pas grave, mon poussin. Mes bonnes gaufres vont te rendre des forces !
Bien sur, maman avait pris la peine d’utiliser la farine qu’il me faut et ses gaufres étaient aussi délicieuses que d’habitude. À Ulan Bator j’avais acheté pour elle des pantoufles en poil de chèvre typiquement mongoles. Certes, elles n’étaient pas très élégantes, mais elles étaient ornées d’un « ölzij », un « nœud sans fin » qui enchevêtre à l’infini toute une série de lo- sanges. Il symbolise chez les bouddhistes l’amour éternel et l’interdépendance de toutes choses. J’aimais bien le « message secret » porté par cette icône d’un autre âge.
Elles sont merveilleuses, dit maman. Elles me vont parfaitement. Et elles sont très chaudes !
Je me couchai tôt ce soir là. J’étais tendu, nerveux, de mauvaise humeur. Plein de ques- tions me trottaient en tête, toujours les mêmes. Etais-je vraiment en danger ? Et faudrait-il vraiment que j’aille en Kalmoukie ?
J’étais aussi particulièrement impatient de retourner à mon club de tir, « les Archers de Saint Michel ». C’est un club qui s’inscrit dans la lignée des gildes et des serments anciens, mais on y pratique toutes les disciplines et toutes les méthodes de l’archerie.
Ah c’est vrai ! Je ne vous en ai pas encore parlé : je tire à l’arc ! C’est ma passion.
Au club, certains tirent « à l’apache », d’autres « à la méditerranéenne » ou « à la sué- doise ». Et bien entendu plusieurs d’entre nous pratiquent le tir sportif avec viseur. Vous vous en doutez probablement : moi je tire « à la mongole ». Le tir à l’arc est un sport très exigeant, très technique vous savez. Il demande une grande maîtrise de soi et beaucoup de concentra- tion. Et puis… c’est évidemment dans le droit fil de l’intérêt que je porte à Gengis Khan et aux Mongols !
Alors oui, vivement demain !
Il y a toujours des places de parking dans les environs du club, près du parc et du stade du Heysel. Je trouvai donc aisément un espace pour y laisser la Volvo 240 qui était devenue mon amie de tous les jours. Vous ne pouvez imaginer le plaisir que j’eus à reprendre mon arc, mon carquois et mes flèches dans son coffre.
Comme d’habitude mes camarades du club m’accueillirent courtoisement mais je ne m’at- tardai pas en leur compagnie. J’étais impatient de bander mon arc. Un peu trop impatient d’ailleurs, car je ne tirai pas trop bien ce jour-là, mais ce n’était pas grave. L’essentiel était que je me détende et que je m’entraîne.
J’utilisais ce jour-là un arc Longbow ; un « Great Plains modèle B ». C’est un arc extrê- mement simple. Pour vous donner une idée : il est pareil à ceux des Indiens ou de Robin des Bois. C'est probablement l'arc le plus difficile à maîtriser car il a un très faible rendement et en compétition on doit absolument l’utiliser avec des flèches en bois, ce que je préfère d’ail- leurs.
Dans le « tir mongol » la flèche est au contact de la « main de corde » et se trouve donc sous l’œil de l’archer. Il vise avec la pointe de la flèche mais la trajectoire de celle-ci passe en courbe par-dessus la ligne de visée. On gagne ainsi un trait - une portée - plus important mais la visée est beaucoup plus délicate.
Mais bon… je ne suis pas là pour vous donner un cours d’archerie je pense. Alors passons !
Il était dix-huit heures trente quand je décidai de rentrer. J’avais assez tiré. Je saluai mes amis du club et m’approchai de ma voiture pour déposer mon équipement dans le coffre.
J’entendis soudain un bruit sourd, comme étouffé, suivi, une fraction de seconde plus tard, par l’éclatement d’un caillou à mes pieds.
Il y eut une deuxième détonation et un nouveau nuage de poussière dans le gravier.
Instinctivement je me cachai derrière ma vieille Volvo 240 (qui roule encore bien vous savez !). C’était instinctif. Mais là, maintenant, je commençais à comprendre. Quelqu’un tirait sur moi ! Et sur ma voiture !
Le tireur était là, à une vingtaine de mètres. Il faisait déjà sombre mais je vis son ombre dans les buissons. Je pense qu’il avait une arme d’épaule équipée d’une lunette de visée parce qu’un éclair de lune fit furtivement briller la lentille. Je crois aussi qu’il avait un silencieux.
Je pensai d’abord à fuir. En courant j’atteindrais peut-être le commissariat de police qui se trouvait à trois cents ou quatre cents mètres ! Mais non. J’aurais été à découvert ; il m’au- rait abattu comme un lapin.
Un nouveau coup de feu claqua. Il fit éclater mon rétroviseur en mille étincelles !
Misérable ! Ma Volvo !
Soudain j’eus un trait de génie ! Moi aussi j’étais armé ! Mon arc… j’avais mon arc !
Il me suffit de quelques secondes à peine pour mettre mon carquois à l’épaule, enfiler mon gant, saisir une flèche et tendre ma corde à seize brins. Je vis le profil de mon adversaire partiellement caché par un arbre. Ma flèche partit. Elle se ficha dans l’écorce d’un bouleau. Sans doute à quelques centimètres de son visage. Il se jeta au sol en criant quelque chose mais je n’entendis pas ce qu’il dit.
Il fallait que je tire encore. Avant lui. Il fallait que je lui montre au plus vite que désormais c’est lui qui était en danger. Ma deuxième flèche se planta dans le parterre de fleurs, juste devant sa silhouette. Cette fois il ne cria plus.
J’étais toujours caché derrière ma voiture. Prêt à lâcher un troisième trait. Je l’entendis bouger. Puis je perçus ses pas et ensuite sa course. Je me redressai et je le vis fuir. Son ombre glissa dans les allées du parc. Il était grand et costaud ; il avait des cheveux courts coupés en brosse et portait une veste de cuir sur un jeans délavé. Il courut à grandes enjambées, enfour- cha une grosse moto de voyou et disparut dans la nuit sous la pluie d’enfer qui continuait de tomber.
Il me fallut de très longues minutes pour reprendre mes sens. On avait tenté de me tuer. Ou de m’effrayer.
Que devais-je faire maintenant ?
Oui… la police… je devais prévenir la police…
Pendant l’attaque, je ne pensai à rien. Je n’eus même aucune confusion ! J’étais comme entièrement dépendant de mes réflexes. Mais là, maintenant, je reprenais conscience. Et la peur me saisissait à la gorge. C’était un sentiment horrible, effrayant ; je ne maitrisais ni mon corps, ni mes pensées. J’étais submergé par mes émotions.
La police, oui, c’est ça, je devais marcher vers ce préfabriqué installé « temporairement » devant le stade depuis sept ou huit ans. Marcher un peu. Même dans la pluie. Cela me ferait du bien. Ce n’était pas loin. Je pouvais y aller sans crainte. J’étais hors de danger maintenant. Oui, marcher un peu et arrêter de trembler…
La porte grinça sous ma poussée. Une lumière fade dégoulinait d’un néon qui crépitait dans la petite pièce faisant un salon de fortune. Trois personnes étaient assises sur des chaises autour d’une table basse où trainaient des dépliants expliquant comment réagir en cas de viol, comment protéger sa maison quand on part en vacances, et comment trouver un job formi- dable dans la police. Aucun des trois ne m’intéressait.
Je pris place près d’une petite dame toute agitée. Elle était grosse, vêtue d’une robe de vieille femme imprimée de petites fleurs et partiellement couverte par un tablier de cuisine. Elle sentait le parfum bas de gamme. Ou le produit de vaisselle.
C’est incroyable. Incroyable ! Inadmissible me dit-elle d’un air courroucé. Je viens dé- noncer des terroristes qui habitent dans mon immeuble et cela fait vingt minutes que j’at- tends ! Quand il y aura des morts je me demande bien comment la police s’expliquera !
Des terroristes ?lui demandai-je.
Oui. Trois jeunes maghrébins. Ils complotent dans le hall de mon immeuble. Ils reçoivent des visiteurs qui semblent se cacher. Ils s’échangent rapidement quelques mots, se donnent furtivement une poignée de main, mais je vois bien qu’il y en a un qui donne de l’argent et l’autre qui reçoit un sachet. Surement des produits chimiques. Pour faire des bombes !
Oui, quel étrange manège, me dis-je. Mais, est-ce vraiment pour faire des bombes ? Je pense qu’il faut sûrement plus qu’un petit sachet de poudre pour faire des bombes. Mais ce ne sont pas mes affaires. Passons…
Je m’étais délibérément assis le plus loin possible de l’autre visiteur qui attendait comme moi. Il avait l’air ivre. Il était ivre. Il puait l’alcool et tanguait sur sa chaise. La ceinture de son pantalon était défaite et sa braguette ouverte. Il bredouillait à voix basse ; des mots presqu’in- compréhensibles…
Whiskey de merde… Il m’a vendu un whiskey de meeerde… J’suis malade comme un chien… J’vais déposer plainte contre lui… Salaud, avec son whiskey d’merde… Salaud.
Il eut un haut le cœur, faillit vomir sur place, et je songeai à partir. Je sortis mécanique- ment de ma poche mon flacon de désinfectant et je m’en aspergeai les mains.
L’autre personne était une visiteuse. Une jeune femme d’une trentaine d’années avec les cheveux sales et défaits. Elle n’était pas vilaine. Peut-être même pourrait-elle se faire belle, me dis-je. Mais elle avait le visage tuméfié. Elle lisait un dépliant qui portait le titre « C’est fini, je ne me laisse plus faire ». Elle ne dit pas un mot jusqu’à ce que vienne son tour d’être entendue.
Quelle ambiance glauque.
Après trois quart d’heure d’attente une jeune policière à l’air désabusé me reçut froide- ment.
Oui, c’est pourquoi ?
Je ne sais pas comment vous appelez ça… Mais… On m’a tiré dessus.
On appelle ça un meurtre. Mais ca va ! Vous n’en êtes pas mort, de ce meurtre, me dit- elle.
Elle se croyait drôle. Et cela me fâcha.
Si je suis vivant c’est peut-être parce que j’ai riposté !
Vous avez tiré aussi !
Oui. À l’arc.
C’est ça… c’est ça… Un inconnu vous a tiré dessus à coups de fusil mais vous l’avez mis en fuite avec vos flèches. Allez, Robin des Bois, fichez-le-camp. J’ai autre chose à faire. J’ai pas le temps de jouer à cow-boy - indien.
J’ai du mal à vous expliquer mon état d’esprit du moment mais disons que j’étais… « Ir- rité ». Cela ne m’arrive pas souvent, mais là, là… Je fulminais.
Je sortis du préfabriqué et retournai à ma voiture. Je ramassai une douille dans le gravier et pris mon longbow dans le coffre. Puis je revins au commissariat en fureur. La policière écoutait avec une irritation évidente la vieille dame qui avait vu des terroristes. Je l’interrom- pis brutalement en déposant mon arc, mes flèches et la douille d’un geste brusque sur le comptoir de la policière.
Et comme ça vous me croyez ?
Elle changea d’attitude immédiatement. Et même, elle s’excusa.
Le reste se résuma pour moi à une interminable attente agrémentée d’un interrogatoire épuisant. Le policier qui procéda ensuite à mon audition était un officier de police judiciaire et un imbécile achevé probablement usé par trop d’années de bureau en journée et trop de Se- cret Story en soirée. Il me demanda dix fois de lui expliquer mon métier. Il ne comprenait pas pourquoi j’étais allé en Mongolie. Il ne croyait pas un seul mot de mon histoire de trésor archéologique. Il était d’avis que le tir à l’arc « à la mongole » est un sport de débile, d’ailleurs il m’entretint longuement de sa passion pour le football (« Ca c’est un vrai sport »). Quand à mes soupçons - dirigés évidemment vers Altinkaya - il les prit pour affabulations.
Je sortis de ce commissariat épuisé. Il était près de minuit. En m’asseyant au volant de ma bonne vieille Volvo je salis évidemment le siège. J’avais oublié que j’étais trempé et tout crotté. Certes, la maison n’était pas trop éloignée, mais conduire ainsi, avec des vêtements sales et dans une voiture dégoûtante fut un supplice.
Et quand maman me vit je fus à nouveau contraint de lui mentir.
Mon chéri, mon chéri ! Où étais tu ? J’étais folle d’inquiétude ! Oh ! Tes vêtements, Tu es tout crasseux ! Mais que t’est-il donc arrivé, mon lapin ?
Je ne lui dis évidemment rien de ce qui venait de m’arriver. Et j’inventai une fête organisée par mes camarades de tir suivie d’une malencontreuse glissade dans la boue du parking.
Sur ma liste de choses à faire le lendemain il n’y avait pas grand-chose. J’avais écrit :
« Université - Saluer les collègues - Ne pas oublier le thé - Traiter le courrier en retard - Dire aux secrétaires comment écrire mon nom - Examiner le projet de thèse de Julien - Réfléchir au voyage Kalmoukie ».
Les collègues présents au secrétariat m’accueillirent avec beaucoup de gentillesse. Je leur offris le thé que j’avais acheté pour eux à Ulan Bator. Ils me posèrent beaucoup de questions, mais je ne leur dis pas grand-chose. Par prudence je crois.
Rien n’avait changé depuis mon départ. C’était réconfortant. Je pense même que c’était bien : rien ne devrait changer - jamais - dans une université. A part bien sur, les gens, les idées, et les choses qu’on y enseigne. C’est pour cette raison que j’aime tellement les univer- sités comme Oxford ou Cambridge. Je m’y sens bien.
J’en étais là de mes pensées quand la sonnerie de mon GSM retentit. La bagatelle en la mineur « Für Elise », de Beethoven. Elle est si belle, si douce. Et parfaite pour une sonnerie de téléphone ! Je décrochai l’appel machinalement.
Comment allez-vous, Reynaud ? Ca fait longtemps qu’on ne s’est plus parlé, lâcha la voix grinçante à l’autre bout du fil.
Altinkaya ! C’était encore Altinkaya, ce méprisable Altinkaya !
Dites-moi, Reynaud, je ne savais pas que vous tirez à l’arc ! Et plutôt bien paraît-il. C’est une passion ?
Je ne sus que répondre.
Oui. Oui, ca fait longtemps. Mais que me voulez-vous ? C’est vous qui avez essayé de me tuer ?
Mais bien sûr que non Reynaud ! Comment pouvez-vous penser une chose pareille ? J’ai horreur de me salir les mains. Un peu comme vous d’ailleurs. Et si Kazim avait voulu vous
tuer il ne vous aurait pas manqué, voyons. Non… c’était… comment dire ? C’était « une leçon de tir ».
Kazim ?
Oui… Kazim… C’est un brave garçon, vous savez. Je peux tout lui demander !
Je l’entendis alors éclater de rire. Un rire aigu, fait de déchirements et de grincements. Un rire sinistre et menaçant.
Alors Reynaud ? On est d’accord maintenant ? Vous comprenez qu’il est préférable d’ac- cepter mon offre ? Je pourrais vous aider considérablement. J’ai beaucoup d’amis en Russie. Des policiers, des juges, des politiciens, des hommes d’affaires. Ils vous aideront. Alors ; on le cherche ensemble, ce trésor ?
Plutôt mourir ! Répondis-je crânement. Et sans me rendre compte de ce que je venais de direavec une très déraisonnable audace.
Sa réaction fut brève et violente.
Alors tant pis pour vous et vos amis, se contenta-t-il de répondre avant de raccrocher brutalement
C’est étrange, mais je n’avais plus peur. Plus il me menaçait, plus j’aurais du m’inquiéter et renoncer à la quête du trésor de Mandere en Kalmoukie. Mais c’est exactement le contraire qui se passait. Ses attaques faisaient grandir en moi le besoin d’y aller.
Les mots de mon ami Jiang me revinrent alors en tête : « C’est ton devoir de scientifique » avait-il dit. Et je pensais de plus en plus qu’il avait raison.
Je remis au lendemain l’examen des premières pages de la thèse de Julien et je décidai de rentrer chez moi. Non sans passer d’abord au garage avec le maigre espoir d’y trouver un rétroviseur gauche pour ma vieille Volvo 240.
Hélas il n’y en avait pas et cela me mit de très mauvaise humeur pour toute la soirée. Je faillis même me fâcher avec maman qui ne cessait de me pousser dans les bras de cette sotte de Solange. Cette idiote de secrétaire qui ne sait même pas écrire mon nom.
Mais bon. Passons.
J’arrivai le lendemain au bureau aux toutes premières heures du jour. Je voulais travailler intensément et dégager un peu de temps dans l’après-midi afin de m’entraîner au tir. J’étais en effet persuadé que ce savoir-faire pourrait encore m’être utile à l’avenir. Enfin… peut-être.
Tout était calme. J’aimais cette ambiance du matin, quand on est le premier au bureau. Quand on allume les lampes et qu’on chauffe l’eau pour le thé avant de réveiller l’ordinateur.
Tout était rangé comme la veille. Enfin… « rangé » comme les gens dits « normaux » ran- gent : c'est-à-dire sans veiller à l’alignement des choses, à l’équilibre des masses, à la propreté des surfaces. Toutes ces petites choses qui font la différence entre « rigueur » et « négli- gence », si vous voyez ce que je veux dire.
Mais c’est alors que je découvris quelques feuilles de papier traînant au sol. Et une tasse gisant sur son flanc sur le bureau de Solange. Etrange. Solange est négligente, mais pas à ce point, me dis-je.
J’entrai alors dans mon bureau, mais à pas de loup. Ne me demandez pas pourquoi. C’était en quelque sorte « mécanique ». Tout avait l’air en ordre, comme je l’avais laissé la veille. Mais un livre traînait - j’ose le mot : « traînait » - tout ouvert sur mon bureau, « ventre à terre » oserais-je dire, comme un petit cadavre symbolisant la mort du Savoir au champ d’honneur.
Et ma lampe de bureau. Ma lampe imitation Gallé soufflée en Roumanie ! Elle n’était plus orientée vers la parfaite diagonale de mon plan de travail. Quelqu’un l’avait déplacée.
Et ma tasse ! Ma tasse avec un dessin représentant Gengis Khan ! Maman me l’avait of- ferte pour mon premier jour de travail comme professeur à l’Université. Elle n’était plus sur le plateau où je dépose ma boîte à thé !
Il n’y avait pas le moindre doute : des intrus avaient fouillé mon bureau et le secrétariat ! Pardonnez ma vulgarité, mais je ne pus m’empêcher de me dire « Salaud d’Altinkaya. Je vous le ferai payer ! ».
Il voulait le testament et le trésor d’Obushi, c’est évident. Il avait envoyé ses hommes de main. Pour me convaincre. Me forcer la main. Et maintenant pour me dévaliser. Mais chaque fois il avait échoué. Et même en cambriolant mon bureau il n’avait rien trouvé car ces
documents ne me quittaient plus depuis que Jiang m’en avait remis une copie. Mais on n’est jamais trop prudent. Demain je les déposerai à ma banque, dans un coffre !
Je vous épargne le reste du récit de cette journée qui fut un nouveau calvaire. Le secrétariat informa le Président de la Faculté qui contacta lui-même le Recteur. Je fus à nouveau entendu par des enquêteurs. La police scientifique fouilla les lieux à la recherche d’indices, mais sans succès. Je fus contraint, enfin, de ranger tout ce qui avait été dérangé. Je le fis avec beaucoup de peine et un peu de rage.
Enfin, vers dix-neuf heures trente je pus rentrer à la maison et écouter un disque de l’en- semble Le Rondeau interprétant quelques morceaux de musique baroque tout en mangeant les dernières gaufres de maman.
Le lendemain à l’aube dès que j’arrivai au bureau j’appelai Jiang car il me semblait urgent de l’informer de ce tout qui m’arrivait. C’était l‘après-midi à Ulan Bator et je n’eus aucun mal à l’atteindre.
J’étais incroyablement honteux d’avoir emmené Ismail avec moi jusqu’à Ulan Bator. Si quelques ennuis devaient frapper Jiang, ce serait à cause de ma bêtise. Et si l’oncle d’Ismail, ce voleur d’antiquités, devait s’emparer de l’héritage d’Obushi, ce serait encore par ma faute. J’étais pourtant dans l’obligation d’informer mon ami chinois des derniers événements.
J’expliquai à Jiang tout ce qui venait de m’arriver : les appels téléphoniques d’Altinkaya, les coups de feu près de mon club d’archers, le cambriolage dans mon bureau.
Jiang me surprit à nouveau par son extrême gentillesse.
Ne sois pas trop dur avec toi-même, Reynaud. Je n’aimais pas ce prétendu « collègue » ; il a un air perfide et j’ai tout de suite pensé que tu méritais de meilleurs amis. Mais tu es un peu naïf, Reynaud. Alors, certes, tu as fait une erreur en amenant ce voyou chez nous, mais c’était de bonne foi. Tu avais de bonnes intentions. Tout le monde peut se tromper et je te remercie me prévenir des risques que nous courons désormais, me dit-il.
Jiang avait raison. Il m’expliqua ensuite qu’il prendrait toutes les mesures de sécurité qui s’imposaient. Il mettrait le testament d’Obushi bien à l’abri et il veillerait à ce que nos re- cherches se déroulent dans la plus grande discrétion.
As-tu pris ta décision ? ajouta-t-il alors. Tu iras à Elista pour y chercher la tombe de
Mandere avec moi ?
Je ne sus trop que dire. Je me sentais obligé de lui répondre « oui », mais c’était une folie, une aventure pour laquelle je n’étais pas fait.
Je n’ai pas encore décidé, lui dis-je. Je pense que « oui », mais laisse-moi encore un jour ou deux pour y penser.
Bien sur, Reynaud. Prends ton temps. Fais ton choix librement et saches que quelle que soit ta décision je la respecterai. Et je resterai ton ami si tu le veux bien.
Bien sûr que je voulais rester son ami. Et j’étais fier de l’être déjà.
Je ne le savais pas encore, mais quelques heures après cet appel, alors que l’Université d’Ulan Bator fermerait ses portes, trois hommes armés allaient faire irruption dans le bureau de Jiang.
C’est Dorje qui m’apprit la terrible nouvelle en me téléphonant en pleine nuit.
Trois inconnus s’étaient innocemment mêlés à la foule des étudiants. Ils avaient mysté- rieusement échappé aux contrôles de sécurité organisés aux entrées de l’Université mais des caméras les avaient filmés. Personne ne sait ce qui s’est passé ensuite mais des nettoyeuses ont découvert le corps de Jiang tué par trois coups de feu. Son bureau avait été fouillé, ainsi que plusieurs armoires contenant des livres et quelques objets précieux. Dorje m’assura que le testament d’Obushi n’avait pas été volé car Jiang l’avait mis en sécurité avant le cambrio- lage et le meurtre. Mais l’épée avait disparu de la vitrine dans le couloir.
Mon sang se glaça dans mes veines. Des larmes s’échappèrent de mes yeux. Jiang avait été assassiné.
Vous n’y êtes pour rien, professeur, me dit Dorje.
Si, si, tout cela était de mon fait. Un homme, un homme bon, était mort par ma faute, par ma stupide naïveté.
Vous nous aviez prévenus des dangers, professeur. Nous nous étions déjà protégés. Et puis : on ne connaît jamais les gens qu’on a autour de soi. Vous ne pouviez pas savoir. Avant de mourir le professeur Jiang me disait encore tout le bien qu’il pensait de vous. Il vous tenait en haute estime, savez-vous. Il ne cessait de me répéter : « j’espère que Reynaud m’accompa- gnera ; c’est un homme de bien »…
Ma décision fut prise dans l’instant.
J’irai en Kalmoukie, Dorje. Bien sur que j’irai à Elista. Je le dois à la mémoire de Jiang. Je le ferai pour poursuivre sa quête, achever sa découverte. C’est la moindre des choses que je puisse faire. Mais d’abord je vais vous rejoindre car je veux assister à ses funérailles.
Non, non, professeur ! Ne faites pas cela ! me dit-il. Cela ne changera rien à sa mort. Par contre il est urgent que nous partions à la recherche de la tombe de Mandere. Nous ne savons pas où en est Altinkaya ; peut-être même est-il en avance sur nous. Partez, partez vite. Ne le laissez pas s’emparer de ce trésor.
Une fois encore - Dorje m’en donnait la preuve - je constatai à quel point ces Mongols peuvent être résolus, obstinés, pratiques, quand ils décident d’accomplir une tâche. Leur dé- termination est sans faille et sans limite et dans cette histoire, je me le promis, je leur ferai honneur ainsi qu’à mon ami Jiang !
Tout se bousculait en moi. Mes sentiments, ma tristesse, ma fureur, mes devoirs, mes peurs. Mes larmes de chagrin étaient aussi des larmes de rage. Un tourbillon de pensées m’emportait. Que faire ? Comment partir, comment chercher ? Pourquoi étais-je si sot, si ma- ladroit, avec les gens ? Que restait-il de ma respectabilité ?
Je fus incapable de trouver le sommeil. Incapable de trouver les réponses. De trouver la paix.
Au petit déjeuner, maman ne dit rien. Elle vit que j’étais triste, que j’allais mal ; elle resta discrète. Je lui expliquai qu’un ami très cher venait de trouver la mort en Mongolie et que je devais partir en Kalmoukie pour achever son travail. Elle ne me posa aucune question em- barrassante et je pus donc la protéger contre ses propres craintes en ne lui disant pas tout.
Dès le matin je me rendis à l’agence de voyages Russian Travels East - West qui se trouve à proximité du Parc de Bruxelles. Mais avant d’y entrer je fis une promenade sous les fron- daisons pour remettre mes idées en place. Qu’allais-je leur demander ?
Il me faudrait un visa. Rapidement et de longue durée si possible. Un visa de tourisme ferait sans doute l’affaire pour quelques semaines ; Dorje se chargerait du visa scientifique pour la suite. L’avion ? Oui : qu’ils fassent la réservation ; je veux partir au plus vite. Une voiture ? Non. Je serais incapable de rouler à Moscou ; le trafic doit y être épouvantable. Un
guide ? Oui, sans hésiter. De préférence un guide Kalmouk qui parle le français ou l’anglais et qui soit éduqué. Un étudiant en histoire ou en sociologie serait parfait. Voilà… c’est tout ce qu’il me fallait…
Tout se passa ensuite sans heurts. L’employé de l’agence fut affable, à l’écoute, et il me parut compétent. Quand nous en arrivâmes à la description du guide que j’espérais recevoir les choses se compliquèrent un peu…
L’agent qui me recevait, un certain Piotr, ouvrit de grands yeux en m’entendant…
Un guide Kalmouk, parlant le français et étudiant en histoire ou en sociologie ? Mais comment vais-je vous trouver cela ! me dit-il.
Je ne sais pas, moi ! C’est votre travail, non ?
Vous avez raison, monsieur. C’est mon boulot. Mais laissez-moi quelques jours quand même.
Piotr n’eut heureusement besoin que de trois jours. Il me téléphona pour m’annoncer les bonnes nouvelles : il avait trouvé une jeune femme, diplômée en philologie, d’origine kal- mouk et vivant à Moscou. Cette « Amulya » (c’est son nom) parlait français et anglais et elle pourrait se libérer de son emploi actuel pour deux ou trois mois contre le payement d’un sa- laire de trois-cents euros par semaine. Le visa me serait sans doute accordé dans dix jours. Piotr réserverait le ticket d’avion dès réception du visa et je pourrais partir d’ici deux se- maines, le premier mai sans doute.
C’était parfait. Et d’ailleurs, je n’avais d’autre choix que faire confiance à Piotr.
Quand j’expliquai à maman que tout était enfin en place pour mon voyage en Kalmoukie, elle fut prise d’une inquiétude épouvantable.
Tu es sur mon chéri ? Mais, dis-moi, c’est quoi ce Kabuki ? C’est au Japon ?
Mais non, maman ! C’est en Russie. Et on dit « Kalmoukie », pas « Kabuki ». C’est un État peuplé de Mongols.
Mon Dieu ! Des Mongols ! Mais ce sont des sauvages. Ils sont terriblement dangereux !
Mais non, maman. Ils sont comme nous maintenant.
Et c’est en Russie, n’est-ce pas ? Alors tu vas aller à Moscou ?
Oui, maman.
Mais tu sais, ces Russes sont fiers, dangereux et même brutaux ! Ils ont mis des bactéries
dans nos ordinateurs, ils ont empêché cette pauvre Hilary Clinton de remporter les élections et ils ont même envahi la Finlande… S’il te plaît, n’y vas pas, mon chéri. C’est trop dangereux.
Mais non maman. Pas des bactéries ; des virus. D’ailleurs on n’est même pas sur qu’ils soient vraiment les coupables. Et les Américains font la même chose !
Et la Finlande alors !
Mais ils n’ont pas envahi la Finlande, maman ! C’est l’Ukraine, une petite partie de l’Ukraine. Et ce n’est pas vraiment une invasion ; c’est une histoire très compliquée tu sais. N’écoute pas tout ce que les journaux te racontent…
J’eus beau expliquer à maman que Moscou était apparemment une capitale moderne où il fait désormais bon vivre. Que tout ce que les Russes souhaitent c’est du respect et que ces histoires de guerre ou de piratage ne sont que de la propagande politique. Que les journaux américains en mal de sensationnel et peuplés de paranos nous renvoient aux années sombres du Maccarthisme et de la guerre froide. Mais rien n’y fit. Maman resta inquiète. Et résignée.
Cette conversation m’obséda pendant toute la soirée. J’étais furieux contre les dégâts cau- sés sur la planète par toute cette propagande antirusse qui m’écœurait depuis longtemps. A Washington comme à Londres les « élites » savent qu’elles rendent leur peuple plus docile en lui désignant d’évidents « ennemis » qu’ils rassemblent désormais sous le vocable « axe du mal ». Malheureusement, nos amis anglo-saxons ont plus que jamais la nostalgie du monde unipolaire auquel ils dictaient leur loi.
Mais bon. Passons.
Le premier mai, comme prévu par Piotr, j’embarquai, en dépit des « dangers », dans un avion de l’Aeroflot, à destination Moscou. Maman m’embrassa. « Sois prudent », me dit-elle. Mais je vis bien qu’elle était inquiète.
Je trouvai ma guide immédiatement car elle portait bien haut un carton sur lequel elle avait écrit mon nom. Mal orthographié, évidemment !
Biennvennniou à Moscou, Mièsssieu Rrriènaud’, me lança-t-elle dès que j’eus enfin fran- chi la double porte s’ouvrant sur le grand hall des arrivées de l’aéroport de Sheremetyevo.
Je sais pertinemment que beaucoup de francophones considèrent que cet accent russe est charmant mais pour ma part je le trouve parfaitement grotesque. Est-il tellement pénible de rouler un « r » normalement ou de dire « u » - et pas « ou » - en mettant simplement la bouche en cul-de-poule ? Est-ce trop demander à un étranger ? Enfin bon. Passons.
Mais ce que je ne laisse pas passer, c’est mon nom mal orthographié !
Reynaud . Pas Renaud. Vous avez mal orthographié mon nom, lui répondis-je. Mais bonjour quand même.
Franchement, j’eus un choc. J’avais demandé à l’agence de me fournir un guide interprète sérieux, compétent, d’origine Kalmouk si possible et parlant français de préférence, et Piotr m’avait juré avoir trouvé “une perle”. J’espérais donc que ce n’était qu’une employée de l’agence chargée de me conduire à ma guide car j’avais en face de moi une jeune femme ap- paremment immature d’à peine un mètre soixante-cinq et pesant à vue de nez quarante-cinq kilos, vêtements compris.
A propos de vêtements, cette gamine aux gestes de Barbie minaudante était déguisée en Lolita japonaise de quinze ans rêvant d’atteindre les mille followers sur sa chaîne Youtube.
Son jeans taille (trop) basse moulait indécemment un bassin creux en forme d’écuelle et exhibait d’interminables jambes d’anorexique en pattes de moineau. Le jeans s’étranglait à la base du mollet en dévoilant de blanches chaussettes courtes d’écolière et des chevilles grêles au point de rompre. Elles flottaient dans des bottillons militaires à boucles dorées et talons compensés. Son blazer à grands carreaux rouge et noir - style clown Zapata - avait les
manches retroussées et recouvrait un t-shirt à paillettes couleur jonquille qui dévoilait impu- demment son nombril et était surmonté d’une impressionnante Lavallière rose fluo.
Son visage aux traits fins - avec, certes, de merveilleux yeux en amande - était cerclé de cheveux noirs lui tombant en frange sur le front, à la Mireille Mathieu. Ces cheveux scintil- laient d’un noir d’obsidienne comme cirage aux armées mais ils étaient parcourus de mèches roses finissant en natte chinoise sur l’épaule !
Mais quel accoutrement grotesque ! Vous imaginez aisément ma surprise et ma déception.
Et même ma colère (cependant contenue).
Bonjour mademoiselle, répondis-je donc poliment. Je présume que vous m’attendiez. Pourriez-vous donc me conduire auprès de Madame Amulya Borisovna Saranova ?
Mais c’est moi ! Je suis Amulya.
J’eus de la peine à cacher mon accablement puis, subitement, elle m’agressa.
Quoi ? Ça ne va pas ? Je ne vous plais pas ? Je suis trop jeune ? Vous n’aimez pas mon style ? Vous m’avez déjà jugée ? Condamnée, peut-être ?
La voix était forte, assurée, solide… bien plus que l’apparence chétive de cet oisillon ne le laissât présager. Je mourus d’envie de lui répondre mais je parvins à me retenir d’en dire trop.
C’est que… Vous avez l’air si jeune…
Vous savez, poursuivit-elle, j’ai trente-deux ans et plein de diplômes universitaires. Mais on peut être idiot avec ou sans diplôme. Et on peut même être un moujik dégénéré à trente- deux ans ou à cinquante. Comme vous.
Elle avait dit “trente-deux” en roulant les “r” et “idiot” en prononçant le ‘t” final et c’était très irritant. En outre, elle se trompait sur mon âge ; je ne pouvais pas laisser passer cela !
Je n’ai ni trente-deux, ni cinquante ans, mademoiselle ! corrigeai-je d’un ton ferme. J’en ai quarante-et-un !
Alors pardonnez-moi. J’ai été un peu insolente. Mais vous aussi ! Et vous devriez changer de costume. Cette mauvaise imitation d’Armani vous donne l’air vieux.
Mais non, mais non… C’est un costume de confection évidemment ! Vous ne pensez quand même pas que je paierais le prix d’un costume haute couture ! Mais voyez-vous… Je suis surpris. Je ne m’attendais pas à ça. Enfin, je veux dire : je ne m’attendais pas à vous comme ça, déguisée « en japonaise ».
Pas japonaise, voyons ! C’est la mode coréenne. Fraîche et acidulée ! C’est très en vogue
ici chez les filles asiatiques, vous savez. Et moi c’est le style que j’aime. Alors tant mieux s’il est original ! Mais pourquoi vous n’aimez pas ?
Parce que. Parce que… C’est ridicule.
Zut ! Voilà que cela me reprenait, cette incroyable incapacité à communiquer « normale- ment » avec les autres et cette impulsive tendance à dire ce que je pense. Sans méchanceté mais « crûment » me disent souvent les gens. En fait, mille idées me trottaient en tête depuis la découverte d’Amulya. Des déceptions, des surprises, des agacements et même plein de questions… Alors brutalement, sans réfléchir, je lui lâchai…
Et vous avez des tatouages ?
Elle éclata de rire. Je crois bien qu’elle me prit pour un idiot.
Non. Ni tattoos, ni piercings, répondit-elle avec un gentil sourire. Ou peut-être que
« oui » ! Et si j’en ai, c’est un secret que je ne révèle qu’à mes amis !
Allez, maintenant qu’on a fait connaissance est-ce qu’on peut quitter cet aéroport ? Je vous propose d’aller tout de suite à l’hôtel. L’agence nous a réservé deux chambres au Cosmos.
Oui, c’était une bonne idée. Changeons de sujet et allons au Cosmos. D’ailleurs, c’est ce que j’avais prévu dans mon agenda et ma liste de ToDo, mes « choses à faire ».
Pour gagner la zone des taxis, la jeune écervelée m’offrit son aide en empoignant l’une de mes deux grosses valises en plus du sac de voyage quelle transportait déjà. Je pris ce geste comme une offre de paix, mais elle me donna bien vite un nouveau témoignage de son tem- pérament de feu…
Mais vous êtes complètement fou ! Cette valise pèse bien quarante kilos !
Quarante-deux kilos cinq-cents pour être précis, lui répondis-je.
Mais vous avez quoi là dedans ? On part seulement en Kalmoukie ; ce n’est pas le bout du monde et on ne vit plus dans des yourtes !
Et bien si ; c’est quand même un peu le bout du monde pour moi. Alors j’ai emmené de la farine pour faire du pain sans froment et sans gluten car j’y suis allergique. Et aussi du thé de Séchouan parce que c’est le seul que j’apprécie pleinement. J’ai aussi quelques bocaux de café soluble sans caféine car je présume qu’on n’en trouve pas là bas. Et puis surtout mes vitamines et plusieurs flacons de savon antiseptique. Ça, j’en ai absolument besoin !
Je ne m’étais plus lavé les mains depuis que j’étais entré dans l’avion. Je profitai donc d’un moment de calme pour prendre un flacon dans ma valise et me désinfecter les mains alors qu’elle appelait un taxi de Yandex avec son portable.
C’est alors que je surpris son regard effrayé. Elle me dévisagea avec angoisse et leva les yeux au ciel, manifestement désespérée. Certes, j’avais l’habitude de croiser de tels regards, mais ce voyage s’annonçait quand même franchement mal. Je pense bien qu’à cet instant la pauvre Amulya se demandait si tous les Européens sont comme moi et regrettait déjà d’avoir accepté cette mission.
Le taxi jaune, une petite Kia coréenne évidemment « assortie » à ma guide, arriva comme promis trois minutes à peine après qu’elle l’eût demandé. Le chauffeur nous aida à entasser mes valises et son sac dans le coffre puis nous prîmes enfin la direction de Moscou.
Le trajet me parut interminable. Amulya m’expliqua que nous étions au Nord-Ouest de la ville et que nous allions prendre le boulevard périphérique - le Mkad - par le Nord en direc- tion du Nord-Est.
C’est pendant ce trajet que je vis ses doigts. Des doigts longs et fins. Mais pourquoi diable avait-elle dessiné des petits chats - je crois que les enfants les appellent Kitty - sur trois de ses ongles couverts d’un vernis rose ? Enfin… Cela fait certainement partie de son ridicule per- sonnage. Oublions !
En dépit des dix à douze bandes de circulation s’alignant dans cette gigantesque artère, d’épouvantables embouteillages ralentirent notre progression. Le trafic était pire encore qu’à Bruxelles expliquai-je à Amulya.
Comparée à Moscou, Bruxelles est un village, me répondit-elle avec un air mutin. Ici, il y a officiellement dix millions d’habitants. Et c’est sans compter les millions d’autres qui rési- dent dans la ville avec de faux documents !
Amulya me dit encore quelque chose mais je ne compris rien à ses explications car cet abruti de chauffeur se mit à chanter. Enfin : à hurler au rythme des dissonances barbares s’échappant de son autoradio.
Et puis, nous sommes le premier mai ; poursuivit ma guide, et c’est un grand jour de fête. Beaucoup de Moscovites en profitent pour se promener, assister à des concerts, des fêtes ou des spectacles dans les parcs.
Notre chauffeur avait une tête d’assassin mal rasé, des paluches de bûcheron et des ta- touages cabalistiques sur chaque doigt de la main. Il conduisait comme une brute.
Il est Caucasien, me chuchota Amulya à l’oreille. Probablement Daghestanais.
Comme c’est drôle ! lui répondis-je. Moi aussi je suis de type « caucasien », du moins si l’on en croit les classifications anthropologiques européennes.
Amulya éclata d’un rire franc et irrépressible…
Mais non ! Ce n’est pas possible, dit elle sur un ton hilare. Vous êtes trop drôles, vous les Européens ! Les Bruxellois et les Parisiens seraient donc des Caucasiens ! Loooool. C’est comme vos « pays de l’Est »… vous savez que ce sont plutôt des « pays de l’Ouest » pour nous ?
Et elle continua de rire.
Il faudrait que j’aille voir au dictionnaire Russe - Français ce que signifie ce « Lol » car je n’ai jamais entendu ce mot.
Cela dit, je dois reconnaitre qu’elle n’avait pas tort : notre géographie est évidemment eu- ropéano centrique. Et si nous réfléchissions plus souvent au point de vue qu’on peut avoir sur les affaires monde quand on les observe depuis la Russie par exemple nous dirions probable- ment moins de bêtises à leur propos.
Mais Daghestanais ou pas, Caucasien ou pas, ce taximan conduisait comme un sauvage, changeant de bande constamment et invectivant les automobilistes qui ne cédaient pas à ses intimidations. J’en avais la nausée. Et la « musique » sortant de son autoradio ne faisait qu’accroître ma désespérance ; c’était de la musique à danser la lezginka, jouée à la vielle, au tambour et à la flûte sur un rythme endiablé. À chaque relance du rythme infernal cette brute secouait vigoureusement la tête en cadence de gauche à droite, relevait les épaules, bombait le torse et même claquait dans les mains en lâchant le volant !
À la faveur d’un arrêt, cette brute en fête se retourna vers nous, sourit de toutes les dents qui lui restaient (dont une en or), éructa quelques syllabes incompréhensibles noyées dans un brouillard de postillons, puis sombra dans un rire gras et pharaonique.
Qu’est-ce qu’il a dit ?
Je ne sais pas, me répondit-elle à voix basse, je n’ai rien compris.
Mais vous lui avez souri !
Oui. Parce qu’il ne faut jamais mettre un Daghestanais de mauvaise humeur. Comme vous sans doute, Amulya devina aisément mon désarroi.
Ne vous inquiétez pas ; dit-elle, il conduit probablement comme cela depuis vingt ans et
il est toujours en vie. Et puis, nous sommes presque arrivés. Vous pourrez enfin m’expliquer ce que vous attendez de moi et ce que nous allons faire.
D’accord. Passons !
Deux heures ! Il nous fallut au total deux heures et plus pour arriver enfin à l’hôtel Cosmos. Mais heureusement, le cours du Rouble et la médiocrité des salaires russes aidant, il ne m’en coûta qu’une quinzaine d’euros pour cette expédition. J’en ajouté généreusement deux en guise de pourboire. Parce qu’avec les Daghestanais on ne sait jamais !
Ouvert en 1979 pour les Jeux olympiques d’été, l’hôtel Cosmos est un parfait exemple de l’architecture moscovite post-stalinienne la plus méprisable.
Il est laid et fonctionnel.
C’est un lourd bloc de béton coulé en arc de cercle, haut d’une trentaine d’étages et précédé d’une prétentieuse esplanade posée en bordure de la perspective Mira. Un seul « détail ar- chitectural » brise la monotonie de son déprimant alignement de fenêtres : une spectaculaire statue du général De Gaulle dans toute sa glaciale raideur et coiffé de son ridicule képi mili- taire, plantée entre quelques fontaines. Unique consolation du général : il tourne le dos au monstre de béton et peut se distraire à la vue du parc VDNKh tout proche, de la tour de la télévision Ostankino qui culmine à 540 mètres dans le lointain, du monument (toujours en béton) à la conquête spatiale, et au passage du demi-million de voitures empruntant quoti- diennement le Mira prospekt.
Une quinzaine de Volga et de Chaîka noires au châssis audacieusement rallongé s’ali- gnaient sur le parking et y formaient une scintillante noria de limousines russes n’ayant rien à envier aux Lincoln et autres Hummer américains qui se languissent aux pieds du Bella- gio de Las Vegas. Je me souvenais d’avoir vu au journal télévisé un quelconque Brejnev ou Eltsine sortir de pareil carrosse à l’occasion d’un Premier mai sur la place Rouge. Mais ces extravagants signes de pouvoir et de richesse étaient désormais réservés aux oligarques, aux businessmen et aux nouveaux riches russes qui avaient « réussi à s’acheter une Rolex avant cinquante ans ». Mais était-ce vraiment un progrès ?
Alors ! Vous venez ? Cessez de rêver et entrons !
Oui, oui… j’arrive Amulya.
Bon sang, comme cette Barbie fluorescente pouvait se révéler autoritaire !
Après avoir franchi le détecteur de métaux et enduré le regard suspicieux et hostile d’un vigile en costume sombre qui a probablement fait ses classes au KGB (si ce n’est au NKVD) nous pénétrâmes enfin dans l’énorme hall d’entrée de l’hôtel. C’est une cathédrale à la déco- ration glaciale, parsemée de canapés datant des années soixante posés dans un alignement parfaitement militaire. Au fond de cette cathédrale, un interminable comptoir nous hurlait symboliquement « Par ici. Tout de suite. Davaï, davaï » ce qui signifie en somme « Allons, allons, avançons, avançons. » et Amulya approcha donc de l’un des quinze réceptionnistes à la mine patibulaire qui s’abritaient derrière le long meuble en bois vernis.
Leur conversation fut courte, froide, purement pratique et utilitaire. Amulya remplit quelques papiers et nous les signâmes. L’employé copia nos passeports et enfin, d’un geste ample et autoritaire, il jeta sur le comptoir deux cartons portant nos numéros de chambre et contenant les cartes d’accès électroniques. Il accompagna son mouvement d’un “ Dobro po- jalovatj - Welcome ”, claquant et froid comme le karaburan, ce blizzard noir qui déboule en hiver sur le désert de Gobi.
Dans l’ascenseur Amulya m’expliqua que je ne devais pas m’offusquer de tels comporte- ments.
Vous savez, ici à l’école on nous apprend à ne pas sourire quand ce n’est ni utile, ni im- portant. D’ailleurs un dicton russe dit : « Rire sans raison est un signe de sottise ». Et aussi… on peut éventuellement se serrer la main pour dire bonjour mais, surtout, on ne se fait pas la bise. Sauf entre vraiment grands amis. Mais vous verrez, les gens sont gentils. Enfin… la plu- part d’entre eux…
Pas de « bisou » : voilà enfin une bonne nouvelles me dis-je. En me souvenant que je ferais bien de me désinfecter à nouveau.
On s’installe chacun de son côté et on se retrouve dans une demi-heure ?
Oui, bonne idée, lui répondis-je.
Je vous attendrai au rez-de-chaussée, près du comptoir d’accueil. Vous verrez: il y a un bar sympa qui s’appelle « Chocoladnitza » où ils font d’excellents blinis. Des crêpes. Je vous y attendrai.
Les couloirs donnant accès aux chambres étaient sinistres et interminables. Exactement comme l’un de mes collègues qui avait dormi ici dans les années soixante me l’avait expliqué.
Mais il n’y avait plus de vieille babouchka postée sur une chaise tous les cinquante mètre et chargée de rapporter au KGB tout ce qu’elle observait.
Ma chambre était normale ; une bouilloire électrique m’annonçait même la perspective d’un bon thé de Séchouan avant de m’endormir et la salle de bains était fort propre. J’installai donc soigneusement mes vêtements dans la penderie - ils n’étaient pas trop froissés - et me rafraîchis convenablement avant de téléphoner à maman. Tout allait bien à Bruxelles, mais je sentais bien qu’elle était morte d’inquiétude. Je fis de mon mieux pour la rassurer mais je crains d’y avoir échoué. Cela me fit chagrin.
Les vingt-cinq minutes que je m’étais accordé passèrent rapidement et il était temps que je descende vers le lobby si je voulais être parfaitement à l’heure pour mon rendez-vous avec Amulya.
Un parfum étrange flottait dans l’ascenseur. Une émanation de violette et de musc em- plissait l’air à l’écœurement. C’était un parfum que je connaissais ; il me fit penser à « Le mâle », de Jean-Paul Gautier, ce parfum qu’Ismaïl se flattait d’utiliser et dont il abusait cons- tamment. Quelle odeur de putois !
Je pris à gauche en sortant de l’ascenseur et j’aperçus bien vite un bar à quelques mètres. Une dizaine d’hôtes de l’hôtel y étaient attablés ; il y avait plusieurs couples ainsi que quelques clients et clientes solitaires.
Amulya n’était pas encore là. Elle était évidemment en retard ! Je présume que cela ne vous étonnera pas plus que moi.
Je choisis donc une table plutôt isolée dans un coin discret en spéculant sur le temps qu’il me faudrait patienter. Alors que le serveur venait de m’apporter l’eau plate que je lui avais demandée, une jeune femme d’une courte vingtaine d’années qui était assise à une table voi- sine avec ses amies me fixa obstinément dans les yeux en affichant un sourire niais. Elle avait de longs cheveux blonds et de beaux yeux d’un bleu profond.
Je lui répondis par un sourire aimable et poli ce qui déclencha chez elle la plus étrange des réactions car elle se leva d’un bond et vint s’asseoir à mon côté sans que je lui aie fait une quelconque proposition !
Privet. Kak dila ? Ya Camilla ! A ti ? me dit-elle.
Je ne maîtrise le russe que fort mal mais les quelques heures que j’avais consacré avant mon voyage à la lecture de « Le Russe pour les Nuls » m’avaient rafraîchi la mémoire et me
permirent de deviner qu’elle me disait bonjour, me demandait comment j’allais, m’annonçait s’appeler Camilla et souhaitait connaître mon prénom.
Elle n’était pas plus grande que moi et m’offrait un adorable sourire débordant de gentil- lesse. Elle ressemblait un peu à Oyun et était vêtue fort simplement d’un léger chemisier un peu trop échancré à mon goût, mais sans aucune excentricité comparable, par exemple, aux
« chinoiseries coréennes » d’Amulya. Sa jupe était cependant fort courte. Je m’en rendis compte quand sa jambe tutoya la mienne par inadvertance.
Décidément, Amulya m’avait raconté des bêtises. Ces Moscovites sont bien plus aimables et communicatifs qu’elle ne l’avait prétendu ! Par politesse je tendis donc la main à Camilla et lui répondis que je m’appelais Reynaud, que j’étais Belge mais que je ne parlais pas sa langue. Mais l’anglais pourrait-il nous aider à communiquer ?
No problem, no problem, répondit-elle immédiatement. Me speak in english very well. I very like you !
Elle m’envoya alors un fort sympathique bisou aérien en posant deux doigts sur ses lèvres et en les propulsant vers moi d’un geste vif et délicat, ce qui était sans doute une charmante coutume russe.
I very like you. Very much. You pay drink for me ? Champagne ?
Certes, la demande aurait aisément pu paraître brutale à un esprit raffiné ou simplement européen. Mais j’imaginai aisément que la pauvresse n’avait pas tous les jours la chance de goûter à un bon vin ou un bon l’alcool. De surcroît, un coup d’œil rapide à la carte des boissons me permit de découvrir que le verre de faux champagne « exotique » était proposé à un prix ridicule. Ce serait bien suffisant pour satisfaire ce palais encore vierge et innocent.
C’est alors - au moment précis ou je commandais pour elle un verre de mousseux géorgien
- que Camilla déposa une main sur le haut de ma cuisse, la glissa vers mon bassin, colla son buste sur le mien et - horreur ! - me lécha le lobe de l’oreille avec la langue en y chuchotant à nouveau « I very very like you » !
- Poshla protch, dura ! Hurla Amulya, qui venait de surgir en saisissant violemment les cheveux de la jeune Camilla pour la traîner loin de moi.
Cela signifiait en substance « Dégage, idiote », ou quelque chose du genre. Camilla s’écarta sans dire un mot, mais en emportant la coupe de « champagne » géorgien que le gar- çon venait d’apporter.
J’étais consterné, médusé, paralysé. J’avais l’impression que la bave de ce petit animal sauvage me collait encore à l’oreille et la certitude que le souvenir de sa main glissant sur le haut de ma cuisse, dans le creux de l’aine, me hanterait pour la vie. Je courus aux toilettes pour me laver à grandes eaux et je m’aspergeai de désinfectant sans compter.
Peut-être devrais-je rendre visite à un docteur ? Amulya m’attendait à la sortie.
Vous êtes allé au pub, idiot ! C’est là que les prostituées chassent le client, me dit-elle en souriant. Une fille vous a mis le grappin dessus et vous vous êtes fait rouler comme un gamin ! Heureusement que je suis là pour vous protéger. Allez, suivez-moi, grand dadais. « Choco- ladnitza » c’était par ici, à droite en sortant de l’ascenseur, pas à gauche !.
Comme elle l’avait promis, les blinis à la banane et au chocolat chaud (je n’aurais pas du y toucher, mais je fis une entorse à mon régime) étaient délicieux et il y avait même du thé de Séchouan à la carte. Juste ce qu’il fallait pour me remettre de mes émotions.
Bon. Alors, maintenant vous m’expliquez ce que nous allons faire et ce que vous attendez de moi ?
C’est vrai, il était temps que je lui donne quelques éclaircissements sur le but de mon voyage. Je lui expliquai donc qu’un autre chercheur et moi avions découvert à Ulan Bator le testament d’Obushi Khan et que ces textes donnaient des indications assez précises, mais encore incomplètes, sur le lieu où le grand chef Kalmouk avait enterré son épouse.
Mais c’est extraordinaire ! s’exclama Amulya. Obushi Khan est l’un de nos anciens chefs et son tragique voyage est gravé dans la mémoire de tous les Kalmouks. Mais, hormis qu’elle eut deux fils, on ne sait pas grand-chose de son épouse. Ni même où et quand elle a été inci- nérée.
Et bien, c’est un peu ça le problème, lui dis-je. Obushi suggère qu’elle a - de façon tout à fait inhabituelle - été enterrée dans un mausolée. Mais il donne des explications incomplètes ou cryptées. Le corps de Mandere, son épouse, aurait été enfoui dans les « Terres Noires », au bord d’une rivière « à l’eau qui purifie ».
C’est à moins d’un « Khara Tsagan » du lieu où a été incinéré Balvatyn Khan. Mais nous ne savons rien de ce « Balvatyn » et nous ignorons la taille précise, la longueur d’un « Khara
Tsagan ».
Enfin, le Bumbuluva où se trouve le corps de Mandere ressemble à celui d’une certaine « Ge- renzel » qui est, elle aussi, parfaitement énigmatique.
Voilà le mystère - ou plutôt les mystères - que nous devrions éclaircir, dis-je enfin.
Oh, comme c’est excitant ! On dirait une chasse au trésor !
Amulya ne croyait pas si bien dire. Oui, nous chassions un trésor, mais il était hors de question que je le lui dise maintenant car j’aurais aussi du lui parler de l’assassinat de Jiang, d’Ismail et de ses mauvaises fréquentations ainsi que de l’inquiétante attaque dont j’avais fait l’objet.
Non : il était indiscutablement préférable que je ne l’effraye pas et que je ne lui dise rien de tout cela pour le moment. Plus tard peut-être.
Alors qu’allons-nous faire concrètement à Elista ?
Nous allons d’abord rencontrer le Professeur Nina Otchirovna Tserenova. Elle est cher- cheuse ethnologue à l’Institut de recherches sociales d’Elista. Nous avons rendez-vous avec elle dans trois jours.
Et qu’attendez-vous de moi ?
Oh, c’est simple, répondis-je, vous m’accompagnerez dans Elista et en Kalmoukie. J’aurai besoin de vous comme interprète, mais aussi comme guide. J’imagine que vous connaissez les habitudes des Kalmouks, les endroits où l’on peut obtenir du matériel, des moyens pour se déplacer. Des choses de ce genre…
Bien sur, bien sur… Et nous irons dans la steppe ?
Oui, peut-être. Mais pas tout de suite car nous devrions d’abord résoudre les mystères que je viens de vous expliquer.
La jeune écervelée qui me servait désormais de guide se mit à frapper dans ses mains comme une enfant.
Oh oui, oh oui ! Quelle aventure, dit-elle sur un ton enjoué. Je suis vraiment impatiente de vous aider. Mais dites… On peut se tutoyer ? Je peux vous appeler Reynaud ?
La demande me sembla un peu prématurée et j’eus préféré conserver un peu de distance entre elle et moi, mais cette jeune femme si spontanée me désarmait.
Oui, c’est d’accord. Appelez-moi Reynaud si vous voulez.
Oh merci Reynaud ! Spassiba, spassiba. Et n’oubliez pas : moi, c’est Amulya.
D’accord Amulya.
Notre conversation se prolongea pendant une quinzaine de minutes puis je suggérai que nous regagnions nos chambres car il était déjà presque vingt heures et j’étais fatigué du voyage.
Le vigile à l’entrée des ascenseurs contrôla nos cartes d’accès puis nous pénétrâmes dans la cabine qui empestait encore, ou à nouveau, cette eau de toilette de mauvais goût.
Arrivés à l’étage nous fîmes quelques pas dans le couloir en direction de nos chambres et c’est alors que j’entendis des chuchotements au bout du couloir. Une voix familière. Un homme manifestement contrarié, de mauvaise humeur, qui donnait des ordres à un autre homme.
Ils étaient penchés sur une serrure qu’ils essayaient de forcer. Amulya et moi nous trou- vions à une quinzaine de mètres d’eux et instinctivement je ralentis le pas. Amulya fit de même. C’est alors que je compris qu’ils s’en prenaient à la porte de ma chambre !
Je m’arrêtai d’un coup net. Je reconnus immédiatement les deux silhouettes. Celle d’un géant bourru et moustachu qui donnait des ordres. Et celle d’un gars costaud avec le crâne rasé et portant une veste de cuir sur sa chemise béante. C’étaient Ismail et Kazim, le malfrat qui avait tiré sur moi à Bruxelles ! Je vis qu’il avait un tatouage sur le torse ; des idéogrammes chinois que je ne pus cependant déchiffrer.
Mais qui voilà ! dit Ismail en en se relevant et en me fixant. C’est mon ami Reynaud ac- compagné de sa petite protégée ! En voilà une, de grande nouvelle, cher ami : tu as enfin dé- couvert l’existence des femmes !
J’étais pétrifié. Kazim, le tireur tatoué, s’était relevé et me regardait avec des yeux… des yeux… de tueur. Amulya ne bougeait pas ; je crois bien qu’elle avait la bouche grande ouverte et qu’elle était toute saisie.
Qu’est-ce que tu fais là ? marmonnai-je à l’attention d’Ismail.
Ben… Tu le vois bien. Mon ami et moi essayons de forcer la serrure de ta porte. Mais maintenant ce sera plus simple. Tu vas nous donner la clé !
Pas question !
Alors Kazim se fâcha. Et quand Kazim fâché, Kazim casser. Tout en colère il frappa du tranchant de la main sur la porte de ma chambre mais il la fit à peine vibrer. C’étaient une solide porte russe et un karateka de pacotille.
Inutile de s’éterniser en présence de ces deux dangereux imbéciles, me dis-je. Je pris aus- sitôt Amulya par le bras et je l’entrainai à travers les couloirs de l’hôtel.
Suivez-moi Amulya. Courez, courez. Fuyons !
Rattrape-les, Kazim ! hurla Ismail et le molosse en veste de cuir, suivi par mon « bien aimé collègue », se lança à notre poursuite.
Mais qu’est-ce qui se passe ? hurla Amulya en courant.
Je vous expliquerai. Mais suivez-moi…
Ah, non ! cria-t-elle, et elle me dépassa en courant. C’est toi qui vas me suivre !
Amulya prit alors l’escalier de service et me poussa avec elle deux étages plus haut. Elle ouvrit une porte donnant sur un long corridor et m’y entraina derrière elle.
Le molosse nous suivait, mais il ne gagnait pas de terrain. Amulya renversait derrière nous tout ce qu’elle trouvait sur son passage : un chariot de nettoyage, des plateaux de service, et même une machine à cirer les chaussures.
Elle bouscula trois clients et deux femmes de ménage.
Excusez-nous, excusez-nous, eu-je à peine le temps de leur dire. Ismail était maintenant loin derrière mais je l’entendais vociférer.
Attrape-les, attrape-les, Kazim !
Mais « Kazim » ne nous rattrapait pas.
Tout en courant Amulya interrogea en russe une nouvelle femme de ménage toute hébé- tée. Elle lui répondit quelque chose et Amulya bifurqua soudain vers la droite en poussant violemment une porte battante. Nous entrâmes dans une réserve à linge qu’Amulya saccagea en l’espace d’une demi-douzaine de secondes en répandant au sol mannes, draps, essuies, couvertures, créant un indescriptible capharnaüm. Ce Kazim de malheur perdrait un temps fou à se défaire du linge dans lequel il allait s’empêtrer.
Viens ! hurla Amulya.
Nous prîmes alors un autre couloir et un nouvel escalier qui nous ramena à notre étage !
On va sortir de l’hôtel, dit-elle.
Je ne comprenais rien à son plan mais je devais la suivre.
Suis-moi !
En une fraction de seconde elle ouvrit la porte de sa chambre et la referma violemment derrière moi.
J’étais à bout de souffle. J’entendais Ismaïl qui hurlait des ordres en courant dans le cou- loir.
Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait ?
Enfile-ca, me dit-elle en me tendant l’un des deux sacs à dos fixés dans une armoire de sécurité accrochée au mur, près de la fenêtre.
Quoi ?
Regarde !
Amulya prit un des sacs sur lesquels il était écrit « Sky saver », le passa dans son dos, glissa ses jambes dans le passants d’un baudrier attaché au sac, ferma une boucle de sécurité à hauteur de la taille, et accrocha le mousqueton sortant du haut du sac à un piton qui était vissé dans le plafond.
Mais elle est folle ! Elle accroche son sac à dos au plafond ! Elle prit alors une chaise et la lança à travers la fenêtre.
Fais comme moi !
Dans le couloir Kazim se jetait de tout son poids contre la porte qui se déformait millimètre par millimètre. Dans quelques secondes elle exploserait.
Amulya sauta à pieds joints sur l’appui de fenêtre. Elle me regarda en souriant et dit…
N’aies pas peur !
Puis elle se laissa tomber dans le vide. Le câble contenu dans son sac à dos se déroula lentement, freiné par un ingénieux mécanisme, et elle glissa petit à petit le long de la façade de l’hôtel !
J’eus à peine le temps d’enfiler le sac et de fixer mon mousqueton au crochet que la porte céda.
Je me lançai dans le vide et j’entendis Ismaïl hurler en nous regardant descendre accro- chés à ce câble d’acier.
En dessous de moi Amulya poursuivait sa descente et je l’entendais rire et crier…
Bravooo… Bravooo Reynaud !
Je venais de sauter dans le vide depuis le vingtième étage d’un immeuble en étant pour- suivi par deux tueurs. J’avais le ventre serré, le cœur en chamade, les muscles raidis. J’avais besoin de vomir et envie de pleurer, mais la peur m’en empêchait. Un grincement menaçant, entrecoupé de cliquetis, s’échappait du sac s’agrippant à mon dos. J’avais le nez à quelques centimètres de la façade de l’hôtel ; je discernais les moindres aspérités du béton ; le vent me frappait les joues ; un corbeau volant à ma hauteur m’observait d’un regard fixe et féroce. Cette descente était interminable. Et en dessous de moi j’entendais Amulya qui criait…
Youppie… Youppie… En faisant, de loin, un pied de nez et un doigt d’honneur à Kazim.
Nous atterrîmes enfin tout en douceur sur une plate-forme située au troisième ou au qua- trième étage de l’hôtel. Nous abandonnâmes nos sacs sur place et pénétrâmes par une baie vitrée grande ouverte sur un salon parsemé de canapés heureusement vides.
Amulya aperçut une porte portant un panneau qui indiquait l’accès à un escalier et se pré- cipita dans cette direction. Nous descendîmes plusieurs volées, toujours en courant, et quand nous arrivâmes devant une porte portant l’indication « +1 » elle la poussa brutalement et la franchit en me tirant vers elle, persuadée que nous étions au rez-de-chaussée.
Non, non lui criai-je. Nous sommes encore au premier étage !
Suis-moi, idiot. Pour nous c’est le rez-de-chaussée !
Bon sang, c’est vrai. Ces Russes ne font rien comme les autres ! Leur rez-de-chaussée porte toujours le numéro un ! Ils n’ont pas d’étage zéro !
J’étais à bout de souffle.
Mais heureusement, si Kazim était toujours à notre poursuite il était maintenant loin der- rière nous.
Ca va ? demanda-t-elle
Oui.
Allez, on continue.
Nous étions maintenant dans le hall d’entrée de l’hôtel où se trouvaient une vingtaine de clients ainsi que quelques employés. D’un pas rapide mais presque « normal », nous nous dirigeâmes vers la sortie.
Je jetai un œil dans mon dos et j’aperçus au loin, au fond du gigantesque hall, le dénommé Kazim qui sortait d’un ascenseur alors même que nous nous engouffrions dans la porte à tambour donnant sur l’esplanade.
Il est là.
J’ai vu. Viens !
Et une fois de plus elle me prit la main pour m’entraîner dans une nouvelle course qui n’était plus de mon âge.
Elle bondissait comme un cabri. Nos pas claquaient sur la pierre bleue de l’esplanade. Un ruban de lumières rouges et blanches formé par les centaines de voitures emprisonnées dans l’embouteillage se déroulait sur le boulevard devant nous. Puis soudain il y eut une énorme explosion.
Je crus qu’ils nous tiraient dessus, mais ce n’était pas le bruit d’un coup de feu ; c’était plutôt comme une bombe.
En direction de l’Ouest, vers le parc VDNKh et la tour Ostankino, le ciel s’embrasa et des milliers d’étincelles rouges flamboyèrent dans des nuées de soufre.
C’est le feu d’artifice du Premier mai, hurla Amulya. Viens, on va les semer dans le parc !
Cinquante ou cent mètres derrière nous je vis Kazim et Ismail qui nous poursuivaient en- core.
Arrêtez ! ordonna Ismail.
Mais nous continuâmes la course.
Tu peux tirer Kazim.
Alors que nous étions au pied de l’immense statue du général De Gaulle, Kazim tira. Trois fois. Personne aux alentours n’y prêta attention, pas même les chauffeurs de taxi tout proches car ils étaient fascinés par le feu d’artifice qui venait de commencer. Une balle toucha le socle de la statue ; les deux autres s’enfoncèrent dans un parterre de fleurs.
Je me souviens qu’à cet instant je me dis que la soirée était chaude et belle. C’était déjà une douce soirée de printemps. Des centaines de personnes surgissaient par paquets de la station de métro « VDNKh » et filaient d’un pas joyeux sur les larges trottoirs menant au parc ; les voitures avançaient indolemment en file indienne, leurs conducteurs s’affublant d’une mine aussi accablée que résolue ; des giclées d’étincelles lardaient le ciel de couleurs vives et un torrent de fêtards émerveillés se déversait dans le parc.
Reynaud ! Viens ! Cours !
Et je repris la course. Amulya décida de traverser Mira Prospekt en surface, sans emprun- ter le passage sous-terrain et en slalomant entre des centaines de voitures toutes promptes à changer de bande sans prévenir ou à se jeter dans le moindre espace libre qui les rapproche- rait de leur destination par un futile et dangereux bond de trois mètres ! C’était une pure folie. Un motocycliste nous abreuva d’injures. Je ne sais comment nous sortîmes vivants de ce piège mécanique.
Nous entrâmes dans le parc en passant sous une arche monumentale où trônent les figures en style stalinien d’une kolkhozienne et d’un paysan. Une foule énorme se bousculait dans le parc. Des milliers de personnes. Des enfants, leurs parents, leurs grand parents, des couples d’amoureux. Il y avait déjà des vendeurs de glace et de limonades et toutes les échoppes étaient ouvertes. Des marchands ambulants proposaient toutes sortes de jouets chinois à pe- tits prix, des casquettes et des guirlandes lumineuses.
Plus d’une fois j’eus l’impression que l’ombre de nos poursuivants approchait. Je crus les reconnaître mais je n’en fus jamais certain. J’avais les sens à vif. Amulya bougeait rapide- ment, ne s’arrêtait jamais plus de dix secondes, scrutait la foule d’un regard large et froid puis repartait.
Une délicieuse ambiance de fête foraine envahissait les cœurs et nous nous glissions, Amulya et moi, entre ces gens heureux, fuyant fébrilement, au son des flonflons, les deux tueurs lancés sur nos talons.
Les vastes bassins du parc venaient d’être mis sous eaux et les Moscovites en fête admi- raient les jets d’eau que les fontainiers venaient de rendre à la vie. J’aurais tant voulu m’at- tarder !
À hauteur d’homme des milliers de lampions colorés défiaient avec arrogance l’éclat des feux de Bengale lancés haut dans le ciel, sous une voûte d’encre de Chine. Le bruit des cas- cades se mêlait à celui du feu d’artifice et à la musique des moulins sur lesquels les gosses tournaient, tournaient, tournaient jusqu’au vertige en s’épuisant dans des guirlandes d’éclats de rire. Le parc sentait la poudre et la barbe à papa.
Viens vite !
Le pavillon du cosmos se dressait devant nous, à quelques centaines de mètres. Près de l’entrée une fusée, tendue vers les étoiles, affirmait haut et fort que l’espace appartenait aussi au peuple russe qui l’avait conquis avant l’Amérique.
Amulya me prit alors par le bras et me tira doucement vers un vaste parterre de fleurs jouxtant l’un des pavillons du parc en style stalinien. Elle se fit lente et discrète ; je l’imitai. Elle se baissa, se glissa sous quelques frondaisons, passa au travers d’une haie et arriva enfin près d’une petite construction en pierres toute délabrée.
Nous étions à une quinzaine de mètres d’un manège de chevaux de bois sur lequel des dizaines d’enfants tournicotaient et qui crachait de la pop’ music russe aussi dégoulinante que l’européenne. La lumière des lampions colorés clignotait à peine jusqu’à nous mais nous en- tendions les cris des gosses ivres de bonheur.
Oui, c’était l’endroit idéal pour échapper à Ismail et Kazim. Nous étions enfin en sécurité. Et d’ici une ou deux heures nous pourrions probablement sortir de cette cachette sans trop de crainte.
Elle s’accroupit contre quelques pierres branlantes. J’en fis autant, heureux de trouver enfin quelque repos. Mais c’est alors qu’elle m’attaqua.
Alors ! J’ai peut être droit à une explication, non ?
Son ton était ferme, menaçant. Et je ne pouvais aucunement lui en vouloir. Elle aurait pu mourir et même mourir sans savoir pourquoi. Je trouve que c’est très décevant de mourir sans savoir pourquoi on meurt. Moi ça me rendrait fou de rage. Je n’aurais pas du lui cacher la vérité. Quel idiot je suis.
Alors, ca vient ces explications ?
Oui, oui… Je m’excuse…
Alors je lui dis tout, absolument tout. Elle me posa mille et mille questions puis il y eut un grand silence. Un silence interminable.
Le feu d’artifice s’achevait ; la foule lançait des Ooooh et des Aaaaah… à chacune des der- nières fusées qui tutoyaient le ciel. Des étincelles multicolores se mouraient dans les arbres et les fontaines.
Son visage était baigné d’une lumière criarde tantôt blanche, tantôt bleue, tantôt rouge.
Ses mâchoires se serraient. Elle était furieuse.
Puis soudain elle s’enflamma.
Salaud, cria-t-elle toute en rage. Tu m’as menti ! Tu m’as entrainée dans une histoire de
fous. Maintenant des brutes que je ne connais pas veulent me tuer. Et moi je devrais continuer cette chasse au trésor avec toi ? Avec une espèce de handicapé social immature, maladroit, peureux, et rêveur ? Et menteur. Et manipulateur ! Et bien non ! Vas te faire voir. Débrouille- toi tout seul, sale menteur. Kozyol ! Mudila ! Tchmoshnik ! Moi, je m’en vais. Salut !
Elle se leva et partit. Marchant vers je ne sais où d’un pas lent mais déterminé. M’aban- donnant.
Mais qu’étais-je venu faire dans cette galère ! Pourquoi suis-je tellement maladroit avec les gens ? Pourquoi ne me comprend-on jamais ? Quand reverrais-je maman ? Comment al- lais-je me tirer de ce mauvais pas ? Pourrais-je un jour venger la mort de Jiang ? Le même sort que le sien m’était-il désormais réservé ?
J’étais là, assis contre ce mur en ruines, caché sous les frondaisons d’un parc qui dégouli- nait de joie, et moi je pleurais. Je sanglotais comme un gosse effrayé par un mauvais clown. Des flots d’angoisse, de rage et de tristesse m’emportaient dans d’infinies vagues de déses- poir, dans une houle ravageuse.
Il y eut dans le ciel une gigantesque explosion. Un bruit comme je n’en avais jamais en- tendu. Puis des bouquets de lumière dorée, comme des gerbes de blé, tombant en épis longs et fins vers le sol, puis des étincelles d’argent crépitant entre les grains. Les milliers de spec- tateurs rassemblés dans le parc poussèrent un murmure d’admiration, comme un gémisse- ment de bonheur, un soupir de joie. Mais mes larmes coulaient encore.
Le vacarme du feu d’artifice cessa brutalement et fut immédiatement remplacé par le bruit du manège forain tout proche et par les cris des enfants qui se firent encore plus aigus. Au- dessus des chevaux de bois une boule à facettes jetait en tous sens des pépites de lumière argentée qui traversaient les fumeroles et parvenaient parfois jusqu’à moi. Mais je pleurais encore.
Et je pleurai longtemps.
Et puis je l’entendis.
Allez, c’est bon. Je te pardonne. Mais ne recommence plus !
Elle était là ! Debout. Devant moi. Elle était revenue. Et elle me souriait !
J’eus envie de lui sauter au cou et de l’embrasser ! Agités par le vent, ses cheveux d’un brun doux battaient ses pommettes saillantes et brasillaient sous le feu des lampions !
Mais… Mais… Pourquoi êtes-vous revenue ? lui demandai-je.
Tu peux me tutoyer, grand dadais !
Ah oui ! Pardon.
Parce qu’en partant d’ici j’ai reçu un coup de téléphone de ton « ami » Altinkaya.
Quoi !
Il connaissait mon nom et même mon adresse à Elista. Il a d’abord tenté de me convaincre de travailler pour lui. Il m’a proposé vingt mille dollars pour l’aider ! Ici, avec mon boulot de guide - et quand j’ai du travail - je gagne quarante ou cinquante mille Roubles par mois. Sept cents dollars si tu préfères. Mais j’ai refusé évidemment. Et quand j’ai refusé, il m’a menacée, alors là, ça m’a mise en rage. Je ne suis pas à vendre ! Et personne ne me menace ! Et puis je me suis dit que tu ne mérites pas ça non plus. Tu n’es pas si mauvais que ça, finalement. Tu m’as menti, mais tu croyais bien faire… Alors je te pardonne. Mais ne recommence plus, hein !
Vous savez, mes chers élèves, je crois bien que c’est à cet instant là que mon regard sur cette jeune femme se modifia. Ses derniers mots me soulagèrent. Je n’étais plus seul. J’avais une amie à mes côtés. Une amie intelligente, courageuse et honnête. J’étais presque rassuré.
Merci Amulya, merci… Mais on fait quoi maintenant ? lui demandai-je.
On part d’ici. Cela fait presque deux heures que nous sommes enfermés dans ce trou. Je crois que maintenant nous pouvons sortir sans risque. Je pense que nous devrions aller à la police et tout leur expliquer.
Non, non ! Altinkaya m’a dit qu’il a des amis partout. Des policiers, des juges, des hommes politiques, des oligarques... Et je suis convaincu que c’est vrai. Et puis, la police, j’ai déjà es- sayé, à Bruxelles. Ils ne vont rien comprendre à notre histoire. Je crois plutôt qu’on devrait retourner à l’hôtel.
Mais tu es fou, Reynaud ? C’est là qu’ils nous attendent !
Mais je dois y retourner ! Ma valise… mes vêtements… mon désinfectant… mes médica- ments…mon thé…
Impossible, Reynaud. Pas maintenant. On arrangera ça plus tard mais maintenant il nous faut un abri et un peu de sommeil. Demain nous réfléchirons à ce qu’il faut faire. Je crois aussi que tu devrais arrêter et rentrer chez toi car cette histoire est peut-être trop compliquée
pour toi.
Pas question ! Je dois achever le travail de Jiang ! C’est une affaire de Principes. Pour lui, en sa mémoire. Et pour la Science ! C’est une promesse que je lui ai faite et maintenant j’ai comme « un devoir moral » à son égard. Tu comprends ?
Amulya ne dit rien. Elle resta parfaitement flegmatique, l’air surprise, me fixant de ses yeux grand ouverts. Elle réfléchit. Je pense qu’elle me comprit un peu mieux et peut-être même apprécia-t-elle mon attitude.
D’accord, d’accord, dit-elle finalement. Je te comprends ; c’est bien. Alors écoute : demain on réfléchira au meilleur moyen de gagner Elista mais maintenant, viens, suis-moi. J’ai une idée.
On va où ?
Chez des amies. Tu verras.
Il était déjà tard et les moscovites accompagnés d’enfants commençaient à quitter le parc pour rentrer chez eux. Nous nous mêlâmes sans peine à la foule et Amulya choisit de sortir par les allées donnant sur la tour Ostankino. Un large boulevard s’ouvrait devant nous et Amulya leva simplement le bras. Un « taxi privé » s’arrêta bien vite et elle lui donna notre destination : Novoguireïevo, à l’Est de la ville.
On va chez moi, expliqua-t-elle.
Mais c’est dangereux. Altinkaya connaît certainement ton adresse !
Non, non. Pas possible.
Comment ça ?
Personne ne sait que j’habite là. À Moscou les propriétaires doivent payer de trop fortes taxes quand ils mettent leur bien en location. Alors si vous vous domiciliez dans leur appar- tement le loyer devient impayable. C’est pour cela que la moitié des Moscovites ont des faux papiers avec une fausse adresse ! Il y a des centaines de faussaires à Moscou ; c’est un sport national ici, dit-elle en souriant. Mais même avec cette petite tricherie les loyers restent tel- lement chers que beaucoup de gens vivent en colocation.
Alors tu n’habites pas seule ?
Oh non ! Nous sommes quatre à partager le même appartement. Tu verras, ce sont des filles sympas.
« Des filles sympa » avait-elle dit ! Quatre filles ! Dans le même appartement ! J’allais pas- ser une nuit entouré de quatre femmes ! Mais moi je ne comprends rien aux femmes. Elles ne sont pas comme moi. Elles ont des manies, des habitudes, des caprices. Et elles discutent de choses étranges.
Et puis - pardonnez-moi si je vous choque, mes chères élèves - elles ne réfléchissent pas comme nous. Enfin, je veux dire… elles sont « différentes », n’est-ce pas ! Vous comprenez ? Je sais bien que c’est délicat à expliquer, mais vous me comprenez, j’espère.
En fait, pour dire les choses clairement : j’étais pétrifié.
Enfin, bon. Je n’ai pas le choix, me dis-je. Nous verrons bien. Alors passons.
Alors que nous traversions la ville Amulya arrêta soudain le taxi et se précipita dans une pharmacie. À Moscou la vie ne s’arrête jamais. Nombreux sont les magasins qui restent ou- verts vingt-quatre heures sur vingt quatre : les épiceries, les bazars, les bars, les pharmacies… Quand elle revint en courant, Amulya m’adressa un large sourire et jeta vers moi un paquet en disant…
Tiens. C’est pour toi.
J’ouvris le sachet. C’était un spray antiseptique !
Je ne sais comment vous expliquer mon soulagement. J’aspergeai mes mains immédiate- ment et une sensation de bien être, de paix intérieure, m’envahit dans l’instant. Un peu comme si toutes les tensions de cette soirée infernale s’évanouissaient goutte à goutte… J’avais été emporté par des vagues successives d’épuisement puis d’exaltation. Et maintenant je sombrais sous une houle de sensations pareilles à celles qui nous submergent après une trop longue privation de sommeil, lorsqu’on s’évade du monde tangible pour entrer dans la quiétude d’un imaginaire de pacotille où tout paraît simple et clair.
Donne-moi ton téléphone.
Quoi ?
Ton GSM. Donne-le-moi.
Je m’exécutai comme elle le demandait et je la vis sortir du taxi pour jeter son appareil et le mien dans une poubelle.
C’est trop dangereux. Ils pourraient nous suivre trop facilement avec ça. S’il le faut on en
achètera un nouveau, expliqua-t-elle en revenant.
Elle pensait à tout ! D’un côté cela me rassurait. Mais de l’autre cela me terrorisait. Com- ment allais-je faire, maintenant, pour contacter maman ?
Il nous fallut plus d’une heure pour gagner le quartier de Novogireyevo où elle habitait dans l’un des innombrables immeubles de sept ou huit étages datant des années septante qui parsèment encore la ville et sa périphérie. Des bâtiments aussi laids que fonctionnels au pied desquels s’agglutinaient des centaines de voitures stationnant dans une savante anarchie.
Amulya déposa sa petite clé magnétique dans une coupelle fixée au mur ; un long buzz suivi du claquement d’un verrou lui indiqua que la porte était ouverte.
Dans le hall d’entrée, toutes les boîtes aux lettres métalliques étaient éventrées. Je m’en étonnai…
Oh c’est normal ! Personne ne les répare. Mais on s’en fiche un peu quand même car la poste russe est la pire du monde, m’expliqua Amulya en riant. Impossible de lui faire con- fiance. Ici, les facteurs ouvrent les paquets pour s’emparer de ce qui leur plaît et ils jettent leurs sacs de courrier dans la Moskova quand il y en a trop.
Au sol, un carrelage sur trois était ébréché ou pulvérisé ; les murs étaient couverts de tags, de dessins et d’auréoles suspectes.
Il dit quoi ce tag ?
Ah ! Celui-là il est drôle et pour une fois il n’a rien de sexuel. Il dit « Pourquoi Dieu n’a pas créé de prédateur à l’homme ? Parce qu’il a fait l’homme assez stupide pour s’éliminer tout seul ». J’aime assez !
On prend l’ascenseur ?
Ben oui.
OK. Mais ne te plains pas…
Je lui avais répondu, mais sa question n’en était pas une. C’était plutôt une mise en garde ou même une menace. Une puanteur extrême régnait dans cette cage de deux mètres carrés. Une odeur d’urine et de vomi qui faillit me faire sombrer dans l’inconscience.
Ne t’inquiète pas, tu oublieras vite cette pestilence, me dit Amulya en souriant. C’est le voisin du sixième. Il s’ennivre tous les jours après le travail. Assez régulièrement il ne parvient pas à se retenir jusqu’à la toilette de son appartement alors il s’abandonne ici. Mais il est gentil tu sais. Et quand on râle sur lui, dès le lendemain, quand il a dessaoulé, il nettoie. Ah,
tiens, à propos… il travaille à La Poste !
Nous primes l’ascenseur jusqu’au cinquième étage. Encore deux portes, des murs sales, des carreaux brisés, et sur le palier un vide-ordures « en cheminée » traversant tous les étages. Un locataire manifestement insatisfait par la taille de la trappe - qu’il jugeait certai- nement trop petite - avait remédié à cet inconvénient par un grand coup de masse dans le mur de la cheminée. La trappe censée fermer l’ouverture du vide-ordures gisait au sol et, dans le mur, une entaille désormais béante se tenait prête à avaler des détritus de la taille d’une cuvette de WC dont par avance elle vomissait déjà l’odeur fétide.
J’étais horrifié. Mais soit… Nous entrâmes enfin dans l’appartement.
Amulya glissa quelques mots à l’oreille de ses colocataires qui éclatèrent de rire à plusieurs reprises. Elles poussèrent ces petits cris, ces ridicules « hi-hi » que seules les filles peuvent produire. Je crois bien qu’elles se moquaient de moi. Mais finalement une salve de « Pri- vet, privet » éclata à mon attention.
Ya Masha, me dit la blonde un peu ronde.
Ya Lena, ajouta la petite aux cheveux noirs et courts.
Y ya Gilyana ; Velcom’ in ourrr home, conclut la jeune aux traits mongols.
Ya Reynaud, spassiba, spassiba, ajoutai-je pour faire bonne mesure.
Enlève tes chaussures et mets tes tapouchkis, m’ordonna alors Amulya.
Ah oui ! Les tapouchkis. J’allais oublier… En Russie on dépose ses chaussures à l’entrée et on chausse les pantoufles « d’invité » que l’on reçoit de ses hôtes. On ne circule jamais en chaussures de ville dans un logement !
C’est Masha qui m’entraîna dans ce qui leur faisait office de salle de séjour. J’y découvris un canapé lit grinçant des cris de douleur chaque fois qu’un visiteur mettait ses vieux ressorts à l’épreuve. A ses côtés gisait un matelas, étendu au sol, tellement inerte et ténu qu’il me parut évident qu’il était passé de vie à trépas sous le règne de Boris Eltsine. Masha me poussa sans ménagement dans une bergère de cuir éventrée de toutes parts, entrée, elle aussi, dans son quatrième âge et qui exhalait désespérément tout son remugle. Une vieille télévision qui avait certainement retransmis la chute du mur de Berlin nous faisait face et sur le guéridon voisin trônait l’objet le plus moderne de cet endroit : un ordinateur portable de la marque Asus qui affichait fièrement son unique Mega de mémoire vive et son « tout nouveau Windows 8 ». Enfin, deux posters de chanteurs qui m’étaient parfaitement inconnus tentaient de
s’accrocher un jour de plus au papier peint tombant du mur par pans entiers et il flottait dans cet endroit une odeur de graillon se mêlant à des effluves de vinaigre et de vinasse.
Mais enfin… Bon. Passons. Car si ici je me sentais mourir ; ailleurs j’eus été mort.
Amulya parla à ses amies, leur expliquant sans doute qui j’étais. J’espère qu’elle n’en dit pas trop. Les quatre filles se mirent à piailler, puis elles poussèrent à nouveau des petits glous- sements parsemés d’éclats de rire. Je ne savais ni que dire, ni que faire.
C’était un petit appartement « parfaitement comparable à ce que l’on trouve générale- ment à Moscou » m’expliqua Amulya en me faisant visiter les lieux. Il y avait donc cette pièce étrange faisant office tout à la fois de salon et de chambre à coucher mais aussi un long et étroit couloir donnant accès aux autres pièces en traversant tout l’appartement. Je découvris ainsi une minuscule salle de bains avec un évier collé à une baignoire au fond bruni ; une toilette qui sentait le parfum chimique ; une minuscule cuisine avec une table accueillant pé- niblement trois personnes ainsi qu’une cuisinière à gaz Indesit agonisante exhibant fière- ment cinq gros boutons de bakélite ; et enfin une chambre à coucher - une vraie mais de quatre mètres carrée seulement - avec un autre matelas au sol et un large fauteuil.
C’est ici que nous allons dormir, me dit-elle.
« Nous » ? Elle avait dit « Nous » ! J’étais sûr d’avoir bien entendu. Mais quelle catas- trophe ! Quelle catastrophe !
C’est alors que Lena m’apporta à manger sans même me demander si j’avais faim. Cette énergique quadragénaire plus fébrile et vivace qu’un hymne national sud-américain, me dé- visageait avec un sourire carnassier et me dévorait du regard. Elle déposa sur mes genoux un plateau sur lequel se trouvaient un bol de soupe épouvantablement huileuse ; une première assiette accueillant une tranche de gras avec un quignon de pain ; une autre assiette suppor- tant une sorte de lasagne. Mais quelle étrange « lasagne » ! Elle empilait des déchirures de poisson, d’étranges filaments rouge-sang, des carottes, des oignons, des œufs, des pommes de terre, le tout marinant dans une louche de sauce ressemblant à une mayonnaise avortée. Poser mes yeux sur cette monstruosité me donnait déjà des haut-le-cœur.
Esch ! Esch ! me dit Lena avec son terrifiant sourire.
Elle veut que tu manges.
C’est quoi ? demandai-je d’une voix aussi douce que possible.
Dans le bol tu as du bortsch. Dans la petite assiette c’est du gras de porc. Mais le meilleur c’est la grande assiette avec du « Seld' pod shuboi ». Ca veut dire « hareng en manteau de
fourrure » ; c’est l’un de nos plats nationaux avec de la betterave rouge, m’expliqua Amulya. Lena est fière de pouvoir t’en offrir.
Je vis distinctement un sourire complice et cynique s’esquisser sur ses lèvres. Masha - la grosse blonde - approcha alors et déposa un verre de thé noir sur mon plateau. Il y avait tant de sucre dedans qu’un énorme dépôt que plus rien ne pouvait encore dissoudre s’était formé au fond de la tasse !
J’ouvris la bouche pour dire quelque chose mais Amulya me coupa la parole.
Tu ne peux pas refuser, Reynaud ! Non, je ne pouvais pas. Alors… Passons.
Je me forçais à ingurgiter ces « aliments » quand le jeu de massacre commença.
You married ? demanda la petite Lena tout à trac et dans un anglais plutôt sommaire.
Euh, non. Pourquoi ?
Elle est seulement curieuse, m’expliqua Amulya, toujours souriante.
You like Russian girls ?questionna Masha, la quadragénaire tout en rondeurs.
Uuuuh yes, very much.
You prefer blond girl ? Or brune ? s’enquit Lena.
Je ne sais pas… Quelle question ! J’aime les brunes comme les blondes je pense.
How are the Belgian women ? demanda alors Gilyana , la jeune mongole qui, elle, parlait anglais presque correctement.
Mais… comme toutes les femmes je présume. Elles n’ont rien de spécial. Je veux dire, rien de différent. Enfin, je crois.
You prefer Russian or Belgian girl ?ajouta Masha.
Mais je ne sais pas qui je préfère ! Je ne connais ni les unes ni les autres. Mais enfin… Vous êtes bien indiscrètes !
Puis soudain, brutalement, sans la moindre gêne, la plus brutale des questions me fut po- sée par Lena…
You will marry with Amulya ?
Pardon ? Epouser Amulya ? Moi ? Mais non ! Mais pas du tout ! Il n’en est pas question. Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
She is good girl, poursuivit Lena. You must marry her. She had boyfriend. But bad boy- friend. Very baaad. Idiot. Now finish . No boyfriend. Good for you. She free.
J’étais consterné !
Ce n’est rien, ne fais pas attention Reynaud, elles sont seulement gentilles et curieuses, dit Amulya.
Quelle drôle de façon d’être aimables !
Je ressentis alors un pressant besoin de fuir. Je demandai donc à me laver les mains et Amulya m’indiqua simplement la direction de la salle de bains. C’est seulement en quittant mon fauteuil que je réalisai vraiment dans quel état se trouvait cet appartement.
C’était un véritable souk ! Il y régnait un indescriptible désordre. Des vêtements s’entas- saient partout : sur les chaises, au sol, sur les matelas. Des chaussures éparpillées gisaient sous les meubles ; des soutiens-gorges (des grands, des petits et un énorme !) trainaient au sol ; des petites culottes étaient accrochées à une clinche de porte, à une clé d’armoire ou à un coin de tiroir à demi-ouvert.
Dans la salle de bain des dizaines de bouteilles de shampoing et de tubes de crème gisaient, ouverts et écrasés, au sol, sur des tablettes, dans la baignoire. Des brosses couvertes de che- veux, velues comme Kazim, trainaient dans tous les coins. Des boites de tampons et de ser- viettes hygiéniques étaient ouvertes ici et là. Des vêtements encore mouillés tentaient de s’échapper du lave-linge.
Dans la cuisine des spaghettis couverts d’une mousse verte s’accrochaient à une casserole et des verres - souillés de vin rouge séché enrobant des cristaux de sulfite - se languissaient dans une bassine de plastique rose.
Cet appartement n’était qu’un énorme et épouvantable capharnaüm. Des millions de germes, de microbes et de bactéries m’entouraient, m’agressaient. Je m’imaginais déjà fié- vreux, suffoquant, mourant, vaincu par la crasse alors que, pourtant, j’avais échappé aux tirs de Kazim ! Je ne sais ce qui me retint de passer moi-même un grand coup de torchon dans ce souk !
Après m’être soigneusement lavé, en revenant au fauteuil qui m’avait été désigné, j’inter- rogeai prudemment Amulya…
C’est un peu en désordre ici…
Oui, répondit-elle en souriant. Je crois qu’il nous manque un homme !
Et aussi : elles n’ont pas beaucoup d’intimité, aucune vie privée…
Tu sais, Reynaud, la vie privée est un luxe dans les familles russes. Certaines commencent à en profiter, mais beaucoup de vieux ne comprennent pas à quoi cela sert.
Pour illustrer à quel point la chute du communisme fut un choc pour les anciens, elle m’expliqua que son grand-père avait économisé assez d’argent pour s’acheter une petite auto. Il ne roula jamais avec elle et empêcha quiconque de l’utiliser. Mais tous les soirs il s’asseyait à son volant pendant une heure, pour lire le manuel.
Le feu de questions reprit dès mon retour. Les deux amies d’Amulya - les plus âgées, Masha et Lena - ne cessèrent de m’interroger sur mes intentions à son égard. J’eus même le sentiment très clair que tantôt elles me poussaient dans ses bras, tantôt elles tentaient de me séduire !
You very educated, very cultural, dit Lena
Yes, précisa Masha, and very very beautiful.
Me like you hair, reprit la première en caressant mes cheveux.
And me like you smile, acheva la seconde, en touchant ma joue du doigt. Mais enfin, que se passe-t-il dans ce pays !
Voyez-vous, je ne me suis jamais considéré comme un bel homme. Je dépasse à peine le mètre soixante-cinq pour une cinquantaine de kilos. Ainsi d’habitude on me trouve chétif et malingre et parfois même, à cause de mes manières, on me croit homosexuel. Et puis, ma fine moustache et ma courte barbe presque en bouc font souvent sourire mais j’y tiens car elles me donnent l’air plus âgé et plus viril. Alors, vous comprenez, tous ces compliments me sur- prirent un peu. Et je me demandais franchement s’ils étaient sincères.
Heureusement, la jeune Gilyana était avant tout curieuse de la Belgique et de mon métier et ses questions me permirent de « souffler » entre les indiscrétions des deux autres qui ne cessaient de boire de la vodka.
Vint enfin le moment de nous coucher. Amulya et Gilyana prirent place sur le matelas de la grande chambre. Je fus autorisé à me recroqueviller dans le sofa tout écorné qui était coincé contre leur litière, avec une couverture et un oreiller. Et j’eus enfin l’occasion d’interroger Amulya discrètement…
Amulya… dis-je en chuchotant. Qu’est-ce que tes deux amies me voulaient ?
Ne t‘inquiète pas Reynaud, sourit-elle. Elles ont un peu tenté de te séduire. Ou de te
pousser dans mes bras. Mais ce n’est qu’un jeu. Et puis, tu sais, ici il y a trop de femmes et pas assez d’hommes. Et surtout, pas assez d’hommes convenables, sobres, avec un vrai métier et respectant la gent féminine. Alors tu comprends… tu es un peu « spécial » à leurs yeux.
Ce n’est pas la première fois qu’on me disait que j’étais « spécial ». Mais c’était la première fois qu’on me le disait gentiment, comme un compliment.
Amulya éteignit la lumière. J’étais épuisé ; le sommeil m’envahit rapidement.
Ah non ! J’allais oublier de vous dire ! La grosse Masha m’avait prêté l’un de ses vieux T- shirt (maintenant trop grand pour elle) en guise de chemise de nuit. Jamais je ne m’étais senti aussi ridicule. Oh maman ! si tu m’avais vu !
Bonsoir, Reynaud. Dors bien.
Bonsoir Amulya. Dors bien, toi aussi.
Le lendemain matin je me réveillai fort tôt pour être certain d’être le premier dans la salle de bains. Ma nuit avait été tourmentée mais moins par le souvenir des pénibles conversations que j’avais endurées que par les tonitruants ronflements de la jeune Gilyana dans la chambre voisine. Ils n’avaient cessé que vers trois heures du matin ! Comment une femme si jeune, dépourvue d’embonpoint et non fumeuse pouvait-elle être affligée d’une telle tare ! L’alcool, peut-être… Passons.
Avant de faire mes ablutions je bloquai la porte avec une brosse à cheveux pour être certain que personne ne l’ouvrirait. Je me trouvai enfin seul et en sécurité ! Mais je préfère ne pas vous décrire l’état de cette pièce d’eau qui était tout simplement dégoûtante. Je dois quand même vous préciser que l’endroit était encombré d’un nombre invraisemblable de dessous féminins. Il y en avait de toutes les couleurs et de tous les styles, certains même me semblant, comment dire… compliqués et même osés.
Je vous avoue avec un soupçon d’impudeur et de confusion que je me suis attardé sur cette question des dessous féminins.
Bien sur, il y avait dans cette salle d’eau des petites culottes tout à fait touchantes, décorées d’une rose, d’un petit canard ou d’un joyeux lapin. Mais d’autres étaient minimalistes à un point que je n’aurais jamais imaginé.
Elles étaient faites seulement de quelques « ficelles » ou de fines pièces de dentelle trans- parente ne dissimulant probablement rien de ce que la plus élémentaire pudeur demande à masquer ! Je tentai d’imaginer à quoi ces jeunes femmes pouvaient ressembler en de tels ac- coutrements mais ces pensées ne firent - comment vous dire ? - ne firent qu’ajouter à ma confusion.
Je ne comprendrai donc jamais la logique des femmes qui aiment à se couvrir en se dé- couvrant. Elles s’imaginent séduire par des appâts - comme ces culottes - qui ne seront que trop tard révélés pour être aguichants. « Trop tard », c'est-à-dire lorsque la chose est déjà entendue.
En tout cas, et en ce qui me concerne, j’espérai que les petits canards étaient ceux d’Amulya.
Masha et Lena avaient déjà préparé du café quand je les rejoignis dans la cuisine. Il y avait sur la table un peu de pain, du beurre, des tranches de fromage et de saucisson. Depuis que les Occidentaux imposaient de honteuses et stupides sanctions au peuple Russes, chacun, ici, devait se résigner au beurre coupé à l’eau, au fromage cent pourcent chimique et au saucisson de gras. Les produits de qualité étaient chers et rares même à Moscou. Je fis donc signe à mes hôtes que j’avais l’estomac fâché et je me contentai de café soluble. À mes risques et périls.
Mes trois hôtes étaient à moitié endormies et avaient des têtes à faire pleurer un croque- mort. Elles trainaient leurs savates sur le linoleum imitant sommairement un parquet, sans dire un mot mais en tentant d’afficher un aimable sourire de circonstance.
Amulya sortit alors de la salle de bains et me rejoignit dans la cuisine.
Tu as bien dormi, Reynaud ?
Oui, ca va. Et vous ? Pardon. Et toi ?
Normalno, dit-elle en russe.
Je profitai de l’instant pour lui dire que j’aimerais téléphoner à maman. Peut-être pour- rions-nous emprunter le téléphone d’une de ses amies…
Non, non ! Pas maintenant ! C’est encore trop dangereux. Si Altinkaya a vraiment des amis haut placés ils surveillent certainement ton téléphone à la maison.
Mais… maman s’inquiète certainement ! Peut-être même sait elle qu’il y a eu des coups de feu à l’hôtel. Elle doit être morte d’angoisse.
Je comprends Reynaud. Mais je te le promets : on essayera de lui téléphoner dès que nous
serons vraiment en sécurité.
Elle avait probablement raison ; je devais être patient. Passons.
Comment crois-tu que nous devrions gagner Elista, lui demandai-je alors.
J’y ai réfléchi. Il y a un avion trois fois par semaine, mais c’est vraiment trop dangereux car ils surveillent certainement les listes de passagers. Il y a aussi un train maintenant mais on voyage avec le fret et il met une semaine à arriver !
Alors quoi ?
On va utiliser l’une des compagnies de bus qui font le trajet chaque jour. Ce n’est pas très confortable et il faut presque vingt-quatre heures pour couvrir les mille trois-cents kilo- mètres. Mais comme on dit, « tu verras du pays ».
Vingt-quatre heures en autobus ! Ah non ! Impossible. J’imaginais la promiscuité, les gens dégoûtants qui allaient m’entourer, les sièges inconfortables, les routes dégradées. Et proba- blement un chauffeur ivre !
Ne t’en fais pas, dit-alors Amulya. Il y a trois chauffeurs qui se relayent, des écrans qui projettent des films et on s’arrête toutes les deux ou trois heures.
Et si les trois chauffeurs étaient ivres en même temps !
Allons ! Ne sois pas si peureux ! Essaye d’être un homme !
Maintenant vous comprenez pourquoi je porte la barbe ? Ça me donne l’air… Enfin vous comprenez. Passons.
À propos d’être un homme, poursuivit-elle, tu ne te raserais pas ? Ton « bouc », tu peux le garder, mais le reste, ca fait sale… Tu devrais aussi changer de vêtements ; ils sont crasseux.
Moi je veux bien me raser ou me changer ! Mais tu m’as empêché de retourner à l’hôtel. Alors je n’ai ni rasoir ni vêtements de rechange !
J’aurais du m’en douter : Amulya avait déjà réfléchi à ce problème et même trouvé des solutions…
Je vais te donner un de mes rasoirs à épiler et ma crème « peau douce » ; cela devrait faire l’affaire. Et pour les vêtements, j’ai exactement ce qu’il te faut.
Des vêtements d’homme ?
Bien sûr. J’avais un petit ami mais on s’est séparés la semaine dernière ; il a encore quelques vêtements dans ma garde-robe. On va lui emprunter quelque chose pour toi.
Je ne savais pas que les femmes utilisent des rasoirs-rabots comme les hommes. Vous le saviez, vous ? Moi je pensais qu’elles utilisaient des crèmes et… et… Comment dit-on… Vous savez, ces bandes collantes qui doivent faire horriblement mal. Enfin bon… c’était un rasoir - évidemment rose et trop petit pour des mains d’hommes ! - mais il coupait bien et je pus me tailler la barbe sans trop de complications. Les vêtements, par contre, ce fut autre chose…
Mais Amulya, tu ne veux pas que je mette ça !
Tu veux garder ta chemise déchirée et ton pantalon tout crotté qui pue le chat errant ?
Non, non, bien sûr…
Ben alors, il n’y a que ça…
« Ça », c’était un pantalon de coton gris clair bien trop court qui moulait mon corps comme un film de cellophane tendu sur un sandwich. Il se terminait en étranglant mes che- villes bien trop haut, juste en dessous des mollets.
Et on ne met pas de chaussettes avec ces pantalons, Reynaud. C’est compris ?
Oui, oui, compris, Amulya.
Je reçus également une sorte de t-shirt près du corps qui étreignait mon torse et qui se fermait ridiculement avec un col de chemise ; il portait de larges bandes horizontales grises et blanches.
Mais c’est trop petit pour moi, Amulya !
Pas du tout ! C’est la mode coréenne. Je sais que tu n’aimes pas, mais c’est comme ça que ça se porte. Tout près du corps, bien moulant. Et sors-moi ce t-shirt de ton pantalon ! Oui… comme ça, par-dessus…
Enfin, j’enfilai le veston qu’elle me tendait. Une pièce de tweed moucheté avec des revers trop grands, des pans largement arrondis sur l’avant et deux gros boutons blancs pour fermer le tout.
Mais regarde, Amulya… c’est beaucoup trop petit ! C’est trop court ! Il s’arrête au-dessus de mon nombril comme un boléro de torero ! Et c’est beaucoup trop cintré à la taille ; je peux à peine le fermer. Et il me fait des épaules de robot !
Ben oui, justement ! C’est fait exprès ! Cette veste n’est pas du tout trop petite ; c’est le modèle qui est taillé cintré. D’ailleurs tu as tout à fait la taille de mon petit ami. Enfin, je veux dire « de mon ex ». C’est serrant bien sûr… mais ça se porte ouvert. Allez, ne fais pas le grin- cheux…
« Grincheux, grincheux »…comment aurais-je pu être de bonne humeur ! Elle avait beau me dire « Ça te va très bien ; ça te rajeunit », je me sentais quand même tout à fait ridicule. Mais bon… Passons.
On a quand même un problème, Reynaud. Il nous faut de l’argent et j’imagine que tu as laissé tes sous à l’hôtel. Quelqu’un pourrait t’en envoyer ici avec Western Union ou Money- Trans ?
Je dois vous l’avouer : cette question d’Amulya m’offrit un moment de fierté tout à fait délicieux !
Ce ne sera pas nécessaire, répondis-je. J’ai tout ce qu’il faut sur moi.
Comment ça ?
Je relevai alors mon ridicule T-shirt pour dévoiler d’un geste ample et auguste la ceinture de sécurité secrète que maman m’avait offerte et dans laquelle je cachais mes documents d’identité, mon argent, et les copies du testament d’Obushi ! Amulya parut surprise ; elle sou- rit - probablement admiratrice de tant de sagesse - et conclut…
Et bien c’est parfait. On rassemble quelques affaires légères et on les met dans un sac de voyage. Je réserve des places dans le bus et nous partirons dès qu’il y aura de la place.
Non, non… pas comme ça. Il me faut du pain sans froment ni gluten et des vitamines ! J’en a vraiment besoin tu sais…
Elle prit une mine défaite mais elle s’en ravisa rapidement.
D’accord. Cela ne change pas grand-chose. Nous irons ce soir sur Novy Arbat. C’est l’un des quartiers les plus animés de la ville. Nous devrions y trouver ton pain et tes vitamines car quelques boutiques « nature » s’y sont installées récemment.
Amulya décida qu’il serait sage que nous prenions le métro. Perdus dans une foule de gens pressés, nous y serions en sécurité et le trajet - sur la ligne jaune puis sur la bleue - ne pren- drait qu’une bonne trentaine de minutes.
Nous changeâmes de train à la station « Square de la révolution » dans les couloirs de laquelle Amulya s’arrêta un instant pour caresser le museau du « chien porte-bonheur » qui est l’une des nombreuses et spectaculaires statues décorant cette gare.
Il n’est plus nécessaire que je vous parle des stations de métro de la capitale russe. Ce sont, je crois, parmi les plus belles et les plus majestueuses du monde et la station Smolenskaia - où Amulya m’invita à sortir du train - est manifestement l’une d’entre elles. Les Moscovites disent qu’elle est construite dans le « style Empire stalinien » et c’est là une affirmation comme seuls les Russes peuvent en inventer : empreinte tout à la fois de cynisme, de rési- lience, et de fierté.
S’enfonçant très profondément dans le sous-sol de la ville, cette station s’ouvre sur un large vestibule circulaire couvert d’un dôme olympien lui-même décoré d’un ruban de mo- saïques exhibant à espaces réguliers une insolente étoile rouge. Trois escalators d’une lon- gueur infinie plongent abruptement de cet atrium vers les abysses de la station. On y circule ensuite dans de larges et interminables couloirs voutés, parsemés de colonnes à la mode an- tique et tous de couleur beige ou brune. Ils sont baignés d’une lumière indirecte diffusée par des dizaines d’appliques murales et des centaines de néons pales mais chauds.
Au sol, des dalles de marbre sombre agrémentées de motifs gréco-romains ajoutent à la magnificence du lieu. Ici et là des salles plus larges offrent au regard des usagers trop pressés qui ne les voient plus des bas-reliefs saluant les héros Russes de la « Grande guerre patrio- tique » qui n’est autre que la Seconde guerre mondiale sur le « front de l’Est ».
Viens ! Marche plus vite Reynaud. Les gens vont nous remarquer.
Amulya avait raison de me gourmander. Ici, dans le métro, les gens ne marchent pas ; ils courent. Mais il serait sot de se demander pourquoi ou vers quoi. Vers une école, un travail, un foyer ? Vers un ami, un patron, un amoureux ? Vers rien ou vers personne ? Pour rien, comme ça, pour vaincre le temps qui passe, et parce qu’ici on court, comme dans toutes les mégapoles, on court toujours, même quand on ne sait plus vers quoi.
Dis ! Tu viens ?
Sortis de la station, nous passâmes devant le Lotte, l’un des plus luxueux complexes hôte- liers de la ville avec ses boutiques, ses bars, ses restaurants et ses réceptionnistes rompus à ne plus voir ces jeunes femmes russes, à la fois trop belles et trop pauvres, qui flattent pour une heure ou deux des clients occidentaux trop vieux, trop ventrus et trop riches. Nous dé- bouchâmes enfin, quelques dizaines de mètres plus loin, sur Novy Arbat ulitsa.
Nous n’étions qu’en mai, mais la soirée était déjà chaude ; un crépuscule doré plongeait l’artère - large de six bandes de circulation - dans une douce lueur orangée qui commençait cependant à se flétrir. Les néons du boulevard prenaient lentement le dessus, et inondaient
peu à peu les larges trottoirs et les terrasses des cafés de mille couleurs vives et pures qui giclaient aux yeux des badauds.
Face à cette multitude de commerces et à la foule bigarrée qui les encombrait, au Nord de l’avenue, un vaste complexe commercial abritant un cinéma et Dom Knigi - La maison des livres, la plus grande librairie de la ville - s’alanguissait sur des dizaines de mètres. À son bas fronton un interminable écran lumineux animait des publicités aux couleurs criardes. Un peu plus loin, toujours sur la rive Nord, quelques immeubles de béton, en forme de boites d’allu- mettes et hauts d’une vingtaine d’étages, étaient plantés à la perpendiculaire de l’avenue et un urbaniste facétieux avait décidé qu’eux aussi devraient être tout enguirlandés de lumières. Ça les rendait presque beaux !
Je pense que ça ressemble un peu à Las Vegas, dis-je à Amulya.
Oui, peut-être. En tout cas, là, tu vois, à droite, avec les premiers commerces, il y a déjà l’entrée du « Club Penthouse ». On vient juste de passer devant.
C’est quoi ?
Euh… C’est rien. Je t’expliquerai. Mais avance, maintenant.
Je compris que j’aurais dû connaître ce « fameux » club et je me perdis dans mes suppu- tations lorsqu’un jeune homme me dépassa en me bousculant fort brutalement.
Il portait comme moi des vêtements « étranges » et sans doute du style Coréen qui plait tant à Amulya, mais je n’eus pas le temps de l’observer sérieusement car il disparut trop ra- pidement dans la foule des bourgeois moscovites se consumant à la terrasse d’un café, un cocktail à la main. Quel goujat et quel malotru !
Amulya m’entraîna dans une enfilade de couloirs gorgés de lumière qui semblaient former un centre commercial. Les magasins de fripes tendance y côtoyaient les petits bars, qui voisi- naient eux-mêmes avec tantôt une pharmacie, tantôt une boutique de téléphonie, tantôt une épicerie ou un marchand de jus de fruits frais.
Le magasin de produits naturels est tout proche, me dit Amulya. Tu viens ?
J’aurais bien voulu la suivre, mais mon épaule me faisait horriblement mal. Sans doute la conséquence de notre « cascade » à l’Hôtel Cosmos. Ou du mauvais coup que cette brute ve- nait de me donner.
Je préfère m’asseoir un peu, Amulya. Ici, à la terrasse de ce bar. Je vais prendre un jus d’orange. Ça ne te dérange pas ?
Non, non, pas de souci. Du pain de froment, c’est tout ce qu’il te faut ?
Non, non ! Du pain sans froment ni gluten. Et aussi du café sans caféine ou même mieux : du thé de Séchouan. Et si possible du vrai fromage ! S’il vous plaît.
Et des vitamines ! Un quelconque complexe vitaminé fera l’affaire pour quelques jours. Merci… Merci…
D’accord, fit-elle. Mais en levant les yeux au ciel et en me souriant.
Et aussi du miel ! Du miel sans additifs si tu en trouves ! Du miel sauvage de Bachkirie, ça ce serait parfait !
J’aime bien le miel. Mais attention… pas ce miel « industriel » dont on nous gave en Eu- rope, n’est-ce pas ! Moi j’aime le vrai miel, le miel naturel, le miel sauvage…
Vous savez, le miel, c’est comme le café, le thé, le caviar… Il y en a de toutes les sortes et à tous les prix. Mais le miel de Bachkirie, c’est selon moi le meilleur du monde. Il est récolté par quelques familles de bortevikis du Bachkortostan (autrement dit, de Bachkirie), une pe- tite république aux portes de l’Oural. Ces bortevikis entretiennent un savoir et des traditions ancestrales pour attirer les abeilles sauvages dans le bort, le tronc creux des meilleurs chênes et pins de la taïga. Ils interviennent dans la vie de la ruche uniquement pour y récolter pré- cautionneusement le miel qu’ils disputent aux ours bruns puis ils le revendent à prix d’or - entre cent-vingt et deux-cents Euros le kilo ! Mais cette récolte est toujours réduite car il y a peu d’essaims et les bortevikis prennent soin de laisser du miel dans les ruches pour garantir la survie des colonies pendant l’hiver. Il est presque impossible de trouver ce miel en Europe. Mais en Bachkirie et à Moscou parfois… si l’on a de la chance…
J’en étais là de mes songes et de mes espoirs, installé à une table de bistrot, que l’escogriffe en costume de chanteur coréen pour midinette post-soviétique surgit de la foule en se mettant à vociférer dans ma direction ! Il avançait en hurlant et en bondissant comme un moine shao- lin, faisant de grands gestes avec ses bras, déchirant l’air, montrant qu’il allait me couper le cou et me pulvériser à coups de phalanges.
Je me demandais comment l’un des hommes d’Altinkaya avait réussi à nous retrouver tout au fond de cette galerie en forme de boyau, puis je considérai que cette question était moins urgente qu’une autre : comment échapper à cet adepte de kung-fu déguisé comme moi en chanteur de k-pop ?
Je me levai et tentai de fuir, mais trop tard. Le guignol en habits fluorescents s’élança vers moi, me saisit au col par la peau du t-shirt et me souleva d’un seul bras en me collant contre
un mur. Même si je ne pèse que cinquante kilos pour un mètre soixante-cinq, me soulever ainsi, « d’un coup de pouce », c’est franchement impressionnant. Et inquiétant. Je pressen- tais que j’allais passer un très mauvais moment et peut-être le dernier de mon existence, car il avait la face rouge comme une cerise au marasquin et il postillonnait à chacune des injures dont il m’accablait.
C’est alors que cette brute m’asséna deux gifles qui me dévissèrent la tête puis me projeta au sol comme une chiffonnette. Mes lunettes tombèrent. J’eus à peine le temps de les retrou- ver, de les saisir, de les protéger en les serrant dans mon poing… Lui, il s’empara d’une chaise du bistrot, la brisa d’un seul coup sur le sol, en saisit l’un des pieds démantibulés et fit du bras de larges moulinets augurant péniblement du coup brutal que j’allais prendre.
Hé ! Hé ! хватит, хватит ! Assez, ça suffit ! hurla l’un des vigiles du centre commercial qui arrivaient enfin.
J’étais mort de peur, assis au sol, adossé à la vitrine du snack bar. L’un des deux hommes en uniforme s’adressa à moi mais je ne compris pas un seul mot de ce qu’il me dit d’une voix sévère et menaçante.
L’autre garde s’occupa de mon agresseur mais leur conversation me sembla bien plus cor- diale. Le « Coréen » lui tendit une carte et je pus y distinguer le blason russe avec l’aigle à deux têtes, une photo d’identité et les trois lettres « фсб » imprimées en arrière-plan sur toute la surface de la carte !
Bon sang ! « фсб ». « fsb » dans notre alphabet ! Ce sont les initiales du Service fédéral de sécurité qui succéda au KGB au milieu des années quatre-vingt-dix ! Mon agresseur était un espion ! Un tueur du KGB ! Un assassin professionnel. Le KGB voulait me tuer. Me kidnapper et me torturer probablement. J’étais fini !
Le vigile qui tentait de me parler se redressa. Lui et son collègue saluèrent obséquieuse- ment mon agresseur, « à la militaire » et en claquant des bottillons. Puis ils partirent virile- ment, marchant au pas, le dos raide, la main au ceinturon, les yeux plantés sur l’horizon. Ils m’abandonnaient dans les griffes du tueur !
Mais Amulya surgit.
Ты что творишь ! Оставь его в покое ! hurla-t-elle en frappant le crâne de mon adver- saire avec le sac à provisions en plastique qu’elle venait de recevoir dans l’épicerie fine. Tu es fou ? Qu’est-ce que tu fais, Danzan ? Arrête immédiatement, espèce de brute.
J’entendis du verre se briser dans le sac. Puis je vis que le précieux liquide ambré, mon miel sauvage, se répandait au sol.
Mon miel !
Ben oui ! me dit-elle en s’interrompant un instant. Désolée, Reynaud ! Ton petit pot de miel a coûté une fortune et je viens de le casser sur la tête de mon ex. C’est la vie ! Des fois c’est pas de chance.
Votre ex ?
On a dit qu’on se tutoyait !
Ton ex ?
Oui, Danzan. Cet imbécile avec qui j’ai passé deux ans de ma vie. Là… La brute qui allait te démolir…
Il n’est pas du KGB ?
Non. Enfin si… Mais maintenant on dit FSB.
C’est alors que « le Coréen du KGB » tout étourdi intervint…
Je ne vous dérange pas ? dit-il.
Il le dit en russe, mais je traduis pour vous.
Non. Enfin « si » ; tu me déranges, répondit-elle.
C’est qui ce moujik qui porte mes vêtements ?
C’est pas un moujik. C’est un touriste. Et c’est mon ami. Il a perdu ses vêtements et je n’avais rien d’autre à lui donner en attendant qu’il en achète des nouveaux. Et puis blin ! T’avais qu’à pas laisser tes affaires chez moi.
Je vois que tu n’as pas traîné pour me remplacer !
Je ne t’ai pas remplacé ! Pas encore. Et d’abord, c’est pas mon boy-friend ! Et c’est pas tes affaires.
Pourquoi tu m’as plaqué ? J’ai jamais compris !
Parce que tu es un dégueulasse. Un vrai moujik ! Tu ne changes jamais de caleçon ; tu pues en dessous des bras ; tu mets toujours l’édredon à l’envers, avec l’ouverture en haut du lit ; et le papier WC la même chose, avec les feuilles qui tombent côté mur !
Ah oui, me dis-je, le papier à l’envers ça c’est vraiment dégoûtant !
T’étais pas heureuse avec moi ? C’était pas bien, sexuellement ?
Avec toi ? Sexuellement ? Pfffffft… C’était nul. En deux ans j’ai eu plus d’orgasmes avec un coton-tige dans l’oreille qu’avec toi !
Ну ты и блядь ! lui lança-t-il.
Cela signifie « traînée », ou « putain ». Je n’étais pas sur d’avoir bien compris mais évi- demment je ne pouvais laisser passer cela !
Ah non ! Ca suffit ! lui dis-je en le regardant avec des yeux menaçants ! Faites preuve d’un minimum de respect pour les femmes, mon brave !
Et il vient d’où ton touriste ? D’Amérique ?
Non. De Belgique.
C’est où ?
C’est en Europe, ignare ! Qu’est-ce que tu peux être bête ! Tu sais comment j’ai découvert que tu es inculte ?
Hmmm…
Je l’ai compris quand tu m’as prétendu que les accords de Genève se jouent à la guitare ! Crétin.
Son visage s’empourpra à nouveau et je crus qu’il allait la frapper.
Ces Européens sont nos ennemis, Amulya. Et tu ferais bien de le comprendre enfin ! L’Amérique et l’Europe n’ont rien de bon à nous apporter. Ils nous méprisent parce qu’ils nous craignent.
Ils se croient meilleurs, plus malins et plus forts que le reste du monde et ils veulent imposer leur loi sur toute la planète mais il est temps de leur montrer que le monde n’est plus à eux, à leur « Occident ». Ils nous font déjà la guerre, sournoisement. Mais tu verras : un jour leurs canons seront à nos portes et ils tireront sur nous. Ils essayent déjà de nous punir de je ne sais quoi mais leurs punitions ne nous rendront que plus forts !
Ils nous inondent de leur propagande, de leurs fake news, de leur soi-disant démocratie,. Ils nous lavent le cerveau avec leur cinéma moralisateur et leur musique de juke-box mais ils nous reprochent de nous mêler de leurs affaires. Eh bien Ils ne feront jamais taire nos médias. Et leur bourrage de crânes comme leur double langage éclatera au grand jour pour toute la planète ! En vérité, ils nous jalousent depuis qu’on devient des capitalistes plus redoutables et plus efficaces qu’eux-mêmes !
Tu te trompes Danzan. Tu confonds les Européens et les Américains avec certains de leurs dirigeants. Tu sais, là-bas, les gens de la rue sont comme nous, ils veulent vivre en paix ; ce sont simplement leurs « faucons » de l’Otan et leurs marchands d’armes qui attisent le feu.
Amulya et Danzan se calmèrent et continuèrent leur conversation en buvant des jus de fruits à la terrasse du snack où j’avais cru voir venir la mort. Je ne dis pas grand-chose et je ne devinai le sens de leur discussion que très partiellement, mais je fus soulagé : ni Altinkaya, ni le FSB ne nous avaient attaqués ici. Je venais simplement d’être pris en otage dans une stupide bataille d’anciens amoureux.
Danzan-Tarzan se leva enfin. Il inclina poliment le tronc dans ma direction pour me sa- luer. Il ne s’excusa pas mais il m’expliqua que je pouvais garder ses vêtements tant que j’en aurais besoin. Il ajouta qu’il espérait qu’Amulya disait peut-être vrai en prétendant que les simples citoyens d’Europe sont plus sages que leurs dirigeants.
Il disparut dans la foule de la galerie. Je payai nos consommations et les dégâts causés au mobilier puis nous reprîmes le métro en direction de Novogireyevo.
En chemin, Amulya voulut absolument m’expliquer les propos et le comportement de son ancien petit ami poussé par la jalousie, mais aussi par une grande amertume face au compor- tement des Européens.
Elle m’expliqua que les Russes sont géographiquement et sociologiquement installés entre l’Europe et l’Asie et qu’ils ont toujours rêvé de faire le pont entre ces deux mondes.
Quiconque a visité Saint Petersbourg ou Moscou sait à quel point la Russie peut et veut être « européenne », poursuivit-elle. On ne peut rien y changer : géographiquement la Russie est en Europe ! Et quiconque prête attention à l’histoire sait combien la Russie a payé son tribut à la libération de l’Europe. Nous avons perdu plus de vingt-cinq millions d’âmes dans la lutte contre le nazisme !
Hélas, ajouta-t-elle en me fixant de ses yeux sombres, vous avez raté la chance historique qui s’offrait à vous avec la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Nous espérions la fraternité mais nous avons découvert la cruauté du Fonds monétaire international, la rudesse du « marché libre », et l’empressement des oligarques - les nôtres et les vôtres - à dépecer l’empire soviétique.
Amulya me parlait lentement, doucement. Elle prenait grand soin à me faire comprendre toutes les nuances de son propos. Et en face de nous, dans la rame de métro, une dame d’une cinquantaine d’années, un foulard vivement coloré et chatoyant couvrant ses cheveux gris,
nous observait très attentivement. Elle avait un étui à violon sur les genoux et souvent, en écoutant Amulya en dépit du bruit grinçant et furieux que faisait notre train, elle hochait la tête en signe d’approbation. Et elle me souriait gentiment. Je pense que cette violoniste, elle aussi, parlait français.
Tu sais, poursuivit Amulya, Danzan n’avait pas tout à fait tort. Si l’Occident avait respecté sa promesse de ne pas s’étendre vers l’Est suite à la chute du Mur, tout serait différent. Cette promesse[2] - « l’Otan ne bougera pas d’un pouce vers l’Est » - a été faite à Gorbatchev par Georges Bush, François Mitterrand, Margaret Thatcher, John Major, Helmut Kohl et même par les patrons de l’Otan et de la CIA ! Mais ce n’était qu’un mensonge. Poussée par les Clin- ton, l’Otan s’est ouverte à trois ou quatre pays de l’ancien Pacte de Varsovie. Mais quand s’ar- rêteront vos armées ? Quand leurs canons seront à portée de Moscou ?
Alors comment veux-tu que Danzan et quelques autres ne se sentent ni menacés, dupés et injuriés ? Comment veux-tu que nous ne soyons pas emportés par la méfiance et l’amertume ? Et tout cela sans compter sur nos ultras et nos propres va-t-en-guerre populistes et ultra na- tionalistes qui sont prêts à sauter sur la moindre occasion de pleurer sur la disparition de la Grande Russie et toujours fiers de vociférer contre « l’Occident ».
Je vous avoue, mes chers élèves, que les affaires politiques d’aujourd’hui ne me passion- nent guère et que donc je ne connaissais pas l’existence de ces accord. Mais si Amulya disait vrai, cela pouvait expliquer comment et pourquoi nous étions retombés si bas et si près d’une nouvelle « guerre froide ». Et j’en avais des frissons dans le dos. Mais en face de moi, dans la rame de métro, la dame au foulard et au violon me rassurait un peu sur l’avenir en me sou- riant toujours aimablement. Je lui rendis son sourire avec la même bienveillance.
C’était un autobus Mercedes qui devait avoir une vingtaine d’années et qui pouvait trans- porter soixante-quatre passagers. Il était là, garé à une cinquantaine de mètres de la bouche de métro d’où nous venions de sortir. Une petite foule bigarrée s’agitait autour de ce robuste véhicule qui avait déjà « tout donné » : quelques babouchkas bien vaillantes en dépit de leur âge et de leur poids, quelques moujiks dont les vêtements puaient déjà l’alcool et la sueur, deux mamans et leurs enfants-poupées, et enfin trois chauffeurs dans la cinquantaine aisé- ment reconnaissables à leur ventre charnu et girond ainsi qu’à leur ton autoritaire et suffisant. Ils avaient tous le type Mongol, un front large et plat, les yeux bridés, un nez camus, les pom- mettes saillantes ; je ne fus pas surpris, mais j’eus le sentiment d’être déjà en Kalmoukie.
Ma nuit avait été courte car je n’avais pu trouver le sommeil aisément, tant les explications d’Amulya sur l’amertume des Russes et le comportement des européens m’avaient trotté en tête. Heureusement, la journée était passée simplement et sans incidents. Masha, Lena et Gilyana avaient cessé de me harceler ; j’avais reçu du pain sans froment ni gluten, du gruyère presque comme le vrai, du thé de Séchouan et des vitamines. Il ne me manquait que le miel de Bachkirie. Mais bon ! On ne peut pas tout avoir dans la vie, n’est-ce pas !
Amulya s’approcha du chauffeur qui contrôlait les passagers, lui donna son nom et le paya, puis revint vers moi en me disant que nous pouvions enfourner notre sac dans la soute.
Nous prîmes place sur des sièges épuisés par trop de charnus fessiers de babouchkas, Amulya s’installant contre la vitre. La nuit était maintenant tombée mais des milliers de per- sonnes entraient et sortaient de la galerie commerciale toute proche qui était illuminée comme une scène de cabaret. Un écran géant enveloppait la façade du complexe sur des di- zaines de mètres de long - je n’en avais jamais vu de si grand et de si beau - et il enchaînait publicité sur publicité dans une orgie de couleurs. Ces animations et ces films de quelques minutes ressemblaient aux nôtres à s’y méprendre.
Le car se mit péniblement en branle. Peu à peu les lumières de la ville faiblirent ; Moscou s’évanouit lentement derrière nous. L’autoroute menant vers Volgograd s’ouvrit dans les rayons de nos phares mais notre fenêtre ne dévoila progressivement plus rien d’autre qu’une nuit caverneuse, des forêts obscures et des plaines ténébreuses. Alors que de l’aurore à l’aube Moscou, Saint-Pétersbourg et deux ou trois autres cités regorgent de lumière et bruissent d’activité, le reste de la Russie plonge chaque nuit dans la pénombre et la fenêtre du minibus n’offrit plus à nos regards qu’un lavis aux tons d’ardoise.
Amulya se cala dans son siège, les yeux grands ouverts, songeuse et silencieuse. Je fis comme elle. Puis soudain, devant nous, un petit écran de télévision accroché au plafond se mit à papilloter.
Oooh nooon, souffla-t-elle. Ce sont les chauffeurs qui choisissent les films. Ils vont sure- ment nous balancer un navet !
Et elle eut raison. Ils glissèrent dans le lecteur une cassette VHS de « Le plus beau jour », une comédie musicale russe populaire, mal jouée, mal chantée, mal filmée et pas drôle ; une histoire d’amour entre un policier et une villageoise. Pis encore : après ce film, et jusqu’au lendemain midi, nous eûmes à supporter la diffusion ininterrompue de séries télévisées poli- cières russes vieillottes et ennuyeuses. Elles me rappelèrent qu’ici les brutalités policières font toujours partie du quotidien - même si les choses s’améliorent - et je me mis à craindre que l’ex boy-friend d’Amulya s’intéresse à nouveau à ma personne.
Après quasiment trois heures de route mes muscles et mon esprit commencèrent à se mourir et une épouvantable odeur d’onion frais se répandait dans tout le véhicule depuis le siège d’une ubuesque babouchka. C’est le moment que nos chauffeurs choisirent heureuse- ment pour faire halte pendant une dizaine de minutes dans une gargote de routiers. Il était minuit et nous étions je ne sais où.
Nulle part.
Au bout du monde ou à son début ; c’est absolument sans importance.
Notre bus s’arrêta près de trois autres, sur un grand parking criblé de vertigineux nids de poules, à une vingtaine de mètres d’un cube de bêton percé d’une porte et de deux fenêtres d‘où s’échappait une lumière froide et laiteuse.
Nous entrâmes dans ce « bunker » par la porte principale. À gauche et à droite, deux demi- douzaines de tables étaient soigneusement alignées et une quinzaine de clients, des passagers des autres bus, y étaient assis. Ils m’observèrent d’un œil curieux et froid, fixement et
ostensiblement. Ils n’eurent aucun doute : j’étais un étranger, un drôle d’étranger, sans doute riche, habillé de manière excentrique et en route pour Elista. « Mais qu’est-ce qui pouvait bien m’amener là-bas ? » se demandèrent-ils vraisemblablement.
Asseyons-nous ici, fit Amulya en m’indiquant une table. Tu veux boire quelque chose ?
Oui, un thé.
Tu es sûr ? Tu ne préfères pas un Coca ?
Non, non.
Tu es vraiment sur ?
Mais oui !
Ah bon. Tant pis.
J’aurais du la comprendre plus rapidement. La tasse était sale, le sucrier servait de mau- solée à une famille de mouches et la serveuse, souriante comme un faire-part de décès, avait trempé le sachet d’herbes d’origine inconnue dans l’eau tiède pendant moins d’une dizaine de secondes avant de le réserver à l’attention d’un prochain client. Evidemment pas question que je boive une seule goutte de cette décoction marécageuse !
Le lieu et le moment étaient cependant propices à l’échange de confidences et j’étais cu- rieux d’en savoir plus sur Amulya. J’osai donc une question indiscrète…
Alors « comme ça » tu avais un « petit ami »… Ce Tarzan. Elle sourit gentiment mais elle évita de répondre.
Oui. Mais c’est fini. Et ce n’est par Tarzan ». C’est « Danzan ». Et puis d’ailleurs on ne dit plus « petit ami », Reynaud. On dit « boy-friend ».
Alors elle me fit un clin d’œil.
Et toi ? Tu as une girl-friend ou une épouse ?
Oh non ! répondis-je. Je n’ai pas de temps pour ça. J’ai trop de travail à l’université, des activités, une vie très occupée. Et je vis avec maman. Et puis… les femmes sont tellement
« différentes », n’est-ce pas.
Elle sourit à nouveau, d’un sourire tendre et sans moquerie. Puis après un long silence elle me dit…
C’est vrai qu’aux yeux des hommes les femmes paraissent « compliquées ». Eux, ils s’en- flamment quand il leur faudrait de la tendresse et nous c’est le contraire. Eux, ils se grisent à
se faire peur mais nous, nous avons peur de nous griser.
Je ne pus qu’acquiescer à tant de sagesse et de lucidité.
Notre table était couverte, comme toutes les autres, d’une nappe de toile cirée décorée de fleurs bleues. J’y posai les doigts une fraction de seconde ; juste assez longtemps pour décou- vrir qu’elle collait comme un papier tue-mouches et je m’empressai, bien entendu, de désin- fecter mes mains.
Cet endroit était sinistre, baigné de désespoir, glacé, privé d’humanité.
Partons ! dis-je à Amulya.
Oui, tu as raison, je te comprends, répondit-elle.
Je fus presqu’heureux de retrouver dans l’autocar mes compagnons de voyage ronflants et suants et mon siège tout défoncé.
Nous reprîmes la route et poursuivîmes notre conversation.
Tu crois vraiment qu’Altinkaya va nous suivre ?me demanda-t-elle.
Oui, je le pense. Il s’est déjà engagé, à Bruxelles, à Moscou ; maintenant il ne va plus reculer.
Et qu’est-ce qu’il pourrait faire ?
Je ne sais pas, répondis-je. Il va probablement essayer de nous trouver et de nous suivre. Et Ismaïl tentera de résoudre ce qu’il sait des énigmes par ses propres moyens.
Mais c’est toi le meilleur, n’est-ce pas ?
Je souris. Je lui répondis qu’en principe « oui », j’étais mieux instruit de l’ancienne culture Oïrate qu’Ismail mais qu’il était plus rusé que moi. Et surtout, qu’il était sans foi ni loi.
Ce n’est pas grave, me dit-elle sur un ton rassurant. Nous aussi, nous serons rusés. Et le professeur Jiang, c’était ton ami ?
Oui. Et j’en suis fier. C’est à cause de cette amitié que je suis ici.
Tu as beaucoup d’amis ?
Non, pas vraiment. Je suis trop « spécial » pour les autres. En général les gens ne me comprennent pas et moi je ne les comprends pas mieux. Un jour un chauffeur de bus m’a attaqué devant tout le monde et s’est moqué de moi parce que je nettoyais une main courante avec une lingette désinfectante. Il m’a traité de « maniaque cinglé » ! Mais plein de gens tou- chent cette chose et y déposent leurs virus et leurs microbes. J’ai quand même raison, non ?
Alors tu vois… c’est compliqué.
Elle sourit puis lâcha…
Moi j’ai beaucoup trop d’amis et en cela pas un seul car lorsqu’on est l’ami de chacun on est l’ami d’aucun. C’est pour cela que je pense qu’une seule perle peut faire un collier comme un seul ami peut faire un trésor.
Une fois de plus je ne sus que dire. Et je n’eus pour elle qu’un seul mot : « merci ».
Vers une ou deux heures du matin les chauffeurs arrêtèrent la vidéo et baissèrent les lu- mières mais l’odeur d’onion empestait toujours. Comme beaucoup d’autres passagers, Amulya s’endormit rapidement ; moi je ne fis que somnoler. Sa tête s’inclina, son buste s’af- faissa, son bassin glissa vers l’avant. Elle trouva instinctivement une position confortable et déposa sa joue sur mon épaule. Elle s’y appuya sans gêne ni retenue.
Je ne dis rien. Elle était bien et moi aussi.
Je me demandai seulement s’il était juste que j’entraîne cette jeune femme dans une aven- ture si périlleuse. J’avais des remords.
En bougeant un peu elle souleva accidentellement son sweat-shirt de quelques centi- mètres et dévoila partiellement son ventre plat et délicatement ciselé « en tablettes de choco- lat » comme on dit. Je découvris ainsi qu’elle portait un tatouage, un petit tatouage, discret, là, sur le côté gauche, plus bas que le nombril. Le dessin d’une plume stylisée. Ce n’était pas vilain. C’était même plutôt beau et gracieux. Elégant. Jamais je n’aurais imaginé que je pour- rais aimer un tatouage. Mais celui-là me plaisait ! Je me demandai ce qu’il signifiait.
Un collègue de la faculté de psychologie m’avait un jour expliqué que rien n’était acciden- tel en matière de tatouages ; que tout - le motif, le style, les couleurs, l’emplacement - que tout avait un sens, une raison d’être. Alors pourquoi une plume ? Pour la liberté ? La lé- gèreté de vivre ? L’amour des livres ? Sans doute ne le saurais-je jamais.
Certes, elle m’avait un peu menti lorsque nous fîmes connaissance, en me suggérant, mais sans le dire, qu’elle n’était pas tatouée. Mais je ne lui en voulais pas. Et je ne le lui reprocherais certainement pas cette adorable cachotterie toute féminine. D’ailleurs je ne lui dirais même pas que je l’avais démasquée.
C’est sur cette pensée que je finis par trouver un doux sommeil.
Vers six heures du matin nous nous réveillâmes alors que notre autocar s’arrêtait bruyam- ment sur un nouveau parking où stationnaient déjà des centaines de camions, autobus et voi- tures. Un parking géant !
La nuit expirait et autour de nous un merveilleux halo orangé se mêlait à l’éclat de dizaines de guirlandes lumineuses postillonnant leurs couleurs dans les brumes de l’aube. C’était féé- rique, magique, surnaturel.
Nous sommes à Mikhailovka. Tu viens ? me demanda Amulya en arquant le dos et en tendant les bras, se torsadant tout le corps comme un chat.
Bien sûr.
J’avais dit « bien sûr », mais une fois de plus elle décidait pour nous. Cette manie qu’elle avait de tout diriger, tout décider, devenait de plus en plus horripilante. Mais soit ! Je n’avais d’autre choix que de m’en accommoder.
Des dizaines de cahutes branlantes s’adossaient ici l’une à l’autre, à l’infini, au beau milieu d’un sombre et froid désert en bord de route. Chacun de ces frêles cabanons était surmonté de guirlandes de Noël, de lampions ou de phares virevoltants qui faisaient brasiller les bâti- ments de fortune et les chemins de boue voilés par la brume du matin.
Il y avait là des vendeurs de cacahuètes, des magasins de téléphones chinois, des ateliers de mécanique, des vendeurs d’accessoires pour autos et camions, des épiciers, des marchands de t-shirts et de casquettes. Des bistrots blafards - avec leurs mouches et leurs tables cou- vertes de nappes en Bulgom – crachaient dans la nuit les notes féroces de rockeurs russes en manque de vodka et de sol’ (un mot de slang russe pour l’une de leurs drogues bon marché). Les générateurs électriques ronronnaient de toutes parts. Une forte odeur de mazout piquait aux narines. C’était comme une petite ville en concentré, bruissant d’activité, nerveuse, agi- tée, jamais calme et s’offrant à tous les trafics.
Tu veux un Coca ? Un sandwich ?
Non, pas maintenant, répondis-je à Amulya. Mais j’irais bien aux toilettes.
Elle fit une grimace puis m’entraîna vers un baraquement s’ouvrant sur un long couloir éclairé par des tubes au néon qui chaulaient ses murs d’une lumière chagrine. Une intermi- nable file de voyageurs de la nuit avançaient à petits pas prudents vers leur libération dans ce
passage pavé de beige et de brun par un carreleur ivre ou maladroit. Au milieu du boyau, une virago constipée, enfermée dans une sorte de guérite recevait en silence les kopeks de ses clients et les dévisageant d’un œil torve et méprisant. Des mouches et des papillons de nuit virevoltaient autour de nous. Ils étaient des milliers ou des millions. Personne ne disait mot. Ni « bonjour », ni « merci ». Tout le monde, l’air coincé, faisait jaune figure.
Amulya et moi progressâmes mollement dans cette sentine glissante avec les autres.
Tu sais… je n’ai rien de mieux à te proposer, me dit-elle comme en s’excusant. Il n’y a que
« ça » tout au long du trajet.
Elle disparut côté « dames » et quand j’arrivai au lieu d’aisance des hommes, je compris avec effroi d’où provenaient sa gêne et son désarroi.
Une vingtaine de « cabines » étaient alignées contre un mur, sur une sorte de scène car- relée de blanc mais suintant de jaune et de brun. Elles étaient séparées seulement par une demi-cloison de multiplex s’arrêtant à hauteur d’épaule. On y entrait en ouvrant une « demi porte », elle aussi trop basse, trop courte, et sans verrou. C’étaient des toilettes « à la Turque » : un simple trou dans le sol et, de part et d’autre, deux emplacements en forme de semelle pour y poser les pieds.
Dans ce fangeux cloaque, des régiments de carabes, cloportes, cafards et araignées ram- paient sans peur ni vergogne vers leurs proies humaines. Et autant de mouches, cousins et papillons de nuit virevoltaient autour des néons épuisés, piquaient vers les fosses comme des F-15 américains sur une base de missiles nord coréens ou se posaient en terrain conquis sur un crâne luisant ou une fesse velue.
De l’eau ruisselait de partout. Non ! Pas de l’eau ! Un liquide incertain, répugnant, ignoble et dégoûtant, gras et huileux, aux reflets mordorés, aux effluves repoussants. Cette odeur in- supportable me prit à la gorge, me vrilla les boyaux. J’eus un violent haut le cœur, la chair de poule ; le besoin de vomir ; je me mis à trembler et à transpirer. J’eus envie de crier et je pris finalement la fuite en courant. De l’air, de l’air… Il me fallait de l’air.
Amulya me rejoignit alors que je suffoquais encore, accroupi entre la vie et la mort. Et entre deux bus sur le parking.
Ca va Reynaud ?
Pas vraiment.
Viens…
Elle sortit de son sac une bouteille d’eau de Cologne, m’en aspergea, le front puis en déposa quelques gouttes sur un mouchoir qu’elle posa sur mon nez et ma bouche. Elle me tendit ensuite mon flacon de désinfectant pour que je nettoie mes mains et mon visage. Enfin elle posa ma tête sur son épaule en me serrant bien fort.
Ca va aller, ca va aller, me souffla-t-elle gentiment en caressant mes cheveux.
Nous remontâmes dans le bus. Je ne dis plus rien jusqu’à ce que nous arrivions dans les faubourgs d’Elista, aux environs de dix-sept heures et après plus de vingt heures de route.
Amulya avait tout prévu. Pas question de dormir chez ses parents. De Moscou, elle avait donc appelé son amie Lulu qui était enchantée de nous recevoir.
Tu verras ; Lulu est un peu « fofolle » mais c’est une gentille fille. Elle s’occupe de ses parents et elle a un fils de cinq ans. Ce n’est pas très grand chez elle, mais ce sera confortable. Et personne ne saura que c’est là que nous vivons ; on y sera en sécurité.
Une fille « fofolle » ? Et alors ? Plus rien ne pouvait encore me surprendre.
Notre bus s’était arrêté sur un parking tout proche de la gare d’Elista, un vaste plateau piqué de quelques bâtiments dont un hall aujourd’hui déserté par les voyageurs. Depuis de longues années, seuls des trains de marchandises utilisaient cette gare pour rejoindre Mos- cou, mais les Chemins de fer venaient de rouvrir cette ligne aux passagers.
Tous les Kalmouks apprécièrent cette initiative : enfin un moyen sur et bon marché de rejoindre la capitale. Mais ils déchantèrent bien vite car ce très inconfortable train omnibus mettait plus de deux jours à gagner Moscou !
Tu viens ?
Amulya avait hélé l’un des taxis en embuscade près des autobus et nous prîmes la route vers l’appartement de Lulu.
Bien que je me flatte de bien connaître les peuples mongols je n’avais jamais visité la Kal- moukie. C’est que je ne suis qu’un homme de livres, et pas un chercheur de terrain. Mais j’aime découvrir une ville depuis un taxi et Elista m’offrait maintenant le spectacle d’une cité en devenir, déchirée entre avenir et tradition, entre Orient et Occident, entre héritage com- muniste et présent capitaliste.
C’est la statue d’Oka Ivanovitch Gorodovikov, me dit Amulya alors que nous approchions
d’un rond-point au milieu duquel régnait la statue d’un soldat kalmouk aux longues bac- chantes triomphant sur son cheval cabré.
C’est un « général rouge » de la guerre civile, poursuivit-elle. Une vraie brute : il a tué de nombreux « Blancs » en les coupant en deux de son propre sabre !
Voilà donc une manière bien originale de souhaiter la bienvenue aux visiteurs étrangers, me dis-je. Elle a en tout cas le mérite de rappeler à chacun que les Oirates furent un peuple de combattants sauvages et redoutés !
Tout au long de notre parcours je vis des immeubles de cinq ou six étages datant de l’époque khrouchtchévienne, quand on élevait à la hâte des « hlm » de béton construits sur un modèle unique, simplement fonctionnels et dépourvus de toute ornementation. Mais entre ces « bunkers » fleurissaient des boutiques montées de bric et de broc ou de nouveaux immeubles d’apparence moderne, recouverts de parements colorés ou entourés de colon- nades. Parfois même ils étaient surmontés d’un toit « en pagode ». Quel mélange hétéroclite ! Quel improbable assemblage d’histoire, de nécessité, de tradition et de modernité !
Une multitude de minibus de couleur orange virevoltaient dans les rues, zigzaguant entre les millions de nids de poules qui crevaient le bitume. Ils transportent chaque jour les cent mille habitants qui peuplent cette capitale oubliée du reste de la planète.
Nous approchâmes du centre - mais nous n’y passerons pas aujourd’hui, me dit Amulya
- et les promeneurs se firent plus nombreux. Il y avait beaucoup de jeunes en rue, habillés à l’occidentale et apparemment au fait des dernières tendances de la mode. Sur les trottoirs - eux-aussi parsemés de pièges - quelques babouchkas étaient assises sur des cageots et propo- saient à la vente quelques bouquets d’herbes variées. Amulya m’expliqua que ces vieilles femmes allaient à la cueillette dans les parcs et jardins publics puis tentaient de revendre leur moisson d’herbes et d’aromates pour arrondir leurs pénibles fins de mois car ici aussi, les pensions sont honteusement ridicules.
Nous arrivâmes enfin devant l’immeuble de Lulu. C’était l’un de ces blocs de béton gris s’élevant sur 5 niveaux, perdu dans un entrelacs d’énormes canalisations d’un bon mètre de diamètre. Elles étaient placées le long des trottoirs ravagés par le gel, à deux mètres de haut, et elles apportaient à chaque immeuble l’eau chaude de la centrale thermique du quartier.
Amulya appuya sur l’un des boutons du parlophone ; le buzzer beugla sa longue et carac- téristique plainte puis la porte s’ouvrit. Nous montâmes jusqu’au troisième étage dans une
cage d’escalier en béton accueillante comme un pensionnat d’orphelins. L’une des deux portes du pallier s’ouvrit et Lulu apparut !
Elle était énorme ! Plantureuse, gargantuesque, pantagruélique, hyperbolique ! Incom- mensurable dans sa robe à fleurs rikiki s’arrêtant à mi-cuisses, elle avait des bras… des bras herculéens comme les mâchoires d’une grue de ferrailleur. Et au bout de ces bras, des mains de bucheron. Et entre les bras, des mamelles de mammouth gavées de gras et plongeant jusqu’au nombril. Elle était gigantesque, plus haute que moi mais aussi trois fois plus large ! Ses jambes - qu’elle avait charnues, dodues et indécemment dénudées - me firent immé- diatement penser qu’on peut avoir la cuisse légère en l’ayant lourde. Elle me sourit, mais même ce sourire m’effraya. Cette femme était la preuve vivante que la nature peut être d’une infinie cruauté envers les humains.
Velkom’ Rèno, me dit-elle avant de s’emparer brutalement de mon corps, de l’étreindre de toutes ses forces et de le soulever de terre avec un voluptueux roulement de bedaine !
Tu vas le casser ! cria Amulya.
Alors, heureusement, cette mère Ubu des steppes obtempéra et me reposa délicatement au sol.
Come, come viz mi, dit elle alors en me faisant signe de la suivre dans le vestibule.
Puis soudain elle se tourna vers moi et m’ordonna - oui, m’ordonna - sur un ton d’adju- dant…
Tapouchkis !
Ah oui, les pantoufles d’invité. Elle les poussait du pied vers moi. J’allais presque oublier cette règle de politesse élémentaire « à la russe ».
Amulya m’avait dit que Lulu était marchande de fleurs. Alors comment ce monstre, cette montagne de chair, pouvait-elle exercer un métier d’artiste exigeant tant de délicatesse, de grâce et de féminité ; comment ces mains de bucheron pouvaient-elles assembler de délicats bouquets sans en broyer les fleurs.
Les parents de Lulu étaient dans le salon. Ils se levèrent péniblement pour me saluer, mar- monnant quelques mots apparemment aimables mais que je ne compris pas et qu’Amulya ne prit pas même la peine de traduire. Un adorable gamin pas plus haut que trois pommes mais déjà grassouillet s’approcha et inclina respectueusement la tête pour me saluer.
Lulu me poussa d’une virile pichenette dans le canapé trois places à côté de sa maman et propulsa Amulya à mes côtés. Le canapé était étroit et nous étions serrés les uns contre les autres. Le gamin se replongea dans ses mystérieuses sculptures de pâte à modeler.
C’est alors que je sentis l’odeur d’alcool que dégageait la maman de Lulu, mais aussi son papa. Je crois qu’ils n’étaient pas vraiment ivres mais simplement imbibés, « assommés ». Lulu remplit mon verre de vodka ; Amulya me fit signe de boire.
Quand Lulu disparut dans la cuisine pour y préparer quelques tranches de cornichon et de gras de porc, Amulya m’expliqua à mi-voix…
Ici c’est une tradition : quand un verre est vide, on doit le remplir. Donc si tu ne veux pas boire, touche à peine à ta vodka, mais vide ton verre d’eau régulièrement.
Ce fut un excellent conseil et il m’épargna le mal de tête qui m’aurait frappé à coup sûr si je m’étais abandonné à cette débauche.
Le reste de la soirée fut tout à fait comparable à ce qui s’était passé la veille. Lulu avait les mêmes interrogations que Masha, Lena et Gilyana ; les mêmes attitudes de séduction ; la même propension à me pousser dans les bras d’Amulya. Mais avec encore moins de retenue.
À un moment de notre conversation Amulya se pencha vers moi pour me dire discrète- ment…
Je pense que nous devrions lui expliquer ce que nous faisons ici. J’ai confiance en elle : elle gardera le secret.
Amulya avait raison. Je n’allais pas - à nouveau - exposer une jeune femme à tant de risques sans qu’elle en soit informée. J’expliquai donc la situation à Lulu et à ma grande sur- prise elle n’eût pas une seule question sur la dangerosité de notre projet ou sur les risques qu’elle courait.
Et combien il vaut ce trésor ? fut la première question qui jaillit de ses lèvres gourmandes.
Il est inestimable, répondis-je.
Bon. Et bien alors j’espère que tu m’en laisseras une part également « inestimable » quand on l’aura trouvé ! lâcha-t-elle tout à trac en me montant à nouveau tout le pragmatisme dont les Russes sont capables.
Amulya dit alors à Lulu qu’elle craignait que les hommes d’Altinkaya iraient jusqu’à sur- veiller son domicile. Peut-être Lulu pourrait-elle faire une visite de courtoisie à ses parents et discrètement vérifier si des espions épiaient leur appartement ? Peut-être le papa d’Amulya
serait-il chez son frère, dans la steppe, pour l’aider aux travaux de la ferme, expliqua-t-elle, mais sa maman et ses grands-parents seraient certainement à la maison.
Mais bien sûr que j’irai dire bonjour à ta maman, répondit Lulu sans hésiter. Et j’irai même dès demain matin. Je n’ouvrirai la boutique que dans l’après-midi !
Cette jeune femme était d’une brutalité crasse dans ses propos et ses attitudes et pourtant elle me paraissait aimable, attentionnée et sympathique. Peut-être parce qu’elle comprit ra- pidement que nous étions fatigués par le voyage et qu’elle nous proposa d’aller dormir sans trop nous perdre en bavardages.
Lulu avait décidé de passer la nuit avec son fils et ses parents dans le salon. Elle m’offrit un T-shirt rose taille xxxl assorti de dentelle qu’elle m’obligea à enfiler et qui me fit comme une nuisette, puis elle nous attribua la chambre à coucher avec un lit double. Amulya et moi nous y retrouvâmes rapidement ; après que je lui eus laissé priorité pour la salle de bains bien entendu.
Quand je revins dans la chambre elle était déjà en pyjama, enfouie sous les couvertures.
Je me couchai sur la carpette et lui dis aimablement « Bonsoir ».
Mais Reynaud ? Tu es fou ! Qu’est-ce que tu fais là parterre ?
Euh, rien. Je vais dormir.
Là ? Au sol ?
Bien sûr.
Mais il n’en est pas question ! Allez, viens ici. Oui, à côté de moi ! Et ne t’en fais pas, on ne se touchera pas. Je me collerai sur le bord du lit et je te tournerai le dos. Allez, viens !
Non !
Si !
Non !
Bon. Comme tu veux. Et tant pis si les cafards te dévorent pendant la nuit.
Les cafards ?
Oui. Il y en a plein dans cet immeuble. Et ils sortent pendant la nuit. Bon… ils ne vont pas te manger, mais ils vont se promener sur tout ton corps, s’insinuer dans tes vêtements, sous
le T-shirt de Lulu et même dans ton caleçon. Le lit, ils n’y vont pas ; mais le plancher, la nuit, c’est souvent leur plaine de jeux.
Je réfléchis, mais seulement un court instant. Elle avait à nouveau raison. Et les cafards… les cafards… c’est épouvantable. Rien qu’à les imaginer grouillant sur mon corps j’en mourais déjà.
Alors bon. Passons.
Je me glissai précautionneusement dans le lit, sous les draps, aussi loin que possible de celle dont j’étais obligé de partager la couche et je tentai de trouver le sommeil. Mais une question m’obsédait…
Amulya ?
Oui ?
C’est quand même vrai que les Russes boivent beaucoup…
Oui, je pense. Mais je ne sais pas comment on boit dans les autres pays et ça nous irrite, nous les Russes, d’avoir à supporter ce stéréotype. C’est comme les balalaïkas, le caviar ou les ours. Il n’y en a pas à chaque coin de rue. Plein de gens ne sont pas alcooliques, mais oui, ici on boit trop.
Tu sais pourquoi ?
Elle eut un long soupir accompagné d’un pesant silence. Nous nous tournions le dos mais au ton de sa voix j’eus la nette impression qu’elle souriait.
Et bien vois-tu, Reynaud… Lulu est une fille bien. Et ses parents également. Son papa avait un bon métier - il était ingénieur - mais quand l’URSS s’est effondrée il l’a perdu. Il a cherché du travail mais il n’a trouvé que des boulots minables avec un salaire de misère. Il a été gardien de nuit dans une morgue. Et sa femme a nettoyé les couloirs d’un hôpital. Il leur a fallu beaucoup de courage pour traverser la crise.
Ça, c’est au moment de votre entrée dans le capitalisme et l’économie de marché ?
Oui. Au début des années quatre-vingt-dix la société a changé à une vitesse et avec une ampleur que tu ne peux imaginer. Tout le monde l’a oublié mais c’est ce foutu Fonds Moné- taire International qui voulait ça. Les gens de cette génération - celle de mes parents et de ceux de Lulu - ne comprirent plus rien au monde qui les entourait. Ils le comprennent encore moins aujourd’hui. On les a tout simplement -sa-cri-fiés.
La moitié des services ont été privatisés ; leurs prix ont explosé. Et les autres secteurs publics,
comme la médecine ou l’éducation, se sont écroulés. Il y a des gens qui sont devenus odieu- sement riches et d’autres épouvantablement pauvres. Et eux, les pauvres, ils ne comprennent plus rien au « système ».
Mais Lulu, elle a ton âge. Elle était jeune quand le système a basculé ; elle devrait com- prendre…
Oui, mais comme des millions d’autres elle n’a pas pu en profiter. Même cette démocratie que vous lui vantiez tant a révélé en quelques élections toutes ses faiblesses et tous ses défauts que vous vous cachez à vous-mêmes. Son pays, jadis craint et considéré, est devenu pauvre et se bat pour retrouver l’influence et le respect qu’on lui accordait auparavant. Alors dis-moi : elle-même, comment pourrait-elle encore se respecter ?
Tu vois, Reynaud, cette « Russie des profondeurs », elle hésite entre le découragement et l’es- poir ; entre le regret du passé ou son oubli ; entre la nostalgie et le rêve.
Et quand on n’a plus les moyens de ses rêves l’alcool y offre un substitut à bon marché. Et quand on n’a plus la force ou l’envie d’inventer ses propres rêves, le Rusé qui en apporte de nouveaux en promettant le retour de la gloire apparaît comme un sauveur providentiel.
Tu comprends ?
Oui, oui…. Mais pourtant vous êtes à nouveau forts. Vous faites peur à l’Europe et à l’Amérique. De Varsovie à Vilnius on craint vos oligarques qui achètent nos clubs de foot et vos tanks qui vont s’arrêter aux pieds de la Tour Eifel..
Peut-être. Mais vous êtes bien sots d’avoir peur. Tu crois vraiment que nos mères ont envie d’envoyer leurs fils conquérir Vilnius, Berlin ou Kiev ? Vous, les Occidentaux, vous n’au- riez rien à craindre d’une Russie prospère qui vous ouvrirait son gigantesque marché sans la moindre velléité d’expansion ou de revanche. L’Europe a toujours fasciné les Russes qui rê- vent d’être son amie et de faire pour elle un pont avec l’Asie. Mais avec vos sanctions et votre détestable habitude de donneurs de leçons de démocratie vous faites tout le contraire en nous humiliant et en nous appauvrissant. Et vous ouvrez ainsi une voie royale à nos propagandistes qui embobinent les gens simples et les anciens qui ont pour seule source d’info leur écran de télé.
Mais je t’en prie, Reynaud. Pojaluista.
Elle dit ces derniers mots en tendant le bras aussi loin qu’elle le pouvait et en gratouillant affectueusement mes cheveux comme on le fait à un enfant. C’était plutôt gentil.
Amulya et moi étions à ce point épuisés que nous ne nous réveillâmes le lendemain que sur le coup de midi. Lulu était déjà là, débordant d’énergie comme à son habitude.
Salut les loulous ! Bien dormi ?
Mais sans attendre la réponse elle poursuivit…
Vous avez traîné au lit, hein, coquins. Eh bien moi, j’ai déjà fait mon boulot. Je suis passée chez tes parents, Amulya, pour leur dire un petit bonjour.
Et alors ?
Tu avais raison. Deux grands baraqués en veste de cuir traînaient dans la rue. Des étrangers. Je suis certaine qu’ils étaient Turcs. Ils avaient de ces têtes de voyous ! De vrais hommes. Mon Dieu comme ils étaient beaux. Je peux en avoir un pour moi ? Je veux le grand moustachu.
Mais vous êtes folle, Lulu ! Ce sont des bandits, des brutes, répondis-je.
Et alors ? J’ai l’air d’être une fille fragile ? Le premier homme qui me fera peur n’est pas encore né. Et d’ailleurs, s’il m’énerve, j’ai un rouleau.
Un rouleau ?
Un rouleau à pâtisserie, idiot !
Et comment vont papa et maman ? Et mes grands-parents ?
Pas de souci. Ils vont bien tous les quatre. Ils n’ont même pas remarqué vos deux gangsters traînant au pied de leur immeuble. Je pense que ces gars sont simplement là à at- tendre que vous arriviez.
Bien, fit Amulya. Ils attendront longtemps.
Lulu nous expliqua ensuite à quoi ressemblaient les deux malfrats. Elle en fit des descrip- tions fort détaillées - particulièrement pour le moustachu musclé qu’elle avait décidé de faire sien au plus vite. Il ressemblait énormément à Kazim, le complice d’Ismail qui avait tiré sur nous à l’hôtel Cosmos. Ils étaient donc trois, au moins, pour nous traquer à Elista.
En tout cas, nous voilà informés, conclut Amulya. Maintenant il nous faut prendre contact avec ta collègue de l’Institut de recherches sociales d’Elista. Comment s’appelle-t- elle ?
C’est le professeur Nina Otchirovna Tserenova, répondis-je.
Bien. Je l’appellerai depuis un café du centre…
Amulya avait dit « centerrr » en roulant les « r ». C’était très irritant mais je m’habituais progressivement à cet accent qui était finalement presque touchant.
Une heure après avoir entendu les explications de Lulu, Amulya et moi arrivâmes au centre d’Elista, au café Chipollino situé à deux pas de la « Maison blanche », siège du gou- vernement kalmouk, et de la monumentale Pagode des sept jours.
Cet établissement était un endroit surprenant car avec un nom pareil - Chipollino - je m’attendais à une décoration plutôt italienne mais il n’en était rien. Le mobilier et les couleurs
« art déco floridien » de l’endroit étaient volées à un bar à milk shakes de Miami. Des photos noir et blanc de New York pendaient au mur, et, assises à une table, quatre jeunes Kalmouks en jupe courte et chaussettes blanches dégustaient des crèmes glacées multicolores. J’avais l’impression d’être dans Grease et je m’attendais à voir entrer une Olivia Newton John kal- mouke d’un instant à l’autre.
Voilà, c’est réglé, me dit Amulya en revenant du comptoir. J’ai eu la professeure Tsere- nova au téléphone. Elle nous attend dans une demi-heure au « nouveau musée ethnogra- phique ».
Pas à l’université ?
Non… Elle m’a dit que c’est là qu’elle a son bureau et qu’elle travaille le plus souvent.
Je bus mon café avec plaisir. J’avais enfin un instant de calme ; personne près de moi à qui porter attention en veillant à respecter des conventions dont le sens m’échappe souvent ;
« personne » hormis Amulya bien sûr, mais avec elle c’était différent. Certes, ce café, ce n’était pas un déca, mais soit… Tant pis. J’avais maintenant pris l’habitude de me satisfaire de ce que l’on me donnait. Les temps changent. Enfin « les temps changent »… mais pas au Chi- pollino d’Elista qui s’est manifestement arrêté à l’année 1978 !
Vingt minutes plus tard un taxi nous déposa devant le musée. C’était un grand bâtiment tout neuf, récemment ouvert au public. À l’intérieur, une galerie faisait tout le tour du premier étage ; on y accédait par un escalier d’apparat et les salles d’exposition s’alignaient alors côte à côte, en arc de cercle. Ici et là un couloir de service menait vers des bureaux et des réserves dans les profondeurs du bâtiment.
Amulya et moi parcourûmes rapidement quelques salles mais je ne fus pas particulière- ment impressionné par les collections qu’on y exposait. L’une d’elles montrait la flore de pa- pier et la faune empaillée de Kalmoukie dans un naïf et maladroit diorama de carton-pâte. Une autre exhibait quelques costumes traditionnels de Kalmoukie et les ustensiles de la vie de tous les jours dans le passé. Rien que de très banal en quelque sorte.
L’une des babouchkas surveillant les lieux d’un œil torve nous introduisit dans le bureau de sa collègue qui nous accueillit avec un empressement manifestement feint. Sa réception me parut tellement « fausse », tellement froide, que je fus rapidement pris d’un sentiment de malaise.
À cause de cette étrange gêne je décidai d’être prudent. Nina Otchirovna Tserenova nous installa dans deux fauteuils de cuir balafrés faisant face à son bureau de style soviétique, raide et froid, couvert d’une dalle en verre et orné d’une lampe qui aurait pu éclairer Kossyguine. Elle était obèse et aux flancs de son visage convexe pendouillaient deux longues bajoues qui lui donnaient un air de mastiff baveux, triste et méchant. Coiffée d’une permanente trop raide, maquillée comme une matriochka, et vêtue d’une robe bleu sombre avec un col marin qui fut blanc - au temps de Kossyguine, justement - ses manches courtes laissaient entrevoir une chair flasque ballottant sous des aisselles avachies. Elle nous observait avec de petits yeux perçants, sombres, à demi-fermés qui n’auguraient rien de bon.
J’expliquai simplement et prudemment au professeur Tserenova que Jiang et moi-avions déduit de l’analyse de plusieurs documents qu’une étrange « Gerenzel » pourrait être mêlée au règne d’Obushi Khan ou à un passage oublié de la légende de Janghar. Aurait-elle entendu parler de cette femme mystérieuse ou de ce chant de l’épopée ?
Plutôt que de me répondre, la professeur Tserenova me bombarda de questions. Quels documents nous avaient-ils conduits à cette hypothèse ? Où les avions-nous trouvés ? Que disaient-ils précisément ? Pourrait-elle en recevoir une copie ? Que cherchions-nous en Kal- moukie ? Qui étaient nos sponsors ?
Ma collègue de l’université de Kalmoukie avait le front bas et le sourcil haut. Sa petite bouche pincée aux lèvres charnues mais serrées, ses grosses mains crispées griffant le verre du bureau, ses larges épaules balançant en lourdes vagues : tout nous montrait son irritation, son agressivité contenue.
Viens, il est temps de partir, me dit Amulya.
Mais non ! Nous n’avons pas d’autre rendez-vous !
Si. Viens !
Ne partez-pas ! nous intima sèchement Nina Tserenova.
Elle voulait nous retenir ! C’est cela… Elle attendait quelque chose ou quelqu’un et nous devions rester.
Alors, dans notre dos, l’une des deux portes du cabinet s’ouvrit et deux colosses en veste de cuir firent irruption dans le bureau. Ils croisèrent les bras et nous fixèrent d’un œil mau- vais. Nina Tserenova hurla :
Et bien maintenant dites-moi pour qui vous travaillez ! Pour qui travaillez-vous ! Pour qui, pour qui, pour qui, sales pilleurs de tombes !
Elle avait les babines dégoulinant de bave, la bouche ouverte ; plusieurs dents lui man- quaient, d’autres étaient remplacées par des chicots d’or ; elle vociférait en postillonnant…
Qui vous paye ? Qui vous paye !
Par ici ! Suis-moi, cria Amulya.
Nous prîmes la fuite par l’autre porte, celle qui était dans le dos de notre hôtesse enragée. Elle donnait accès à un couloir menant vers une réserve et, plus loin, vers l’une des salles d’exposition du musée. Nina Tserenova se leva et tenta de nous poursuivre mais à cause de son embonpoint elle retarda nos poursuivants en les bloquant dans l’étroit corridor.
Amulya avait deviné la disposition des lieux assez correctement. Nous traversâmes une salle à toute vitesse et c’est alors que je vis un mannequin de papier mâché représentant fort maladroitement Gengis Khan un arc à la main.
Un arc !
Je m’en saisis prestement, ainsi que des flèches de son carquois, tout excité à l’idée de montrer mes talents d’archer à Amulya.
Je me mis à couvert derrière le mannequin et j’attendis que nos poursuivants surgissent du couloir.
Mais qu’est-ce que tu fais, idiot !
Regarde ! répondis-je fièrement.
Le premier des voyous surgit du couloir. Je bandai les muscles, fermai un œil, tendis mon arc…
Et, dans un craquement brutal et sinistre, il se brisa à hauteur de poignée.
Allez, Robin des Bois, j’ai bien vu ! Viens maintenant, lâcha Amulya en poussant des pe- tits hi-hi-hi tout à fait déplacés.
Nous reprîmes la course, fuyant à toutes jambes, toujours suivis par les deux malfrats. Amulya poussa violemment une double porte métallique et nous débouchâmes dans une salle consacrée aux artéfacts de la période soviétique en Kalmoukie.
Il y avait là un bric-à-brac étrange et amusant : un vieux poste de radio, des affiches dé- fraichies du parti communiste, de vieux exemplaires de la Pravda, un béret des Faucons rouges, une édition originale de Das Kapital, et une énorme étoile rouge en métal émaillé qui faisait plus d’un mètre de « diamètre » !
Amulya se saisit de l’étoile et la propulsa en direction de nos poursuivants comme un Ninja lançant son Shuriken ! L’étoile s’envola, virevoltant, tournicotant comme un boo- merang. Il y eut même un chuintement, un sifflement, pendant son court vol, immédiatement suivi du souffle de nos poursuivants vidant brutalement leurs poumons sous le choc ; puis enfin nous entendîmes leurs jurons. L’étoile rouge les avait frappés de plein fouet, tous les deux ! Bien joué !
Amulya m’entraîna alors de couloirs en couloirs jusqu’à une salle où trônait une yourte traditionnelle déposée sur une petite estrade de bois. Nous entendîmes les cris et le claque- ment des pas de nos poursuivants sur le carrelage. Ils n’étaient pas loin mais Amulya avait un plan.
Dans la yourte elle souleva un tapis dissimulant une trappe ; nous nous y glissâmes rapi- dement en prenant soin de tout refermer discrètement derrière nous. L’estrade était basse et nous étions tout recroquevillés à l’intérieur, mais nous pûmes entendre les Turcs hurlant, courant en tous sens et s’invectivant.
Ca va ? chuchota Amulya.
Oui. Et toi ?
C’est un peu étroit comme cachette, mais ça ira. On sortira dès que possible…
Moins d’une heure plus tard, le corps endolori, parcourus de crampes, nous quittâmes notre refuge. Nous empruntâmes une sortie de secours pour nous retrouver enfin en plein air et Amulya se dirigea vers un arrêt de bus. Mais pas celui du musée bien sûr.
Assis sur les sièges étroits de l’un des minivans qui sillonnent la ville nous pûmes souffler un peu. Encore une fois nous avions échappé à nos poursuivants ; qui sait ce qu’ils auraient fait de nous s’ils nous avaient capturés ! À nouveau, la détermination et le courage d’Amulya me laissèrent admiratif.
Tu nous as encore sauvés Amulya. Mais comment se fait-il que tu aies compris si rapide- ment ?
Je ne sais pas. Elle était bizarre. Elle faisait traîner la conversation. Elle posait trop de questions ; elle était toute agitée avec un vilain rictus aux lèvres et des yeux de rapace. J’ai deviné que quelque chose n’allait pas. Toi, tu sais ce qui s’est passé dans sa tête ?
Oui, je pense. À mon avis Ismail Durmaz l’a rencontrée avant nous. C’est un menteur et un charmeur. Je pense qu’il l’a mise en garde contre nous en prétendant que nous serions des pilleurs d’antiquités.
Quel salaud !
Oui. Il est dangereux.
Nous étions encore sous le choc du guet-apens auquel nous venions d’échapper. Je trem- blais convulsivement… et pas seulement à cause des cahots de notre minibus plongeant dans les centaines de nids-de-poule de la chaussée. Collée contre moi, Amulya sautelait sur son siège et s’accrochait à mon genou d’une main ferme ; de l’autre elle tentait maladroitement de recoiffer ses cheveux en bataille.
Mais toi… dis moi, pourquoi continues-tu à prendre tellement de risques avec moi, lui demandai-je ?
Hi-hi ! Parce que c’est une chouette aventure avec peut-être un trésor à la clé ! Et puis je t’aime bien. Tu es drôle ! Quand ton arc s’est cassé j’ai failli mourir de rire. Tu étais si ridicule ! Et tu paraissais tellement affligé avec ces bouts de bois et cette ficelle qui pendouillaient au bout de ta main ! Tu avais l’air d’un enfant tout triste et sans défense. Alors ça me plaît de te protéger.
Je n’appréciai pas du tout cette façon de voir les choses. Alors je le lui fis savoir.
Je n’aime pas ce que tu viens de dire !
Oh ! Alors je m’excuse. Vraiment. Je regrette, dit-elle en retirant prestement sa main de ma jambe.
Nous n’échangeâmes plus un seul mot jusqu’à l’appartement de Lulu. J’étais vraiment fâ- ché. Je ne suis pas un enfant ! Je suis un adulte ; un professeur d’université respecté et ap- précié. J’en avais marre qu’on me considère comme un être « immature » ou « spécial ». Cela me blessait. Surtout de sa part. Enfin, soit. Oublions… Ou plutôt : essayons d’oublier.
Lulu n’était pas là, mais ses parents, enfoncés dans leur canapé, fixaient d’un œil gour- mand une émission de Rossia 1 où des politiciens se chamaillaient pour savoir qui, des Euro- péens ou des Américains, était le plus agressif à l’égard de la Russie.
Je me réfugiai dans la salle de bains pour m’y décrasser, me rafraîchir avec mon désinfec- tant et pour réfléchir.
Rien ne se passait correctement. Les hommes d’Altinkaya étaient à nos trousses. Ils nous suivaient de près et toujours avec la même détermination. Nous leur avions échappé jusqu’à présent mais pendant combien de temps aurions-nous encore cette chance ?
Je me demandais qui ils étaient. Tous Turcs ? Tous des voyous ? Armés ? Lourdement ? Et comment étaient-ils organisés ? Avec un chef et des sous-chefs ? Ils vouaient le trésor, c’est sûr, mais étaient-ils toujours prêts à nous tuer ? Oui, bien sûr – me dis-je – ils étaient prêts à tout pour s’emparer du trésor ; prêts à nous tuer. Je compris alors que – probablement - ils étaient même prêts à nous torturer pour que nous révélions l’endroit où se trouvait le trésor. Et nous ne le savions même pas !
J’eus peur. Je compris même que je m’habituais à sa présence ; qu’elle devenait ma com- pagne.
J’étais en Russie depuis plusieurs jours et je n’avais pas progressé d’un « poil » dans ma quête. Je n’avais rien appris, absolument rien, et je voyais mes chances de succès s’effacer l’une après l’autre. La professeur Tserenova était mon principal atout dans cette quête et par un simple mensonge ce salaud d’Ismail m’avait coupé de son savoir et de son expérience.
J’allais mourir, mourir sous la torture sans doute. Mais qu’étai-je venu faire dans cette galère !
Et puis… Il y avait aussi Amulya. À nous deux, nous aurions peut-être pu vaincre nos ad- versaires, mais il n’y avait pas de « nous deux ». Il n’y avait qu’une illusion, un rêve. Je croyais qu’elle m’appréciait et qu’elle me comprenait. Mais non, elle était comme les autres. Elle me voyait comme un enfant, un être immature ou incomplet. Elle avait pitié ! Ou que sais-je…
Je m’enfonçai dans le canapé du salon, songeur et déprimé, observant d’un œil distrait le fils de Lulu qui découpait des cœurs de pâte à modeler multicolores avec un moule.
J’eus envie de chialer, si vous voulez bien me pardonner cette vulgarité.
Le soir tomba sur la ville. Un ciel de feu s’alluma à l’horizon, variant du jaune à l’écarlate, cajolant les nuages, tutoyant la lune encore pâle qui s’éveillait à peine. Je me mis à la fenêtre pour admirer ce spectacle. C’était incroyablement beau. La lumière était si vive ! Elle caressa les toits en pagodes qui se mirent à vibrer de sang et d’or et le parfum des lilas qui fleurissaient par centaines dans les rues monta jusqu’à moi, accompagnant quelques notes de musique - un chant traditionnel - qui arrivait je ne sais d’où.
Sa main se déposa lentement sur mon épaule. Puis Amulya me serra dans ses bras.
Je m’excuse, dit-elle simplement. Ensuite elle déposa un baiser sur ma joue.
Je ne voulais rien dire de mal. Je sais bien que tu es un homme. Un vrai. Je l’ai vu.
Alors ça va, dis-je.
J’eus secrètement l’impression qu’elle venait de me dévoiler quelque chose, qu’elle venait de « s’ouvrir ». Moi je n’ai jamais su m’ouvrir de la sorte. Surtout avec les femmes. Mais comme ça, naturellement, sans savoir pourquoi, je me tendis vers elle et lui rendis son baiser.
Certes, je le fis avec beaucoup de plaisir, mais j’étais toujours malheureux et de mauvaise humeur. J’imaginai même que cette fripouille d’Ismail, lui, saurait comment faire avec les filles. Avec les filles d’ici. Et peut-être même comment faire avec Amulya. « Il serait parfai- tement capable de la séduire ! Et de me l’enlever », me dis-je. « Elle est bien maline mais pas plus que les autres elle ne résisterait pas à son charme, à ses trucs et à ses manigances. » Alors je sombrai dans une profonde tristesse mêlée d’inquiétude.
À quoi tu penses ? me demanda-t-elle. Je lui mentis un peu.
Je pense à tout ce que je dois faire. Je suis perdu. On n’avance pas d’un pouce et je ne vois plus comment nous pourrions progresser.
J’ai une idée.
- …
Mon oncle Badma. Le frère de papa. Il vit dans la steppe. Il avait un diplôme en gestion de l’environnement et quand les terres ont été privatisées il en a réclamé quelques hectares pour y élever des moutons. Maintenant il a une petite ferme et un troupeau de deux cent têtes dans la steppe. Il y reste souvent et quelques habitants du village lui donnent un coup de main quand c’est nécessaire. Il est un peu… comment dire… un peu « bourru ». Même moi j’ai par- fois du mal avec lui, mais c’est quand même mon oncle. Et je crois que tu finiras par l’appré- cier.
D’accord, mais en quoi pourrait-il nous aider ?
Il connaît vraiment bien l’histoire des Oïrats. Tu sais, ce « retour aux sources », cette
« plongée dans les traditions populaires » est très à la mode pour l’instant. Mais lui, ça l’a toujours passionné. Ça fait des années qu’il récolte les récits oraux des Anciens. Alors il sait plein de choses sur Janghar, la steppe, les tribus… La grandeur passée des Kalmouks fait sa fierté. Je ne suis pas certaine qu’il puisse résoudre nos énigmes, mais c’est possible. Et qu’est- ce qu’on risque à lui rendre visite ?
C’est loin ?
Pas vraiment. Quatre ou cinq heures en voiture. Il faudra qu’on loge sur place et c’est un peu « spartiate », mais c’est trop dangereux de rouler la nuit dans la steppe ; on risque de se perdre. D’ailleurs on peut même s’y perdre en plein jour ! ajouta-t-elle en riant.
Et la Fièvre hémorragique Crimée-Congo, ces tiques qui transmettent une maladie virale qui ressemble à Ebola, c’est épouvantablement dangereux, n’est-ce pas ?
Oui, oui. C’est très dangereux. Chaque année, pendant l’été il y a de nouveaux cas et même entre dix et trente morts. Ce sont surtout les éleveurs qui vivent dans la steppe avec les ani- maux qui en sont victimes. Mais si on est prudents il n’y a presque pas de danger et mon tonton connaît les lieux qu’il faut éviter. D’ailleurs, on restera près de la ferme sans s’aventu- rer dans des endroits sauvages. Et puis… ces tiques ne sont pas plus redoutables qu’Altinkaya, pas vrai ?
Cinq heures de voiture sous le soleil ! Une steppe sauvage ! Un logement spartiate ! Un ermite bourru et nationaliste ! Une maladie effrayante qui rampe sous les herbes ! Mais non, non, mille fois non ! C’est absolument impossible. Je n’irai pas. Je ne suis pas suicidaire !
Je pense que c’est ce que nous avons de mieux à faire, Reynaud. Et si tu ne le veux pas, alors… fais-le pour moi s’il te plaît, me dit-elle avec une voix d’une douceur infinie.
Je ne sais ce qui me prit…
Tu crois que tu pourrais trouver une voiture et un chauffeur pour demain ? répondis-je. Mais bon sang, pourquoi me laissai-je embobiner !
C’est comme si c’était réglé. Et elle me fit un clin d’œil.
Nous nous mîmes en route dès huit heures du matin, le lendemain. J’étais toujours de fort mauvaise humeur.
Notre chauffeur n’était autre que Lulu, toute heureuse de recevoir deux-cents Euros qui couvriraient deux mensualités de sa nouvelle Kia Rio rose-bébé. Amulya m’avait proposé de lui donner cette somme, ce que j’avais accepté, mais je trouvais que c’était quand même « bien payé ». Soit… Passons…
Nous quittâmes Elista par le Sud dans la direction du village d’Iki Burul. Autant dire la direction de « nulle part ». Cette voiture - évidemment unique dans la ville - avait une couleur grotesque, un rose aussi extravagant que sa propriétaire et nombreuses furent les têtes qui se retournèrent sur notre passage. J’eus honte pour Lulu.
En sortant de la ville, non loin du « vieux Khurul » - l’ancien grand temple bouddhiste d’Elista - une statue monumentale de Khongor bandant son arc, nous salua une dernière fois alors que la steppe se dessinait déjà devant nous. Il avait une épée attachée à son flanc et cela ramena mes pensées vers l’épée d’Obushi et vers ce pauvre Jiang. Mon ami Jiang.
Cette plaine infinie, d’une absolue monotonie, à peine vallonnée, couverte de hautes herbes et dépourvue du moindre arbre, me poussa instantanément au désespoir. Ici et là j’aperçus quelques troupeaux de moutons, une dizaine de vaches et même trois chameaux. Et aussi quelques fermes. À l’horizon, la steppe caressait un ciel pur dans un pâle mélange de vert, de sable et de bleu. Tout au long du chemin une ligne électrique fatiguée balançait de
poteau en poteau et offrait à de petits rapaces un perchoir idéal pour traquer le mulot. Si- nistre.
J’étais d’une humeur de chien. Certes, j’avais fait la paix avec Amulya, mais sa remarque sur mon immaturité me pesait encore et l’angoisse de voir Ismail la séduire m’habitait plus que jamais. Alors autant vous le dire : ce paysage de steppe était peut-être spectaculaire, émouvant, pittoresque et que sais-je, mais franchement, je n’en eus que faire. Je ne vis que de l’herbe, de la poussière et devant moi une route monotone, écrasée de soleil, parsemée de crevasses et de nids de poule, traversant des villages pouilleux et sans âme dont la pauvreté sautait aux yeux, avec des vieilles, le dos courbé, travaillant leur potager, et des moujiks mal rasés, pas lavés, le poil dru, vidant goulûment une bière à bas prix sous une tonnelle de plas- tique déchiré. Sautillant de bosse en fosse dans ce panorama décoloré, la Kia rose de Lulu y faisait une tache ridicule. Et Lulu, à elle seule, surchargeait ses amortisseurs tout en regor- geant de son siège et en envahissant mon espace de manière insolente et répétée !
Déprimant vous dis-je, chers étudiants !
Je ne prononçai pas un seul mot pendant trois heures. Je sombrai dans des pensées dé- sespérantes : qu’allais-je faire dans ce trou, dans cet enfer pestilentiel, à la rencontre d’un ethnologue amateur, bourru de surcroît, qui n’aurait - au mieux - que des légendes à me ra- conter ? C’était un déplacement stupide, dangereux et inutile en compagnie d’une gamine hyperactive et dominatrice ! Et maman me manquait. Je n’avais toujours pas réussi à lui té- léphoner et cela commençait à me peser.
Alors que nous étions perdus sur cette route sans fin, juste à l’entrée du village de Naryn Khuduk, Lulu ralentit et se mit à scruter les herbes comme un chasseur à l’affût. Avec un air de Sioux elle chercha le début d’une piste partant là, vers la gauche, mais je vis bien qu’elle faisait simplement la maline.
Je crois que c’est ici, dit-elle, en s’engageant sur un chemin de terre. Et nous pénétrâmes profondément dans la steppe.
La voiture sautilla comme un cabri.
Accroche-toi ! cria Amulya. Ca va secouer. Nous sommes dans ce qu’on appelle « Les terres noires » parce que, comme tu vois, le sol est brun et poussiéreux, et aussi parce que l’hiver, ici, il n’y a presque pas de neige. On est à la limite de la steppe et du désert… Si on a de la chance on pourra même croiser des antilopes Saïga. C’est ici qu’elles se cachent !
Nous roulâmes ainsi, de bosse en fosse, de bifurcation en bifurcation pendant plus d’une demi-heure, laissant derrière nous une tornade de sable arrachée à la piste.
Arrivés à un nouveau croisement entre trois chemins de terre Lulu s’arrêta.
Je ne suis pas certaine, dit-elle. On s’est peut-être perdus. La steppe à l’air d’être toujours pareille mais elle change sans cesse. Je ne sais plus si nous sommes au bon endroit…
Bien sûr, il n’y avait aucun panneau, aucune indication. Amulya hésita, elle aussi.
Tu ne crois pas que c’est à droite ? demanda-t-elle.
Oui, peut-être.
Il ne manquait plus que cela ! Nous étions perdus au milieu de la steppe ! Sans vivres, sans téléphone, sans réserves d’eau, livrés à nous-mêmes, prêts à nourrir les vautours et les tiques ! J’imaginai nos cadavres, nos vêtements déchiquetés par les animaux sauvages, et nos os blan- chis sous le soleil, éparpillés entre les herbes, comme ceux de ces malheureux cow-boys per- dus dans la Vallée de la mort. Dans les films. Désolant.
Nous prîmes à droite. C’était un « coup de poker ». Mais enfin, comment peut-ont prendre de telles décisions sans savoir ! C’était terrifiant de bêtise. Les minutes qui suivirent me sem- blèrent une éternité. J’eus l’impression de rouler vers ma mort. Puis soudain, devant nous, nous aperçûmes loin, très loin, un nuage de poussière brune qui fonçait vers nous.
C’est bon ! C’est bon ! C’est sûrement mon oncle, cria Amulya.
De la nuée qui embrouillait l’horizon émergea péniblement une vieille moto pétaradante qui virevoltait sur un chemin venant de nulle part.
C’est dyadya ! C’est dyadya !
La moto s’arrêta et nous aussi. Amulya courut vers son dyadya, son tonton, qui avait vu de loin notre nuage. Elle lui donna une accolade, mais il n’y eut aucune embrassade. Je sortis de la voiture sans trop approcher d’eux. Ce Badma Andreevich n’avait pas l’air gentil. Et il portait un fusil à l’épaule ! Amulya et lui échangèrent à peine quelques mots puis elle revînt vers moi.
Dyadya doit s’occuper des bêtes, dit-elle. Il m’a dit de rentrer à la ferme ; il nous rejoindra ce soir quand il aura mis le troupeau à l’abri des loups et des voleurs.
Le vieil homme s’éloigna dans la steppe sur sa moto puante et pétaradante ; il ne nous fit pas même un signe et ne nous adressa pas même un regard. Une dizaine de minutes plus tard nous arrivâmes à destination. Nous fûmes accueillis par les aboiements sauvages de deux
chiens débordant d’énergie. Ils coururent en tous sens, libres et sans muselière, frôlant mes jambes, mordillant mon pantalon ! Je tremblai de peur.
La « ferme » : c’était un bloc de pierre et de béton que Boris Andreevich avait coulé de ses grosses mains au milieu d’un vaste espace poussiéreux débarrassé de toute végétation. À l’en- trée de ce « cube » gris, il y avait une première pièce avec un robinet et dessous, déposée sur une table, une bassine de plastique rose, un rose délavé ; c’était l’unique point d’eau servant de cuisine et de salle de bains selon l’heure du jour.
Passant par une ouverture sans porte on pénétrait ensuite dans l’une des trois pièces d’une dizaine de mètres carrés chacune. L’une d’elles faisait office de chambre pendant la nuit et de salle à manger pendant la journée ; l’autre servait de salon ou de chambre ; la troisième, un peu plus petite, accueillait un matelas au sol et un autre posé contre un mur, prêt à servir.
C’était tout.
Il y avait un panneau solaire et un générateur mais l’ermite, le sauvage qui vivait ici éco- nomisait le carburant et le panneau livrait juste assez d’énergie à une vieille batterie de ca- mion pour alimenter un minuscule frigo, deux ampoules et une télévision allumée à l’heure du journal télévisé.
La toilette était plus loin, dans la cour : c’était une cabane en bois, à une vingtaine de mètres de la maison, juste à côté de la douche. Une « toilette à la Turque » infestée de mouches bien sûr !
Ah oui ! Il y avait aussi une douche ! C’était un autre cabanon mais son toit supportait un énorme réservoir métallique ovoïde qui brillait intensément au soleil et qui ressemblait à une grosse bombe !
C’est le réservoir de kérosène d’un avion, m’expliqua Amulya. Il est tombé du ciel et papa l’a récupéré. C’est parfait pour conserver au frais l‘eau de la douche !
Le soleil « tapait dur », mais il faisait meilleur à l’intérieur. Amulya nous installa, Lulu et moi, dans le traditionnel canapé-lit, encore fermé, et nous donna à boire. Du thé kalmouk au sel et au lait caillé pour elles ; de l’eau fraîche pour moi.
Lulu vida sa tasse d’un trait puis elle nous quitta avec empressement car elle voulait ren- trer à Elista et ouvrir son magasin dès le lendemain matin. Elle promit de revenir deux jours plus tard pour nous ramener à Elista. Deux jours ! Je devrais vivre - que dis-je ! - je de- vrais survivre au moins deux jours dans ce « trou ». Ce serait comme l’éternité !
Heureusement, il faisait un peu moins chaud à l’intérieur de cette habitation rudimen- taire. Amulya fouilla les armoires et le petit frigo puis elle se mit à préparer un dîner alors que je commençais à m’endormir.
Deux ou trois heures passèrent et je fus réveillé par la pétarade de la moto et les aboie- ments des chiens. Badma Andreevich était de retour. Il déposa son fusil contre un mur, à portée de main, puis il enleva ses bottes basses en caoutchouc vulcanisé, d’une couleur hési- tant entre soufre, rouille et caca d’oie, toutes pareilles à celles des soldats de l’ex URSS et il entra sans dire mot. Et même sans se laver les mains.
Il s’assit sur une chaise branlante, me brutalisa d’un regard assassin, puis il y eut un long et embarrassant silence. Je ne me sentis pas bienvenu.
Dyadya ! Tu n’as même pas dit bonjour à ton invité ! dit alors Amulya d’une voix douce. L’ermite bourru sensé m’aider grommela.
Boris Andreevich était un homme grand et mince, âgé d’une cinquantaine d’années. Dans ce corps longiligne je devinai une impressionnante masse de muscles et un solide gaillard bâti pour une vie au grand air. Il avait le cheveu long, le poil dur et mal rasé, une peau épaisse veinée de profondes crevasses comme en portent tous ceux qui sèchent au soleil dans une existence trop dure. Ses traits taillés à la hache, ses pommettes en saillie et son regard d’un froid sibérien lui donnaient un air menaçant. Il avait des petits yeux plissés à l’extrême et j’eus même l’impression qu’ils étaient encore plus bridés que chez n’importe quel autre Oïrate.
Il tendit vers moi ses grosses pattes sales et calleuses. Je crus - ô surprise - qu’il allait me serrer la main mais il saisit mes deux biceps et les broya d’un pincement de doigts en mar- monnant un « bonjour » d’outre-tombe, sinistre et terrifiant. Je plongeai sur ma fiole de dé- sinfectant pour me laver les mains et m’éponger le front. Il eut une sorte de hoquet goguenard puis il se tourna brutalement vers sa nièce.
Alors, qu’est-ce qui t’amène ainsi chez ton oncle ? demanda-t-il, toujours avec cette voix monocorde et froide comme le permafrost.
Amulya lui expliqua. Elle ne parla pas des attaques auxquelles nous avions échappé mais elle lui fit part de tous les mystères que nous avions à résoudre. Moi, je me tus et je pris grand soin de boire le moins possible de ce purgatif thé kalmouk que l’ours habitant cette tanière venait de me servir sans me demander mon avis.
Voilà mon oncle chéri… En résumé, nous cherchons l’endroit où Mandere, l’épouse
d’Obushi, a été enterrée. Elle est dans un Bumbuluva qui ressemble à celui d’une mystérieuse
« Gerenzel, épouse de Khongor », à presqu’un Khara Tsagan de l’endroit où le lama a dispersé les cendres d’un mystérieux Balvatyn, non loin d’une rivière « à l’eau qui purifie ». Ça te dit quelque chose, tout ça ?
À chacune des phrases de sa nièce, l’ermite hocha la tête, prenant un air mystérieux, ab- solument grave et impénétrable. Il prononça à peine quelques syllabes, lâchant évasivement quelques « haha », quelques « oooh » et même un furtif « horoshow » qui veut dire « d’ac- cord ». Mais il ne répondit pas et il me fut impossible de discerner en lui une quelconque émotion.
Encore un peu de vodka ou un peu de thé ? demanda-t-il avec cette même voix sans âme.
Oui, oui, dit-elle. Mais laisse donc… Je vais vous resservir… Tu ne bois pas Reynaud ? Si, si ! Tu dois boire !
J’étais franchement excédé par le côté dirigiste d’Amulya et par la froideur brutale de son oncle mais j’avais appris à respecter les conseils de mon guide et je ne voulais blesser ni l’une ni l’autre… Alors « laissons faire Amulya », me dis-je. Et tant pis pour mon allergie, j’essaye ce thé au sel et au lait caillé !
Fort étrangement, et à mon grand accablement, Amulya n’évoqua plus les mystères que nous avions à résoudre et nous ne parlâmes plus d’Obushi Khan.
L’oncle d’Amulya s’enquit des dernières nouvelles d’Elista, de la famille, des amis. Il in- terrogea Amulya sur ce que je faisais en Belgique et sur notre mode de vie, à nous, Européens, mais quasiment jamais il ne s’adressa à moi directement.
Une fois, pourtant, il me posa une question et me demanda si nous étions vraiment aussi hostiles à la Russie que la télévision russe le laisse penser.
Bien sûr que non ! lui répondis-je. Tout ça, c’est la propagande de l’Otan et de ses va-t- en-guerre qui ont besoin d’une « Russie menaçante » pour justifier leur propre existence et l’achat de nouveaux canons !
Il me parut soulagé mais se contenta de lâcher un borborygme construit sur deux soupirs.
Hmmm Hmmm.
Ce fut le seul moment de la soirée où j’eus l’impression de discerner un sentiment au tra- vers de ce personnage sculpté pour inspirer la plume d’un Alexander Blok ou d’un Mikhail Boulgakov (dont, à propos, je vous recommande la lecture, mes très chers élèves).
Quant à moi, je n’eus aucun souci avec le lactose du thé kalmouk. Étrange. L’effet du climat peut-être ? Mais soit… Passons…
Amulya avait préparé de la viande d’agneau tendre et fraîche et le repas fut excellent. Le soir tomba et Badma Andreevich m’indiqua la petite chambre dans laquelle il avait décidé que je dormirais. Seul, bien sûr. Il nous quitta un instant pour aller voir « ses bêtes » et j’eus enfin quelques minutes pour interroger mon guide…
Tu peux m’expliquer ce qui se passe, Amulya ?
Ne t’inquiète pas. C’est normal. S’il n’a rien dit c’est très bon signe. Cela signifie qu’il a des réponses à nous donner mais qu’il veut d’abord être sûr de toi et de tes bonnes intentions.
Je m’endormis sans peine car j’étais épuisé par notre voyage. Ma mauvaise humeur m’ac- compagnait encore et, contrairement à Amulya, je n’avais quasiment aucun espoir d’entendre cet ermite, ce sauvage, apporter une quelconque explication aux mystères que je tentais d’éclaircir.
Viens vite ! Viens vite ! Dépêche-toi… Lave-toi et viens !
C’était Amulya qui criait vers moi depuis l’entrée du « bunker ». Le jour se levait à peine et il faisait déjà chaud à s’en étrangler. J’avais encore besoin de repos. Mais bon sang ! cette hyperactive midinette des steppes est-elle incapable de rester calme plus de cinq minutes ?
Qu’elle me laisse en paix ! Qu’elle me laisse en paix !
J’étais à bout de nerfs. La nuit trop courte n’avait nullement été réparatrice. Et j’en avais assez de cette quête suicidaire.
Je me rafraîchis à la bassine et je sortis pour la rejoindre.
Le soleil lançait ses premiers rayons sur les herbes. Une lumière rasante, brulante, un peu jaunâtre, attisait les contrastes sous un ciel aux mille nuances de bleu, et « mettait le feu » à la steppe. Il allait faire encore plus chaud, vraiment chaud. Trop chaud, évidemment !
Au loin, Badma Andreevich et ses chiens poussaient un troupeau de moutons vers un nou- veau pacage. Eux aussi, ils soulevaient un nuage de poussière en progressant sur les terres brûlées.
Regarde comme c’est beau, dit-elle.
J’étais encore de mauvaise humeur et je n’avais pas envie de le reconnaître, mais « oui », c’était beau. Même si Badma portait encore son fusil à l’épaule. Je n’aime pas les armes à feu. Je leur préfère les arcs.
J’entendis alors le hennissement d’un cheval. Je ne l’avais pas vu, hier, mais à une centaine de mètres de la ferme il y avait un hangar de tôle ondulée et un vaste corral.
Ce sont les chevaux de mon oncle. Tu veux les voir?
Vous aurez peut-être du mal à me croire mais je n’avais jamais vu un cheval de près. J’en ai toujours eu peur et maman m’en protégeait. Ceux-ci avaient l’air d’être des chevaux de course et ce n’étaient certainement pas des chevaux de trait, me dis-je.
Les Kalmouks ont toujours aimé les courses de chevaux ! m’expliqua Amulya. Et dans la steppe, beaucoup de fermiers en élèvent. Dyadya en a six ! Alors il y a de nombreuses compé- titions entre éleveurs et entre villages et parfois même pas mal d’argent à y gagner ! D’ail- leurs, mon oncle a déjà gagné quelques courses, tu sais !
Nous approchâmes de deux chevaux qui virevoltaient à l’extérieur. Je tendis prudemment une main vers le plus petit mais il était nerveux. Je crois qu’il était tout aussi effrayé que moi. Il secouait la queue, soufflait entre ses babines, et la peau de tout son corps vibrait en petits frémissements.
Vas-y, vas-y, caresse-le doucement, dit Amulya.
Je touchai prudemment son cou. Il transpirait et cette sensation me déplut énormément, mais lui, il sembla apprécier. Il hocha la tête deux ou trois fois puis il recula d’un coup sec et s’éloigna vivement.
Ce sont des chevaux de course. Ils ont du tempérament, m’expliqua-t-elle.
Il fallait que je me désinfecte d’urgence, mais je fus assez fier de mon courage. C’était la première fois que je caressais un cheval. Et un cheval de course encore bien !
Amulya et moi partîmes alors pour une courte promenade dans la steppe, en prenant soin de ne pas quitter les chemins de terre car les tiques transmettant la fièvre hémorragique Cri- mée-Congo ne se plaisent guère en terrain découvert. Amulya me parla de son oncle, de son papa et de sa maman ; je lui parlai de mes parents et de ma jeunesse. Mais elle ne me dit rien à propos d’Ismail. Cette question m’occupait souvent l’esprit. Je me demandais ce qu’elle pensait de lui. Il était tellement viril… elle ne pouvait qu’être attirée par lui pensai-je. Les femmes aiment les hommes « forts », n’est-ce pas ? Mais soit…
Vers midi nous regagnâmes la ferme. Badma Andreevich avait déjà dressé la table avec du saucisson, du pain, des tomates, des concombres, des piments et des cornichons. Et avec de la vodka, bien sûr.
Il souleva alors son verre puis se livra à un rituel « tatar » venu du fond des temps. D’un geste vif il répandit quelques gouttes d’alcool en direction du poêle à bois en l’honneur des esprits et en marmonnant quelques mots à leur attention. Dans leur yourte, jadis, ses ancêtres aspergeaient de lait, de thé ou d’alcool « l’idole du maître » qui devait trôner à la tête de son lit ; ils pliaient alors un genou en terre en direction du Midi et y répandaient leur boisson à trois reprises, en l’honneur du feu. Ils faisaient ensuite de même vers l’Orient pour l’air, vers l’Occident pour l’eau et vers le Septentrion pour les morts.
Enfin Badma Andreevich prononça son toast. Les Russes aiment dire solennellement un mot à chaque nouvelle rasade. Sa voix était toujours glaciale, monotone, comme menaçante. Bon sang, comme je n’aimais pas cette brute !
Amulya traduisit son bref discours.
À ma grande surprise elle expliqua qu’il avait dit qu’il devinait en moi un homme sérieux mais qu’avant d’être rassuré de me voir si proche de sa nièce il voulait être sûr que j’étais aussi un homme de confiance, bon et solide !
Je n’en crus pas mes oreilles ! Il avait des sentiments ! Et il m’appréciait presque !
Je n’eus d’autre choix que de le remercier pour ces mots presqu’aimables… en avalant mon verre de vodka d’un coup sec. Mais comment peut-on apprécier un tel poison qui brûle ainsi le gosier !
Nous ne fûmes pas encore au dessert qu’Amulya me dit…
Maintenant c’est à toi.
À moi quoi ?
À toi de dire un mot, sot !
Elle remplit mon verre de vodka ; je tendis le bras, verre en main, et remerciai mon hôte. D’abord pour son accueil, ensuite pour la bonne éducation que lui et son frère avaient donné à Amulya ce qui me permettait aujourd’hui d’avoir un guide de qualité ainsi qu’une amie pré- cieuse.
Et je vidai un deuxième verre de ce dangereux breuvage. À nouveau d’un coup sec. Ce qui obligea Badma à me servir à nouveau.
A ma grande surprise mon hôte s’adressa alors directement à moi :
Comment se fait-il qu’en Europe des gens se tuent pour des questions de religion ? Amulya traduisit et je ne sus trop que répondre. J’expliquai que moi aussi, cela me cho-
quait. Que cela n’arrivait pas seulement en Europe. Que c’était sans doute en lien avec l’in- coercible besoin de domination de certaines religions aux ambitions bien plus politiques que spirituelles.
Ici, nous ne sommes pas comme cela, répondit-il. Avant, il y avait des chamans. Mainte- nant ils ont presque tous disparu mais il y a des bouddhistes, des chrétiens, des musulmans et nous vivons tous en paix, dans le respect mutuel.
J’eus envie de lui répondre que c’était apparemment vrai en Kalmoukie mais que toute la Fédération de Russie ne profitait pas d’un calme si parfait et peut-être précaire. Je décidai pourtant de me taire. Alors il poursuivit :
Nous, les nomades, nous ne comprenons pas la notion de frontières. Et nous avons tou- jours su nous adapter aux autres peuples. Par exemple en commerçant avec eux…
Il se tut un instant puis il ajouta avec un sourire narquois :
… ou en volant leurs troupeaux et leurs femmes et en réduisant leurs hommes en escla- vage.
Puis sur un ton fier et sentencieux il ajouta :
D’ailleurs savez-vous ce que signifie le mot « Kalmouk » ? Cela veut dire « Ceux qui re- fusèrent l’Islam » ou « Ceux qui ne sont pas de l’Islam » ! Simplement parce qu’une partie des peuples mongols qui se déplacèrent vers l’Ouest (et notamment vers la Turquie) se con- vertirent à l’Islam, mais pas nous, les Kalmouks.
Je connaissais la grande fierté qui anime les peuples Mongols depuis Ghengis Khan mais j’en reçus ce jour-là une nouvelle et éclatante démonstration ! Bien des hypothèses avaient été émises pour expliquer l’origine du mot « Kalmouk » mais celle-là était la plus farfelue que j’ai jamais entendue !
La fierté du Kalmouk moyen n’est cependant pas complètement dépourvue de lucidité car Badma quitta rapidement son sourire pour me poser une nouvelle question.
Connaissez-vous l’histoire de la Russie et de ses peuples ?
Oui, un peu…
Savez-vous que de tous les peuples de cette Région, de cette « fédération », les Kalmouks
- ou plutôt les Oïrats - furent les plus grands et les plus courageux ? Il fut même une époque où nous régnâmes sur toutes les terres du Bosphore à la Chine et de l’Ukraine au Tadjikistan !
Oui, certes, c’est un vaste domaine mais si les Oïrats firent bien quelques incursions jusqu’à ces extrêmes, je n’avais pas le souvenir qu’ils eussent « occupé » longtemps et simul- tanément tous ces territoires ! Mais je ne dis rien de mes doutes à l’oncle d’Amulya. D’abord parce qu’il était plus fort que moi ; ensuite parce que j’étais curieux de ce qu’il pouvait encore me « révéler ». D’ailleurs Amulya me fit un clin d’œil et un signe de tête me signifiant, je pense, que j’avais raison de me taire.
Emporté par son patriotisme, Badma entreprit alors de m’expliquer combien de héros sa terre fertile avait offerts à l’humanité…
- Évidemment tout le monde connaît Gengis Khan, mais c’est bien dommage, me dit-il donc, que personne ne se souvienne que le compositeur Nikolaï Rimski-Korsakov était kal- mouk !
Et Fedor Plevako, le fameux avocat des paysans et des étudiants en révolte qui est mort à l’aube du XXème siècle, c’était aussi un Kalmouk !
Et Napoléon… son aide de camp… - j’ai oublié son nom - il était Oïrate, lui aussi !
Et le général Anton Denikine, hein ? Il venait d’où, lui qui commanda l’Armée des volontaires pendant la guerre civile ? De Kalmoukie, bien sûr.
Et Youri Djorkaeff, le joueur international de football de l’équipe de France ? Il est Français peut-être ? Eh bien non ! Il est Kalmouk ! Comme Lénine !
Et je pourrais en citer des dizaines d’autres aussi célèbres qu’eux. Mais je ne veux pas vous ennuyer avec mes histoires.
Mais pas du tout - répondis-je. Vous ne ‘m’ennuyez pas le moins du monde. C’est passionnant !
C’était certes passionnant de voir tant d’engouement en un seul homme. Et tant d’erreurs ou d’approximations. Mais bon… Passons !
Et l’époque de Staline, vous la connaissez ? me demanda-t-il alors d’un ton presque pro- vocateur et d’une voix triste.
Bien sûr. Ce fut l’un des plus sanglants dictateurs de l’histoire.
Il hocha la tête, le visage à nouveau fermé. Puis il lâcha d’une voix glaciale :
Oui, « le plus sanglant ». Les grands parents d’Amulya et sa tante, ma sœur, ont péri dans
les déportations qu’il a organisées. Son papa et moi-même avons connu l’exil en Sibérie. Nous étions encore jeunes, bien sûr ; mais nous nous en souvenons encore…
Puis sur un ton d’une infinie langueur il conclut :
Mon peuple a beaucoup souffert et il n’a pas toujours gagné ses batailles. Mais il a sur- vécu.
Submergé par son bovarysme, Badma nous servit à nouveau un verre de vodka qu’il avala d’un trait et il se mit à chanter a cappella en langue kalmouke. Il chanta faux sur une mélodie traditionnelle venue du fond des âges, suintant d’amertume et de mélancolie. Il geignit d’une voix hésitante et fit grincer des accords douloureux, dodelinant son corps noueux, remuant maladroitement ses gros bras à la manière d’une danseuse du Bolshoï, levant en toit de pa- gode ses sourcils buissonneux, et tortillant ses lèvres comme un chameau sur chacun des mots précieux qui balafraient son âme de Kalmouk frustré.
Amulya et moi fîmes mine de balancer nos corps au rythme lent de sa mélopée.
Je ne sais plus combien de vodka je bus cet après-midi-là en accompagnant les divagations de mon hôte patriote, de cette brute soudain piquée de romantisme. Je sais simplement qu’après le repas je m’effondrai sur ma paillasse et je m’engloutis dans un profond sommeil. Jamais je n’avais écopé autant d’alcool de toute ma vie. ! Je crois bien que pour la première fois de mon existence je m’étais abîmé dans l’ivresse. D’ailleurs j’en eus un épouvantable mal de crâne.
Lorsqu’Amulya me réveilla en me secouant je vis par la fenêtre que la nuit était tombée.
Viens, viens vite. dyadya veut nous parler !
Je les rejoignis dans la « salle à manger » où Badma trônait en bout de table, avec un air grave et supérieur, un air de Khan face à son Conseil ! Il parla d’un ton solennel et senten- cieux…
Mes enfants, nous dit-il, j’ai bien réfléchi. Deux fois douze heures sont passées depuis votre arrivée et trois fois moins une le soleil s’est couché. Alors j’ai pris ma décision.
Il s’exprimait comme le faisaient jadis les Oirates qui aimaient dire les nombres sous la forme d’un calcul !
J’ai décidé de vous répondre du mieux possible pour l’instant. Faites bon usage des
éléments de la tradition orale des Anciens que je vais vous transmettre. Mais si par malheur vous veniez à trahir cette confiance, sachez que les Esprits vous poursuivront pendant mille fois mille ans, jusqu’à la fin des temps.
Il dit cela avec la voix sombre, froide et menaçante que j’avais déjà entendue.
Alors[AlG3] voilà ce que nous apprend la parole des Ancêtres…
Je ne peux te dire pour l’instant quelle est la rivière aux pouvoirs de guérison dont tu me parles. Tu sais que dans notre tradition chamanique d’innombrables éléments de notre envi- ronnement - l’eau, le feu, le soleil, les nuages, les arbres… - sont détenteurs de pouvoirs sacrés et magiques. Ainsi y a-t-il quantité de rivières « à l’eau qui guérit » dans notre steppe et si tu n’as pas d’autre indice à me communiquer, je ne peux te guider précisément vers au- cune d’entre elles.
Mais je peux t’aider à propos de Balvatyn, même s’il est bien malheureux, ma chère nièce, que tu ne connaisses pas ce Khan. Il fut l’un des grands chefs de nos tribus et le père d’Obushi Khan. Mais son vrai nom est Donduk-Dashi Khan et « Balvatyn » est son nom populaire, son
« surnom » en quelque sorte. Si comme tant d’autres Kalmouks d’aujourd’hui tu connaissais mieux l’épopée de Janghar - qui est l’histoire de ton peuple - tu ne poserais pas de si sottes questions !
Quant à Gerenzel, c’est un personnage mythique cité par les conteurs, mais c’est tout ce que je sais d’elle et pour en apprendre plus il faudra que vous trouviez plus instruit que moi. Peut- être un chant encore inconnu de l’épopée de Janghar en parle-t-il ou reste-t-il à traduire ?
Enfin, tu devrais savoir, devotschka maia, que le « Khara Tsagan » est la mesure que les pa- rents des parents de nos parents utilisaient pour décrire les distances. Elle équivaut simple- ment à la portée d’une flèche.
Voilà tout ce que je suis en mesure de te dire pour l’instant, ma nièce. Mais toi et ton ami, n’en faites que bon usage sous peine d’avoir à souffrir de terribles châtiments. Pendant mille fois mille ans.
Enfin nous progressions ! Enfin ce « mystérieux Balvatyn » n’avait plus rien de mystérieux et nous avions une idée de la distance décrite par le Khara Tsagan. Certes, tous les mystères n’étaient pas éclaircis, mais je remerciai sincèrement Badma en serrant ses grosses mains jointes. Je lui promis de mériter dignement sa confiance. Et sans qu’il m’y invite, j’enfilai même d’un coup sec le verre de vodka qu’il m’avait versé. Mais ce fût le dernier de la journée.
Tu vois ! Je te l’avais dit. Nous avions raison de venir ici et d’être patients, me chuchota
Amulya à l’oreille.
Nous passâmes le reste de la soirée à boire et à manger des bortsog - une pâtisserie mon- gole semblable à des beignets - qu’Amulya avait préparés dans l’après-midi, alors que je dor- mais. Elle posa des milliers de questions à son oncle mais il ne put ou ne voulut que répéter les quelques informations déjà données.
Vint enfin l’heure du coucher. J’étais épuisé et les vapeurs d’alcool embrumaient encore mon cerveau. Amulya vint me dire bonsoir dans ma « chambre » et nous discutâmes encore un peu, assis côte-à-côte sur le lit. La fatigue et l’alcool s’étaient également emparés d’elle.
Elle me regarda de ses doux yeux et me dit :
Je suis tellement heureuse de vivre cette aventure avec toi. Puis elle me donna un bisou sur la joue. Un de plus !
Ensuite elle prit délicatement ma tête entre ses mains, approcha ses lèvres des miennes, et y déposa un baiser long et tendre. Ce fut si bon, si doux. Je n’avais jamais embrassé une femme sur la bouche. C’est… c’est… formidable.
Mais vous le saviez sans doute déjà mes chers élèves. Bien sûr. Vous le saviez… Les jeunes d’aujourd’hui, n’est-ce pas…
Elle ne dit plus rien mais elle me sourit et elle me quitta en me regardant avec un air es- piègle. Moi, j’étais bien. Un peu embarrassé par ce qui venait d’arriver, mais j’étais bien. Il était vingt-deux heures et je m’effondrai, épuisé par cette nouvelle journée de stress et de découvertes.
Le lendemain, alors que Badma s’occupait de ses chevaux, Amulya et moi fîmes le point sur notre enquête. Mais je voulus d’abord mettre les choses au clair avec elle. Ce n’est en effet pas mon genre de séduire les filles, et encore moins de leur voler des baisers.
Il fallait que notre relation soit sans ambigüité !
Je n’avais aucunement voulu profiter de la situation et j’avais encore moins voulu la forcer à quoi que ce soit. Je voulais aussi quitter ma mauvaise humeur et lever les doutes qui me hantaient depuis deux jours à propos de sa relation avec Ismail.
Amulya ? À propos d’hier soir…
Oui ?
Je suis vraiment désolé…
Quoi ? Tu n’as pas aimé ?
Si, si ! Ce n’est pas ça. Je veux dire… Tout est clair, hein ?
Euh, oui, je crois. Qu’est-ce qui se passe ?
Et bien : je ne t’ai pas forcée, n’est-ce pas. Tu ne t’es pas sentie obligée ? Nous étions un peu ivres et j’espère que tu ne crois pas que j’ai profité de la situation.
Mais comme tu peux être sot, Reynaud ! C’est moi qui t’ai embrassée ! D’ailleurs j’en mourais d’envie.
« Envie » ? Mais… pourquoi ?
Il y eut un silence. Apparemment surprise elle souleva ses fins sourcils puis me lança un clin d’œil. C’est mignon un clin d’œil bridé !
J’en ai eu envie parce que c’est ce qu’on fait quand on s’aime bien Reynaud. Je me disais que ce serait bien et d’ailleurs ce fut même super ! Et toi, tu as aimé ?
Euh, oui. Beaucoup, lui répondis-je. D’ailleurs c’était la première fois. Elle sourit à nouveau et lâcha...
Vraiment pas mal pour une première fois ! Alors je lui demandai :
Dis, c’est vraiment vrai que tu me prends pour un gosse immature ?
Mais non, Reynaud ! Je te l’ai déjà dit. Je sais bien que tu n’es pas un enfant. Et d’ailleurs, pour « une première fois » tu embrasses vraiment bien. Alors je n’ai aucun doute : tu es un homme.
Et elle ajouta même…
Et plutôt bel homme d’ailleurs !
Et bien justement ! À propos de ça…
Oui, et quoi maintenant ?
Tu pourrais être sensible au charme d’Ismail ?
Mais enfin, pourquoi me demandes-tu ça !
Parce que j’y ai songé. C’est tout. Tu es belle ; il pourrait être tenté de te séduire. Il est
manipulateur et viril ; tu pourrais succomber à son charme.
Mais tu es complètement fou ! Il n’en est pas question ! Je n’aime pas du tout les machos dans son genre et les manipulateurs je les détecte à cent kilomètres. T’inquiètes pas ; c’est pas mon type d’homme. Et en plus il a des poils partout ; je l’ai vu !
C’est pour ça que tu faisais la tête depuis deux ou trois jours ?
Oui. Un peu, avouai-je honteusement. Mais je ne faisais pas la tête ; j’étais triste.
Allez, donne-moi un bisou et on oublie-ça. On a du boulot !
D’accord !
Je lui donnai le bisou puis nous fîmes enfin le point sur notre enquête. Nous prîmes place à une table et j’ouvris les cartes et les documents dont nous disposions.
Nous avions établi que les cendres de Mandere, l’épouse d’Obushi, ainsi que son trésor, se trouvaient dans un bumbuluva élevé sur une colline à une portée de flèche de l’endroit où Donduk-Dashi Khan, alias « Balvatyn Khan », a été incinéré. C’était dans les environs d’une rivière magique.
Nous savions que ce Bumbuluva dédié à Mandere ressemble à celui de la mystérieuse et mythique Gerenzel qui n’est autre que l’épouse du tout aussi imaginaire Khongor. Mais faute d’avoir la description de celui-là nous n’avions aucune idée précise sur ce que nous cher- chions !
Nous avons progressé, mais c’est encore insuffisant pour entamer des fouilles dans un endroit précis, observa Amulya.
Oui, évidemment, répondis-je. Nous cherchons « un mausolée », un « Bumbuluva », mais nous ne savons pas vraiment à quoi il ressemble. Il y a plein de Bumbuluva très diffé- rents : certains sont simplement de petits tas de cailloux, d’autres ressemblent à des oratoires ou même à des temples. Et puis, sur quelle colline le trouverons-nous ? Et quelle est la portée d’une flèche ?
La portée d’une flèche, tu dois savoir !
Oui, je sais. Mais je tire avec des arcs modernes qui ne font qu’imiter les anciens arcs mongols.
Mon oncle a un arc ! Un vrai !
Formidable ! Tu crois qu’on pourrait le lui emprunter ?
Oui, je pense. Je le lui demanderai.
Fais-ça plus tard. Maintenant essayons d’abord d’en apprendre plus sur le Bumbuluva de Gerenzel pour savoir à quoi ressemble celui de Mandere. Comme ça nous aurons une idée précise de ce que nous cherchons.
D’accord.
Lulu, arriva comme convenu au cours de notre troisième jour dans la steppe. Elle avait promis d’être là au matin, mais ces promesse-là, les Kalmouks ne les observent guère : une vie de nomade, fut-elle de l’histoire ancienne, n’invite guère au respect des agendas trop stricts. Bon, tant pis ; qu’il en soit donc ainsi me dis-je… car j’étais sans doute déjà sous l’in- fluence du zen local.
Mais Lulu n’était pas vraiment calme et sereine ; elle faisait étrangement longue figure. Bien vite elle nous en révéla le motif : un violent orage arrivait ; elle l’avait vu, déboulant vers nous depuis l’horizon et elle n’aimait pas ça.
Pas question de partir dans ces conditions, me dit-elle d’un ton mâle. Attendons que l’orage passe.
Il n’y avait rien à ajouter, rien à discuter dans cette affirmation, dans cet « ordre ». Cela me parut surprenant et je m’en étonnai auprès d’Amulya.
Tu sais, m’expliqua-t-elle d’un ton presque embarrassé, notre peuple a conservé quelques superstitions des temps passés. Par exemple : certaines vieilles vont encore voir des chamans ou accrochent des rubans de couleurs près des arbres ou des statues miraculeuses. Et ici presque tout le monde craint l’orage. Il n’est vraiment pas fréquent dans la steppe mais il peut y être terrible et dévastateur. Normalement, maintenant que dyadya sait que l’orage nous ar- rive, il devrait suivre la tradition, vous « jeter » hors de sa yourte et y rester seul avec sa fa- mille en se cachant sous une étoffe de feutre noir jusqu’à ce que le bruit du tonnerre soit passé…
Et c’est presque ce qu’il fit !
Amulya, cria-t-il ! Reste ici près de moi. Et vous deux, Lulu et Reynaud, cachez-vous dans l’autre pièce. N’en sortez que lorsque je vous dirai de le faire.
Alors que nous passions dans la chambre voisine, je surpris Badma, ce fier et courageux Kalmouk, assis en tailleur sous la table de la « salle à manger », prenant sa nièce par l’épaule, s’abritant, avec elle, tout tremblant sous un tissu de feutre noir. Je vis aussi qu’Amulya, pro- tégée par son oncle, souriait délicatement et fièrement.
L’orage - un des premiers de l’été - fut de courte durée mais extrêmement violent. Je n’ai pas le verbe d’un écrivain pour vous décrire cette tourmente, mes chers étudiants, mais sachez qu’elle fut horrible, impétueuse et pétrifiante. Le vent qui exhalait sa colère en sifflant une plainte stridente insinuait sable et poussière jusque dans la maison. La pluie battait le sol en jets continus, blessant l’herbe et la terre de ses traits délétères. Le tonnerre grondait, râlait, puis rugissait sa colère et ses menaces comme… comme… comme tweete un président amé- ricain levé du mauvais pied.
Mais moi je n’eus pas peur.
Quand le calme revint, Badma nous pressa de prendre la route vers Elista mais avant de nous laisser partir il nous força à accomplir un étrange cérémonial. Il installa rapidement quatre tabourets près de l’entrée de sa ferme et nous intima l’ordre de nous y poser quelques instants. Nous restâmes ainsi, silencieux et immobiles, assis les mains sur les genoux, le re- gard bas, pendant deux ou trois minutes. Il n’y eût nulle prière, nulle incantation. Juste la quiétude et le silence partagés.
C’est une tradition, une superstition dont on ne connaît plus l’origine, m’expliqua finale- ment Amulya. Avant un grand départ il faut toujours faire cela, en famille ou entre proches. Cela protège les voyageurs.
Partez. Partez, maintenant, dit Badma. Il est temps que vous regagniez la ville, dit-il.
Amulya sautilla comme une ballerine pour lui déposer un baiser sur le front. J’inclinai la tête et penchai le buste respectueusement.
Pendant tout le trajet de retour Lulu se montra curieuse du moindre détail de notre esca- pade et Amulya lui révéla donc tout ce que son oncle nous avait appris.
Nous arrivâmes à Elista dans la soirée et Lulu nous accueillit à nouveau dans son appar- tement avec sa gentillesse et son exubérance naturelles. C’est alors qu’Amulya eût l’idée de rencontrer Sanal Kanukov car il pourrait peut-être répondre à nos dernières interrogations.
Tu sais, ajouta-t-elle, c’est un grand « jangartchi ». Il connaît tous les chants de l’épopée de Jangar et il les chante dans les fêtes, les mariages, les festivals. Il pratique aussi le « chant de gorge »… c’est une manière très particulière de chanter, avec la voix qui vient « du fond des tripes ». Tu verras… c’est spécial et il faut des années d’entraînement pour y parvenir. Mais à la vérité, personne ne sait vraiment comment nos ancêtres Oirates chantaient Jangar… alors le chant scandé et le chant de gorge sont des hypothèses toujours très discutées. Mais bon… l’essentiel c’est qu’il connaisse peut-être les dernières informations qui nous man- quent…
Vous voulez rencontrer Kanukov « au plus vite » ? demanda Lulu.
… Euuuh, oui.
Et pourquoi pas « tout de suite » ?
- …
Il est à cinq cents mètres d’ici, là… maintenant.
Ces derniers jours j’ai préparé des bouquets pour une cliente qui devait se marier aujourd’hui et Sanal Kanukov doit chanter ce soir à sa fête de mariage. On peut y aller si vous voulez…
Bien sûr que nous voulions. Mais pas question d’aller à un mariage dans mon accoutre- ment !
Quel accoutrement ? dirent - à l’unisson… et dans un énorme éclat de rire les deux amies. Mais elles comprenaient évidemment mon embarras car je portais toujours les vête- ments « coréens » de Tarzan.
Nous partîmes donc en courant vers le marché couvert d’Elista, pompeusement baptisé
« Marché central », à deux pas de la rue « petit Arbat ».
Une fois passés sous une prétentieuse arche d’entrée en toit de pagode nous pénétrâmes dans une sorte d’univers parallèle. Sombrant dans le halo d’un demi-jour finissant, serrées l’une contre l’autre, des dizaines d’échoppes faites de bric et de broc s’y succédaient sur des centaines de mètres. Tout au long d’un labyrinthe d’étroites venelles couvertes de bâches en plastique et de tôle ondulée, une faune de marchands simples et spontanés, grouillante de vie, s’ébrouait sous des dais de fortune, au faible lustre d’une quelconque chinoiserie lumi- neuse. C’était un petit peuple de vendeurs et de vendeuses à la gouaille joyeuse et tonitruante, brisant l’ennui des jours trop longs avec leurs rires trop enfantins.
C’est pour mon ami. Vous auriez une chemise, un pantalon, un veston ? demanda
Amulya.
J’eus aimé que l’on me demandât mon avis ! Mais une fois de plus ma guide prit les choses en main d’autorité. Soit… Tant pis ; ainsi en fut-il.
Non… Non… Ah non ! Surtout pas la verte avec des fleurs jaunes, dit-elle.
Amulya examinait les chemises rapidement, repoussant quasiment toutes celles que les deux vendeuses à la mine réjouie lui présentaient.
Mais pourquoi gloussent-elles comme ça ? demandai-je.
À cause de toi, Reynaud ! Elles n’ont jamais rien vendu à un client européen et évidem- ment ça les amuse de s’occuper de toi.
Ah ! Celle-ci est bien…
Mais Amulya… c’est rose !
Tss tss tss… Tais-toi. Tu verras, je suis certaine que cela t’ira très bien. Et ce sera parfait avec ma jupe.
Ah oui… J’allais oublier de vous dire… Amulya s’était vêtue pour l’occasion d’un vapo- reux tutu de ballerine en tulle rose bonbon surmonté d’un juste-au-corps fuchsia dévoilant ses omoplates et écrasant sa frêle poitrine. L’ensemble était surmonté d’un blouson de jog- ging de coton noir décoré d’une bande jaune acidulé lui dégoulinant des épaules. Elle ressem- blait à une abeille.
C’était par-fai-te-ment ridicule ; permettez-moi de vous le faire savoir ! Mais une fois de plus je n’eus rien à dire. Ni à propos de son accoutrement, ni à propos du mien.
Alors soit…
Elle discuta longtemps avec Lulu et les deux vendeuses et elles eurent ensemble de nom- breux éclats de rire. Enfin elle arrêta son choix sur un pantalon de coton beige (avec des poches partout) et un veston bordeaux.
Voilà : maintenant essaye ça.
Mais il n’y a pas de cabine d’essayage ! Tout le monde va me voir !
On n’est pas à Savile Row, Reynaud ! Allez… Nous allons tendre un drap et tu te cacheras derrière. Personne ne te verra.
Les deux vendeuses et Lulu saisirent une bâche en levant les bras bien haut. Je me cachai derrière ce paravent de fortune pour changer de vêtements mais je suis absolument convaincu que Lulu tenta de me voir alors que j’étais nu.
Je n’y connais pas grand-chose en vêtements. D’ordinaire, c’est maman qui s’occupe de ces choses-là. Mais il me semblait clair que c’étaient des vêtements d’une piètre qualité. Cela étant dit, vous comprendrez que j’étais prêt à me satisfaire de presque n’importe quels habits pour quitter mon grotesque accoutrement « à la coréenne ».
Kak krasivo ! s’exclama Lulu en me voyant dans mes nouveaux habits. Ce qui signifiait
« Comme il est beau ! ».
Mais je n’ai pas de cravate. Il me faut une cravate !
J’expliquai mon souhait aux deux marchandes en leur mimant les gestes que l’on fait en nouant une cravate et mes quatre « spectatrices » pouffèrent de rire en même temps.
Mais pourquoi ? Pourquoi riez-vous encore de moi ?
On ne rit pas de toi Reynaud. On rit seulement de ta demande. Ici, presque personne ne met une cravate, tu sais. Les Kalmouks ne savent même pas comment faire un nœud. Allez… tu seras très élégant sans cravate, ne t’inquiètes pas.
Amulya choisit encore pour moi un blouson léger et deux polos « qui me seraient fort utile dans les prochains jours », m’expliqua-t-elle, puis, marchant d’un bon pas, nous primes enfin la direction du parc Drujba qui marque le centre-ville en longeant l’avenue Lénine sur trois kilomètres. La salle des banquets « Le lotus » où la cliente de Lulu célébrait son mariage en compagnie de plusieurs artistes locaux - dont Sanal Kanukov - se trouvait là, nichée au cœur du parc…
« Le lotus » était un bâtiment relativement moderne manifestement conçu pour accueillir des mariages, des fêtes d’anniversaire ou des diners d’entreprise. Sur les marches menant au bâtiment (qui abritait aussi une école de cuisine), trois Kalmouks à la mine patibulaire fu- maient leur cigarette en buvant une vodka qui n’était manifestement pas leur première de la soirée. À mon approche ils roulèrent des épaules, crottèrent leurs savates dans la poussière du sentier à la manière des taureaux prêts à encorner leur torero et ils me dévisagèrent d’un œil torve, curieux, inquisiteur, et franchement inquiétant.
Tu es certaine que nous sommes en sûreté ici ? demandai-je à Amulya.
Mais, oui. Ne t’en fais pas, répondit-elle. Ce sont de simples moujiks invités à la noce. Il y en a toujours de pareils dans nos mariages et ils se bagarrent toujours à la fin mais ils sont gentils. Chez nous, une fête de famille sans coups de poings ce ne serait pas une fête ! Ne te mêle simplement pas à leur bataille quand elle éclatera.
Je fus donc rassuré. Un peu.
L’entrée principale du « Lotus » était particulièrement prétentieuse, faite de deux lourdes portes battantes en fer forgé qui s’ouvraient sur un large vestibule.
Sur le mur Ouest de ce vestibule figurait une photo de trois mètres sur quatre représentant la steppe en fleurs, parsemée de tulipes sauvages jaunes et rouges, mais un photoshop- peur maladroit en avait exagérément saturé les vives couleurs. Bientôt les invitées vien- draient ici en petit groupes, maquillées comme des matriochkas, pour y prendre un selfie, une photo souvenir, posant dans leurs habits du dimanche devant cette image d’une steppe à la Walt Disney.
À côté de cette affiche au charme naïf et désuet, deux babouchkas à l’air impérieux cares- saient avec lassitude le comptoir en bois vernis derrière lequel elles accueillaient les visiteurs confiant manteaux et chapkas à leur garde sévère.
Au Nord, une autre porte à double battant donnait sur la salle des fêtes d’où parvenait distinctement le bruit des couverts qui tintinnabulaient et de la sono qui mugissait par à- coups.
Enfin, à l’Est, tout contre le porche de cette antichambre, une petite porte marquée « Ré- servé aux fournisseurs » s’ouvrait de temps en temps pour laisser passer une serveuse et ré- véler une cuisine des plus modernes où s’affairaient sept ou huit cuistots.
Lorsque nous pénétrâmes dans la salle des banquets, six danseurs - trois garçons et trois filles - de la compagnie Tulpan faisaient la démonstration de leur juvénile vigueur en sautil- lant et virevoltant entre une quinzaine de tables qui accueillaient chacune une douzaine de convives. Au fond de cette salle, isolés sur une estrade, les mariés dominaient l’assemblée de leur solennelle solitude.
La mariée remarqua Lulu dès notre entrée, mais cela n’avait rien d’étonnant : l’arrivée de Lulu quelque part, où que ce soit, est toujours remarquée !
Lulu fit un clin d’œil au jeune couple en les saluant d’une main papillonnante et d’un bisou volant ; Amulya et moi inclinâmes poliment le buste. La mariée nous sourit avec bienveillance
et dit un mot à son époux qui tendit noblement un bras vers la table du fond pour nous inviter à prendre place sur les dernières chaises libres.
Les danseurs et les danseuses voltigeaient de table en table sur une musique kalmouke aux accents définitivement cosaques et faisant la part belle aux cuivres et aux tambours.
Les garçons, bras croisés, s’accroupissaient en rythme pour mieux jaillir énergiquement de leurs grosses bottes et pirouetter sur leurs talons comme de folles toupilles. Les filles glis- saient en chaussons dorés sur le parquet puis bondissaient délicatement de petits pas en en- trechats, se déhanchant, ondoyant et serpentant autour de leurs prétendants.
Ils se croisèrent, se touchèrent, s’attirèrent, se repoussèrent et leur joyeux manège réjouit l’assemblée, chacun des convives, babouchkas en tête, tapant dans les mains en rythme et à qui mieux-mieux. Un grondement d’applaudissements salua finalement leur performance et leur fuite vers les vestiaires.
C’est un groupe de danseurs fort connus ici, tu sais, m’expliqua Amulya. Ils sont biens, hein !?
Oh oui… C’était vraiment bien…
J’aperçus alors dans un coin de la salle une femme d’une cinquantaine d’années manipu- lant les six potentiomètres d’une table de mixage, un micro attaché autour du cou, un casque sur les oreilles. C’était le D.J… Non… Mieux que cela : elle était « l’ambianceur » de la soirée !
Elle organisait des jeux aussi vulgaires et ridicules que ceux qui réjouissent les vacanciers d’un camping méditerranéen pendant l’été ; elle annonçait les artistes invités et lançait leur musique ; table par table elle invitait les convives à s’approcher des mariés pour leur présen- ter leurs vœux. Et là, à ce moment précis, justement…
Viens Reynaud, viens ! Maintenant c’est à nous de saluer les mariés s’exclama Amulya, apparemment aussi excitée qu’embarrassée !
Lulu, Amulya et moi, accompagnés des six autres personnes qui étaient à « notre » table approchâmes donc de l’estrade des mariés sur une musique du folklore local nous contrai- gnant naturellement à singer les danseurs de Tulpan pendant notre court déplacement.
Dans un brouhaha à peine respectueux, mes voisins de table adressèrent successivement aux jeunes mariés des vœux parfaitement banals et de bon ton : bonheur, longue vie, santé, richesse et grande famille. Puis quand leur tour vint, Lulu et Amulya, ne sachant trop que dire, furent véritablement prises de panique. Amulya se mit même à gesticuler
maladroitement, pivotant de gauche et de droite sur ses gambettes à peine couvertes par son tutu de tulle, comme le ferait une fillette de six ans dévorée par le trac à la fête de l’école.
Vas-y, vas-y… C’est à toi, me dit elle en me tirant par la manche. Vas-y. En français ou en anglais. Je traduirai après…
Un silence accablant s’abattit brutalement dans la salle alors que je cherchais mes mots. Tous les convives se demandèrent sans doute avec curiosité d’où le curieux étranger que j’étais pouvait bien arriver, quel improbable motif il avait pour « se perdre » ici, « au bout du monde », et ce qu’il allait leur dire…
Je ne sais trop ce qui me prit, mais je saluai d’abord les mariés en leur souhaitant - comme tout le monde - les plus belles choses de la vie… Puis je lâchai spontanément ces quelques mots…
Je suis convaincu que vous vous demandez ce que nous pensons de vous, là-bas en Eu- rope. Et bien… Comme vous, nous voulons la paix. Comme vous, nous trouvons que les sanc- tions qui vous frappent sont injustes car elles n’affaiblissent que ceux qui sont déjà faibles. Comme vous nous savons que des gens fourbes et malfaisants s’efforcent par le mensonge à dépeindre la Russie sous un jour menaçant. Ce sont des faibles qui ont besoin d’un ennemi à humilier et à menacer pour exister. Leur unique rêve est de devenir maîtres du monde. Alors moi, c’est la paix, la concorde et la fin des sanctions que je souhaite aux jeunes mariés. Et à chacun d’entre nous. Et je vous remercie tous pour votre généreuse hospitalité.
Amulya me dévisagea avec de grands yeux tout ronds et admiratifs puis elle traduisit mes mots d’une petite voix toute frémissante. Un roulement d’applaudissements monta, s’ampli- fia, puis gronda des tables. Les jeunes mariés et leurs invités se levèrent. Tous tendirent leur verre de vodka vers moi et le vidèrent d’un trait, puis ils applaudirent pendant de longues minutes.
Sincèrement, je dois vous dire que même si je fus heureux que mon propos soit accueilli avec tant de bienveillance, je fus également un peu embarrassé.
Mais bon. Soit. Passons.
Nous retournâmes à notre table et en chemin Amulya prit ma main dans la sienne et la serra très fort en chuchotant à mon oreille « C’était un très beau toast ». Nous fûmes à peine revenus à nos places que « l’ambianceuse » de service annonça enfin l’arrivée de celui que tout le monde attendait : Sanal Kanukov.
C’était un Kalmouk à la soixantaine finissante, petit et bedonnant, manifestement fier de son statut d’artiste de premier plan. Dans la République de Kalmoukie en tout cas.
Il affichait une surprenante calvitie qui lui faisait naturellement une coiffure mandchoue en lui déshabillant la moitié du crâne, sur l’hémisphère avant. Ce qui lui restait de cheveux naissait ainsi sur sa « face cachée » et se prolongeait en une interminable tresse grise lui fla- gellant le dos jusqu’aux reins. Il tenait précautionneusement en mains sa dombra : une sorte de luth à manche long sur lequel sont tendues deux cordes que l’on pince simultanément de la paume ou séparément d’un seul doigt.
Kanukov savoura patiemment les applaudissements saluant son arrivée puis il s’installa en majesté près des mariés et commença à jouer et chanter. Il interpréta plusieurs morceaux de son répertoire avec cet étrange « chant de gorge » dont Amulya m’avait parlé.
J’aimerais - mes chers élèves - être capable de vous décrire les sons curieux et singuliers que produit le « chant de gorge » mais j’en suis malheureusement bien incapable. Et cela n’apporterait sans doute rien d’intéressant à mon récit. Je vous dirai simplement qu’à la dif- férence du notre (qui fait vibrer les cordes vocales et qui vient de l’appareil respiratoire), le
« chant de gorge » fait résonner gravement et sourdement tout le corps et même les « tripes » du chanteur. Enfin… c’est ce qu’il m’a semblé. Est-ce beau ? Je n’en sais rien car c’est encore trop étrange à mes oreilles. Cherchez des vidéos sur l’internet si cela vous intéresse ; il y en a.
Mais où en étais-je ?
Ah oui ! Kanukov et les questions que nous avions à lui poser. Et bien… tout ne s’est pas passé comme nous l’avions prévu.
Quand le calme fut revenu dans la salle des banquets et après qu’il eût le temps de s’en- tretenir avec les mariés et leur famille, nous approchâmes enfin de Sanal Kanukov avec l’ex- trême respect que l’on doit à un personnage de son rang.
Amulya nous présenta, Lulu et moi, comme ses amis ; puis elle expliqua au chanteur que j’étais professeur d’université et grand connaisseur de la culture Oirate. Elle lui dit enfin que si l’on en croit des documents récemment découverts à Ulan Bator, un personnage de l’his- toire kalmouk resterait à découvrir : une certaine Gerenzel qui serait l’épouse de Khongor.
Peut-être un chant encore méconnu ou non traduit de l’épopée de Janghar parle-t-il de
cette Gerenzel ? conclut Amulya. C’est pour vous poser cette question que nous sommes ici.
Kanukov prit l’air de « sage » qui lui allait si bien. Il caressa lentement la moitié arrière de son crâne, celle qui était encore pourvue de cheveux. Il mit la bouche en cul-de-poule, joignit les mains et inclina le buste à la manière d’un moine bouddhiste puis son visage s’illumina…
Bien sûr que je connais Khongor. Et Gerenzel dit-il ! Mais il n’est[AlG4] pas surprenant que vous ignoriez Gerenzel car en effet, le chant de l’épopée qui en parle - et qui a pour titre
« Comment Khongor s’est marié » - n’a pas encore été traduit en russe !
Formidable ! Il allait pouvoir nous aider ! Enfin nous touchions au but. Enfin nous allions disposer de tous les éléments nous permettant de commencer de vraies fouilles…
Khongor, poursuivit Kanukov, est, comme vous le savez sans doute, le plus valeureux
« chevalier » de Janghar. Celui qui gagne toutes ses batailles, celui qui tire son maître et ami des situations les plus délicates. On le surnomme « Le lion écarlate », peut-être à cause de son courage.
Gerenzel, « la belle Gerenzel », était son épouse. Cette femme - prétend la tradition - était un modèle de vertu, de courage, de beauté et de féminité. La compagne parfaite en somme. « Son visage avait la couleur des roses et des perles et sa robe était encore plus belle que l’herbe encore fraîche. Baignée dans la lumière des deux fois vingt-deux fenêtres de son Bumbuluva, elle étincelle pour toujours comme un second soleil. »
Et où ont-ils vécu ? Enfin… Comment se présente leur bumbuluva ? À quoi ressemble-t- il ?
Et bien l’épopée de Janghar nous apprend que ces personnages de légende vivent pour l’éternité dans « un grand bumbuluva aux murs de cristal et au toit doré ». Cette construction a « une tour de verre et de bronze qui brille pour l’éternité comme la flamme d’un feu ardent. Elle monte haut dans les nuages, jusque là où les aigles font leur nid ». Ce bumbuluva se trouve à proximité d’un peuplier sacré qui est symbole de fertilité.
Mais laissez-moi vous chanter ce passage…
Ce n’était pas vraiment nécessaire. Amulya et moi n’avions ni l’envie ni le besoin que Ka- nukov se remette à chanter mais comment le lui dire ? D’ailleurs il avait déjà saisi sa dom- bra et gratté quelques notes à la grande joie des jeunes mariés et de leurs convives.
C’est précisément l’instant que Lulu choisit pour pousser, par-dessus la voix grave de Ka- nukov, un cri perçant, fait d’une seule voyelle portée par le souffle puissant de sa généreuse
poitrine ; un îîî haut perché, audacieux, inconvenant, impertinent. Et annonciateur d’un grand malheur.
îîî… Là, là… Là : les Turcs, les Turgud. Ils arrivent !
Ils entrèrent dans la salle en conquérants. Ils étaient sept ou huit, dont ce « Kazim » que j’avais mis en fuite à mon club de tir et qu’Amulya avait moqué à l’hôtel Cosmos. Ils s’instal- lèrent, l’arme à la hanche, tout autour de la salle, mettant en joue hommes, femmes et enfants jusque là fiers et joyeux.
L’« ambianceuse » éteignit la boule à facettes et alluma les néons baveux. Kanukov cessa de se lamenter en chantant. Et Lulu, pointant Kazim du doigt, glissa dans l’oreille d’Amulya :
« C’est lui… c’est lui… C’est mon chouchou, mon amour. Regarde-le. Tu trouves aussi qu’il est beau ? ». Elle commença à se passer frénétiquement une brosse dans les cheveux et à se remettre de la poudre aux joues.
J’eus envie d’étrangler mon amie marchande de fleurs à l’amour trop aveugle mais c’est alors qu’Ismail fit une entrée jupitérienne dans la salle des fêtes et chassa rapidement cette idée de mon esprit. Il avança lentement vers moi, d’un pas trop long, le menton levé, le ventre rentré, le torse gonflé, scintillant de tous ses bijoux. Puis il lâcha avec une maladroite élé- gance…
Mais qui voilààà !
Comme le hasard fait bien les choses, n’est-il vrai, mon cher Reynaud ! Je te cherche intensé- ment depuis plusieurs jours et voilà que, précisément, et par bonheuuur, tu prends langue avec l’artiste que moi-z-aussi je veux rencontrer.
Tu aimes donc le chant de gorge autant que moi ?
Tu n’aimes pas le chant de gorge, espèce de canaille ; j’en suis convaincu. Tout ce que tu aimes, c’est l’argent et le pouvoir.
… et ce qui va avec. Comme le luxe et les femmes, mon bon Reynaud.
Ah oui. Quel sot je suis. J’allais presque oublier ta promesse de mariage à la pauvre Oyun !
J’eus une impérieuse envie de sauter à la gorge d’Ismail, mais Kazim me menaçait de son pistolet mitrailleur et mourait d’envie, j’en étais convaincu, de me briser les os. Je me résignai donc à ne pas administrer à ces malfrats la correction qu’ils méritaient. Non qu’ils me fissent peur, mais bien parce que les deux autres voyous qui maitrisaient Amulya et Lulu eussent pu s’en prendre à elles pour me punir de mon courage.
À propos de femmes, tu ne m’as pas présenté à ta nouvelle compagne, Reynaud…
C’est pas ma compagne. C’est seulement une amie. Et je t’interdis d’y toucher ! D’ailleurs tu la dégoûtes. Elle me l’a dit.
Est-ce vrai ? Je vous dégoûte ? demanda-t-il à Amulya en se tournant vers elle.
Evidemment, sale porc, lui répondit-elle juste avant de lui cracher au visage. Et l’autre moujik, fit-elle en pointant du menton vers Kazim, lui aussi, il me dégoûte !
Lulu n’était pas du même avis. Je la vis dodeliner la tête tout en affichant une moue de désapprobation.
Et bien tu as tort d’être dégoûtée. Et avec lui tu devrais être plus prudente et plus respec- tueuse que ça, jeune idiote, lança alors Ismaïl sur un ton perceptiblement menaçant. Tu vois le tatouage sur sa poitrine ?
Kazim comprit que son chef parlait en bien de lui et son visage s’illumina. Ce primitif des Dardanelles enfla si fièrement qu’il dévoila sans honte deux dents en or et trois caries nécro- sées annonciatrices d’une fétide septicémie.
Tu sais ce que cela veut dire, pucelle, ce qui est écrit en Chinois sur son torse ? Ca veut dire « Pas de pardon ! Fierté, honneur et gloire forgent ma destinée ».
C’est alors qu’en dépit de ma piètre maîtrise du Chinois je pus déchiffrer les énormes idéo- grammes que cet imbécile de Kazim avait fait graver sur son poitrail pour l’éternité. Ils di- saient fièrement : « Ne contient pas de colorants ! ».
Je ne pus m’empêcher de rire mais personne ne comprit ce que la situation avait de drôle et je reçus donc du « primitif sans colorants » une gifle qui rappela instantanément les tam- bours cosaques à la mémoire de mes tympans.
Bon. Ca suffit maintenant. Reynaud, toi et tes deux copines, vous allez nous accompagner pour une petite promenade dans la steppe. Mon oncle Altinkaya y cherche quelque chose qui lui appartient et que nous allons retrouver. Mais d’abord, ton ami chanteur va nous expliquer tout ce qu’il t’a déjà dit et tout ce qui pourrait encore nous intéresser…
Puis s’adressant à Kanukov…
Alors, le chanteur jangartchi… Qu’est-ce qu’il t’a demandé, mon ami Reynaud ? Et que lui as-tu dit ?
Je ne lui ai rien dit !
Pris d’une rage inattendue, Ismail saisit alors la dombra de Kanukov et la brisa d’un coup sec sur son genou en hurlant…
Tu me mens ! Tu me mens ; je le sais ! Et si tu continues à me mentir, après ta grosse guitare c’est toi que je vais briser…
Puis il se reprit, me saisit à la gorge, m’étrangla de son avant-bras, me menaça avec l’épée d’Obushi Khan qu’il portait jusque là à la taille et hurla…
… ou plutôt non… Si tu ne me réponds pas, c’est ton nouvel ami que je vais occire d’un coup d’épée !
Il se passa alors quelque chose de tout à fait déconcertant.
L’un des trois moujiks à la mine patibulaire que j’avais croisés à l’entrée de la salle se mit soudainement à aboyer quelques mots en langue kalmouke et, répondant à ces « ordres », tous les Kalmouks présents, jeunes ou vieux, ivres ou à jeun, venus des villes ou des villages, bondirent sur les hommes de main d’Altinkaya et d’Ismail. Même les deux babouchkas du vestiaire, l’« ambiancieuse » et le jeune marié, se jetèrent sur les Turgud qui avaient commis deux erreurs et demi : s’en prendre à Kanukov, à sa dombra, et - accessoirement - au brave étranger que j’étais.
Ah, permettez-moi de vous dire, mes chers élèves, que ce fut une belle bataille ; une cas- tagne de western caucasien, un pugilat de péplum des Carpates, une chamaille de série B Slavo-Bollywoodienne.
En quelques minutes seulement le plancher se couvrit de verre brisé. Mais c’était sans conséquence car les convives avaient déjà bu toute la vodka. Les chachliks, les cornichons, les saucissons et le chou rouge vinaigré virevoltaient de table en table. C’était peu important car plus personne n’avait faim. Les bouquets de fleurs, privés de vase et d’eau, dépérissaient à vue d’œil, surtout ceux qui servaient à gifler l’un ou l’autre adversaire. Mais c’était insignifiant car les fleurs n’étaient pas fraîches et les convives ne se souciaient plus guère de la beauté du lieu.
Ah si ! Lulu. Lulu s’en souciait. Elle était déchirée, me dis-je, car elle se tenait immobile, dans un coin de la salle. Elle mourait d’envie de participer à la castagne mais s’en empêchait par amour pour Kazim, par amitié pour Amulya et parce qu’elle avait été tellement fière des bouquets préparés pour les jeunes mariés.
C’est alors que l’homme de ses rêves, le primitif sans colorants, s’empara du dernier vase intact avec l’évidente intention de le fracasser sur le crâne du jeune marié.
« Là, mon bien aimé va trop loin ! » pensa-t-elle.
Kazim, celui sur qui elle avait jeté son lourd dévolu, le primitif sans colorants, avait l’évi- dente intention de fracasser le vase sur le crâne du jeune marié. Lulu – la mort dans l’âme - se saisit alors d’une poignée de fleurs et bondit sur le Turgüt qui s’effondra sous les cent- quinze kilos de son admiratrice ; puis elle le frappa à violents coups de tulipes en hurlant…
Ah non ! Ah non ! C’est pas parce que tu me plais que tu peux démolir mes arrangements floraux et attaquer mes clients.
Le tatoué eut pour elle un regard halluciné et admiratif. Il était au sol, couché sur le dos. Lulu était assise sur lui à califourchon, ceinturant son torse entre ses puissantes cuisses, ago- nisant le malheureux de mille injures que je n’avais jamais entendues. Elle cessa soudaine- ment de le frapper et de l’inonder de grossièretés. Elle le fixa de ses grands yeux dégoulinants de kohl pendant trois secondes. Puis elle l’embrassa sur la bouche. Avec sa langue. Si, si, mes chers élèves. Je vous le jure : avec sa langue. Dans la bouche de l’Ottoman sans colorants. Dans son avaloir plein de chicots tout pourris.
Pouah !
Heureusement, ma fiole de désinfectant était restée intacte en dépit de toute cette agita- tion. Me désinfecter les mains me fit le plus grand bien.
Ah ça on peut dire que c’est un beau mariage ! s’exclama Amulya.
Oh oui ! renchérit Lulu. Je suis tellement contente pour les mariés qu’ils aient eu une si belle fête !
Autour de nous la bataille s’acheva sur une claire victoire des Kalmouks. Ismail ordonna la retraite et ses hommes prirent la fuite en se dispersant dans les allées du parc Drujba sans remords et sans gloire. Je vis même Kazim courant vers la sortie tout en se retournant et en lançant un clin d’œil à Lulu.
L’ « ambianceuse » coupa les néons et ralluma les spots colorés, la boule à facettes et la lampe à huile. Un bataillon de jeunes serveuses surgirent alors des cuisines pour soigner les bleus à l’âme et les ecchymoses des valeureux invités, passer un torchon sur le sang souillant le sol, et donner un coup de balai aux éclats de verre et de céramique. Elles étaient organisées comme l’armée russe. Elles effacèrent toute trace de bataille en quelques minutes seulement. Le jeune marié reprit sa place sur le podium aux côtés de son épouse et relança les festivités en hurlant trois petits mots…
Vodka pour tous !
Ah oui. Ce fut une belle soirée de fête !
Le lendemain, Amulya, Lulu et moi fîmes à nouveau le point sur notre enquête. C’était important car je pressentais que nous approchions du but. Je le devais à Jiang. Son sacrifice n’allait pas rester inutile.
Dans[AlG5] la seconde moitié du XVIIIème siècle le chef Kalmouk Obushi Khan perdit Mandere, son épouse bien aimée. Il l’enterra dans les « Terres noires » de Kalmoukie où il fit élever une colline et construire un « bumbuluva ».
Ce mausolée ressemble au palais de la légendaire Gerenzel, « avec des murs de cristal, quarante-quatre fenêtres, une tour de verre et de bronze, et un toit doré montant haut dans le ciel ».
Il se trouve sur la colline « au bord de l’eau qui purifie ou qui guérit », à proximité d’un
« peuplier solitaire symbole de fertilité », et à une portée de flèche de l’endroit où les cendres de Donduk-Dashi Khan - alias Balvatyn, le père d’Obushi - furent dispersées.
Dans ce monument se cache « le trésor d’Obushi khan » qui est constitué de bijoux volés au Vizir Ottoman Khalil Pacha et à Jan, sa maîtresse Tcherkesse. Des bijoux qui furent créés par le bijoutier Ottoman Mehmet Altinkaya, dont les descendants tentent désormais de s’em- parer avant nous.
Ca c’est un bon résumé ! fit Amulya.
Oui, mais on fait quoi maintenant ?ajouta immédiatement Lulu.
Ben… On y va.
Lulu et moi regardâmes Amulya avec la même stupéfaction.
On va où ?
Au Bumbuluva de Mandere, évidemment !
Tu sais où c’est ?
Non. Mais je sais où est « le peuplier solitaire ». Il n’en reste que quelques uns dans toute la Kalmoukie et leur emplacement n’est pas vraiment un secret. Un seul d’entre eux est vrai- ment très réputé et beaucoup de gens superstitieux, surtout les vieux, y vont encore pour lui confier leurs vœux…
Bon. Je crois, mes chers élèves, qu’il est temps de « faire un break ». J’en vois qui se tré- moussent sur leur chaise. Pour fumer une cigarette probablement ! Quelle détestable habi- tude. Mais qu’y puis-je ?
Reprenons dans un quart d’heure…
Tout le monde est là ? Vous me suivez ? Alors je continue.
Il est exagéré d’affirmer que « pas un seul arbre » ne pousse dans la steppe kalmouke mais il est vrai que jamais plus de deux arbrisseaux ne s’y présentent simultanément à portée de vue et que jamais ils ne s’élèvent au-delà de deux mètres. C’est donc, mes chers élèves, une sorte de « miracle » qui s’offrit au loin à nos regards : rien moins qu’un farouche peuplier haut de vingt ou trente mètres, vert et vivace, s’affichant en singulier champion de la steppe alanguie.
La voiture de Lulu progressa prudemment sur la piste. Une infinie prairie couverte de hautes herbes se déployait autour de nous, ondulant de vallons en chavées jusqu’aux limites de l’horizon. Mais là, droit devant, à deux ou trois kilomètres sans doute, la couronne du peu- plier jaillissant d’une colline déchirait le ciel comme un phare surgissant de la houle. Il était entouré de douze stupas placés en cercle autour de lui. Et c’était un spectacle fascinant.
La piste nous amena bien vite aux abords de ce lieu étrange où nous ressentîmes immé- diatement une vague de quiétude s’emparer de nous. Une subite paix intérieure, une sérénité magique et apaisante qui nous emporta doucement mais puissamment. Comme une lame de fond.
Nous sortîmes de l’auto sans dire un mot, marchant lentement au hasard de nos pas et de nos songes. Autour de l’arbre courait une grille de fer forgé qui en faisait presque le tour à quatre ou cinq mètres de distance. De l’intérieur de ce cercle on pouvait découvrir, accrochés aux grilles ou cloués au tronc, des messages griffonnés sur un bout de papier, des rubans de mille couleurs vives, des pièces d’habillement. C’étaient autant de suppliques respectueuse- ment présentées à l’arbre magique mais dont nul ne sait s’il y répondit favorablement.
Instinctivement, impérieusement, un geste s’imposa alors à chacun d’entre nous : celui de caresser le tronc du vénérable végétal ; peut-être même de l’embrasser.
Oh, mes chers élèves… Je vous prie de croire que je suis absolument insensible à ces bali- vernes superstitieuses, magiques ou « spirituelles » qui empoisonnent les temps modernes. Et je vous recommande la même attitude face à ce prétendu « surnaturel » ! Mais… qu’en sais-je… Peut-être était-ce le vent soufflant à saute-mouton dans les vallons de la steppe ? Ou le bruit des branches se caressant d’une mutuelle passion ? Ou les tourments de sable et de poussière cajolant la piste dans le demi-jour moiré d’un soleil bas ? Mais finalement qu’im- porte ! Il régnait ici une ambiance heureuse et sereine - zen - et c’était l’essentiel.
C’est Amulya qui rompit le silence :
- Ce vieux peuplier, nous dit-elle, est un arbre magique. C’est le plus fameux de Kalmoukie et je pense que c’est le « peuplier solitaire » que nous cherchons. Il est là depuis des centaines d’années. Mais avant, il n’y avait rien. Rien d’autre que la steppe et le vent des esprits qui y soufflait.
Un jour - mais plus personne ne sait quand - un vieux lama très respecté vint se recueillir et méditer à cet endroit. Il y vint et revint jour après jour, seul, et il s’approcha pas à pas de la sagesse en s’éloignant des poisons que sont l’avidité, la colère et l’ignorance.
Aujourd’hui, les brumes du temps ont effacé le souvenir du vieux lama et nul ne sait encore s’il parvint à se libérer du feu des passions et de l’ignorance qu’il avait en lui comme chaque humain. Mais, c’est sur : il approcha intensément de la sagesse et du nirvana.
Enfin, il mourut là, seul au cœur de la steppe et c’est à cet endroit précis, là où il s’éteignit, que poussa le peuplier. Petit à petit les nomades vinrent à l’arbre comme ils venaient au lama pour lui demander un avis, un conseil, un signe de réconfort ou un soupçon de sagesse. L’arbre répondit régulièrement à leurs vœux et c’est ainsi qu’on décréta qu’il était magique. Plus d’une fois il donna même de nombreux enfants aux pères venus l’implorer alors on dé- créta qu’il était l’arbre de la sagesse et de la fertilité.
- Bon. Assez de fadaises, dis-je !
Si on te laisse continuer, Amulya, bientôt tu prétendras que les tulipes de la steppe poussent aussi sur les branches de ton arbre magique !
Allez, mettons-nous au travail !
Trois jours s’étaient écoulés depuis les événements du Parc Drujba. J’en avais profité pour proposer à Lulu de rester avec nous en permanence contre un dédommagement d’une
cinquantaine d’euros par jour et elle avait sauté sur cette aubaine sans hésiter. Nous étions alors partis ensemble - avec sa ridicule voiture - jusqu’à Volgograd, l’ancienne Stalingrad, pour y faire quelques emplettes. Nous y avions acheté deux tentes, un petit équipement de camping, et quelques instruments de mesure et de marquage pour délimiter d’éventuelles zones de fouilles.
Ah ce n’était pas grand-chose mais nous étions contraints à voyager léger car la Kia de Lulu, ce ridicule cageot à roulettes, n’offrait qu’un minuscule espace de chargement. Et n’ou- bliez pas que Lulu occupait déjà à elle seule la moitié du volume disponible !
Nous décidâmes qu’il serait mal venu de nous installer trop près du peuplier solitaire car il recevait encore occasionnellement la visite de « pèlerins » qui n’auraient pas manqué de se montrer trop curieux et nous installâmes donc notre « camp de base » à quelques centaines de mètres, dans un vallon.
Nous n’eûmes aucun mal à déplier nos tentes mais une dispute éclata entre Lulu et moi pour un motif absolument futile. Tout autour de notre campement j’avais déjà répandu les deux kilos de poudre insecticide achetés à Volgograd et j’étais occupé à vider dans l’air une première bouteille de gaz insecticide quand elle m’agressa sauvagement…
Mais tu vas arrêter de polluer mon air ! hurla-t-elle.
Je ne pollue pas. Je nous protège contre les tiques !
C’est pas les tiques qui vont nous tuer. C’est toi qui vas nous gazer ; on va tous mourir empoisonnés par tes foutus produits chimiques.
Elle m’arracha la bombe insecticide des mains et la lança au loin. J’entendis un animal - comme un chien ou un chacal… que sais-je… il faisait déjà noir - j’entendis cet animal pousser de petits cris apeurés. Puis je retournai dans ma tente en montrant clairement à Lulu combien j’étais en colère et en lui lançant…
Quand tu seras morte tu viendras humblement t’excuser ! Il me semble que je ne pouvais être plus clair.
Dans mon esprit nous n’étions là - heureusement - qu’en « repérage » ; le temps néces- saire à découvrir l’emplacement précis du bumbuluva de Gerenzel. Amulya et Lulu m’assu- rèrent que si par malheur nous devions entamer des excavations, nous trouverions sans peine quelques hommes équipés de pelles et de pioches dans un hameau pas trop éloigné. Ces vil- lageois seraient enchantés de participer à nos recherches en échange de quelques euros ou de quelques bouteilles de vodka, pensaient-elles.
J’étais cependant convaincu que nous ne devrions pas en arriver là de sitôt ; j’espérais simplement que nous parviendrions à délimiter une zone de fouilles. Ensuite j’aurais pris contact avec Dorje, à Ulan Bator qui aurait certainement déjà progressé sur la question des autorisations officielles.
Dans la soirée, Amulya et Lulu m’invitèrent dans leur tente pour que nous mangions en- semble le repas qu’elles avaient préparé. La grosse me bouda et je lui rendis la pareille mais le repas fut excellent. Je retournai dans ma tente et me glissai dans mon sac de couchage repus et fatigué. Je m’endormis, mais non sans peine car j’entendis trop longtemps et trop clairement les murmures, les petits rires contenus et les couinements de dortoir que lâchaient
« les filles » dans leur tente trop proche de la mienne.
Mais soit. Je finis par trouver le sommeil.
Nous nous réveillâmes au petit matin frais et dispos, prêts à lancer nos recherches. La tâche n’était pas simple car en réalité nous n’avions que peu d’indices. Trop peu, même. Nous cherchions une colline artificielle élevée à proximité d’une rivière à l’eau qui purifie, non loin d’un peuplier sacré symbole de fertilité, à une portée de flèche du lieu où les cendres du père d’Obushi ont été dispersées.
Mais il n’y a pas de rivière ! Et c’est plein de monticules, ici ! s’exclama Lulu. Et on ne sait pas où les cendres de Donduk-Dashi ont été répandues.
Elle n’avait pas tort. Toutefois un vallon serpentait autour de l’arbre et je me dis que c’était peut être le lit d’une rivière asséchée. Il nous restait donc à examiner les tertres des environs les uns après les autres, en nous éloignant progressivement du peuplier.
Mais comment reconnaître une colline artificielle ? demanda Amulya.
C’est à la fois simple et compliqué, répondis-je. Nous n’avons aucune des technologies qui pourraient nous être utiles, comme l’observation aérienne ou satellitaire. Il nous reste donc une seule possibilité : arpenter les environs à la recherche d’un tumulus ou plutôt d’un « kourgane funéraire ». On appelle cette technique « la prospection pédestre ».
Quoi ?
La « prospection pédestre » ou « prospection au sol ». En fait, il s’agit simplement de marcher sur un site en l’explorant systématiquement. Comme un démineur en quelque sorte.
Et on cherche quoi ?
On cherche tout ce qui n’est pas naturel. Un tesson de bouteille, un fragment de poterie, une empreinte de pas, une pierre taillée, un fragment de métal…
Mais c’est insensé ! s’exclama Lulu. Il y a des centaines d’années que ce bumbuluva a été recouvert par la steppe.
C’est vrai, lui dis-je, mais la nature nous aide. Il y a la pluie, la neige, le gel, l’érosion par le vent, les mouvements du sol… Parfois tout cela ramène des indices vers la surface.
Et puis, n’oubliez pas que nous cherchons aussi une colline artificielle… Peut-être sa forme est-elle trop régulière ? Sans doute ressemble-t-elle à un cône tronqué. Peut-être ses couches géologiques ont-elles été bouleversées…
En tout cas, ce tertre n’est probablement pas très grand, quoi qu’en dise la tradition qui évoque « un palais ». Les kourganes des tombes de l’Altaï par exemple ne faisaient générale- ment pas plus de deux mètres de haut et notre bumbuluva pourrait bien leur ressembler. Voilà : c’est à tout cela que nous devons porter attention.
« Faire attention aux couches géologiques » ! Mais on n’est pas géologues, Reynaud !
Non… Je sais. Et moi, je ne suis même pas archéologue…
Il y eut alors un lourd moment de silence. Nous étions tous clairement dépités. Peut-être même démoralisés. Mais Amulya intervint…
On s’en fiche ! On est ici pour chercher. Alors cherchons. Faisons simplement attention aux serpents.
Quoi ! Les serpents ? Quels serpents demandai-je.
Des vipères.
Des vipères !
Oui, mais ne t’inquiètes pas, Reynaud. Elles sont dangereuses mais ici, en général, leur venin n’est pas mortel. Il cause des gonflements autour de la morsure, des nausées, des vo- missements, de la diarrhée, une augmentation du rythme cardiaque. Mais c’est surtout l’in- tense douleur qu’il provoque qui est sa caractéristique.
Mais tu ne m’as jamais parlé de cela !
C’est vrai ? Jamais ?
J’ai du oublier alors. Ne t’inquiète pas pour autant : c’est très douloureux mais en un jour ou
deux c’est bien soigné à l’hôpital.
Sur place nous devons simplement effrayer les serpents en frappant le sol et les herbes avec un bâton. Et si on est mordu, il ne faut surtout pas sucer ou inciser la morsure. Et encore moins poser un garrot ! Voilà ! C’est tout, conclut-elle, étouffée de candeur et exhibant un sourire que je pris pour une provocation.
Un jour ou deux de douleurs intenses. Des nausées, des vomissements et tout ça…Vous vous rendez compte, mes chers élèves ?
Dis, Reynaud… Tu vas encore faire la mauviette et le peureux pendant longtemps ? me demanda alors brutalement Amulya.
Non… Non… Tu as raison, lui répondis-je. Il n’y a rien à faire. C’est ainsi… Et ce sont des peurs d’enfant. Alors passons. Passons.
Nous nous mîmes donc au travail. Je décidai de nous tracer virtuellement un chemin pro- gressant en spirale à partir du peuplier solitaire et se rapprochant progressivement du vallon qui ne pouvait être que cette ancienne « rivière à l’eau qui purifie ».
Nous nous équipâmes chacun de l’une des longues tiges de métal que nous avions ache- tées ; elles nous servirent tantôt de canne, tantôt de sonde et tantôt - toujours - de bâton à effrayer les serpents. Nous commençâmes à marcher, côte à côte, les yeux fixés au sol, comme en battue. Et nous comprîmes alors que, peut-être, nous serions contraints de progresser à petits pas dans cette steppe pendant plusieurs jours. Sous un soleil pesant.
Notre première journée de « prospection pédestre » ne nous apporta rien de neuf, si ce n’est un terrible coup de fatigue, Lulu - écrasée par son poids - étant la plus accablée de nous trois. Mais à quelque chose malheur est bon : je réconfortai plusieurs fois notre courageuse marchande de fleurs et finalement nous fîmes la paix. Et puis - c’était au moins tout aussi important - je n’eus aucune peine à m’endormir pour cette seconde nuit sous tente car, cette fois, aucun gloussement ne me parvînt de l’abri des filles.
Dites-moi… je ne vois personne lever la main. Tout est clair pour vous ? Vous n’avez pas de questions ? Nous pouvons encore faire une petite pause si vous le voulez. Je parle… je parle… et je ne vois pas le temps passer. Bon… alors quoi ? On continue ?
Dites… Joseph et Madeleine… Vous seriez aimables de remettre vos sièges là où ils se trou- vaient. Vous êtes complètement désaxés par rapport aux autres étudiants et c’est très désta- bilisant.
Et arrêtez de jouer avec ce truc ! C’est quoi ? Là, sur vos genoux ! Un ordinateur ? Une tablette ? Allez, cessez de tripoter ce truc ou sortez de la classe si ce que je vous raconte ne vous intéresse pas.
Franchement, je ne comprends plus les jeunes d’aujourd’hui. Mais bon. Oublions cela.
Poursuivons…
Au petit jour, alors que le soleil se levait à peine, un bruit infernal nous réveilla brutale- ment. De gros moteurs grondaient à côté de nos tentes, l’air empestait le mazout et le sol vibrait comme si un tremblement de terre déchirait les entrailles de la steppe.
Amulya, Lulu et moi sortîmes de nos tentes en pyjamas et là, devant nous, nous décou- vrîmes trois énormes camions en aluminium qui chatoyaient sous le soleil bas. Ils avaient des roues grandes comme moi ; six énormes roues sous chaque camion. Et aussi un immense pare-brise tombant à la verticale avec de tentaculaires essuie-glaces accrochés par-dessus. Ces monstres ressemblant à un char d’assaut avaient deux portières sur le flanc, une s’ouvrant sur la cabine, pour le conducteur, et une autre, vers l’arrière, pour… pour… je ne sais quoi. Et des petites fenêtres sur le côté. Ah oui ! Ils avaient aussi une cheminée sortant du moteur. Je n’avais jamais vu des engins aussi effrayants et Amulya comme Lulu restèrent tout aussi in- terdites que moi devant ces véhicules apocalyptiques sortis d’un film de Mad Max (rassurez vous : je n’ai pas vu le film mais j’ai vu l’affiche).
La porte côté conducteur de la première de ces chimères mécaniques s’ouvrit lentement et un homme en costume d’explorateur africain en sortit, hilare…
Je vois que nos petits transporteurs ont fait leur effet sur vous, mes chers amis ! Bon sang ! C’était Ismail. Ce salaud. Il nous avait retrouvés !
Ce sont des Burlak. De tous nouveaux véhicules tout-terrain 6x6 et amphibies ! Burlak… ça veut dire « haleur », comme les bateliers qui halent les bateaux le long de la Volga. Bien trouvé comme nom, pas vrai !
M’en fous, répondis-je.
C’est un ami de mon oncle, un général russe qui nous les a prêtés. Normalement ils sont parfaits pour une expédition polaire, mais ils seront tout aussi utiles dans la steppe !
M’en fous, te dis-je.
Quoi ? Tu n’es pas heureux Reynaud ? On est venus pour t’aider. Regarde…
Ismail fit un geste et, aussitôt ; une vingtaine d’hommes à la tête de truands sortirent des trois hideux véhicules.
J’ai assez de bras pour retourner la moitié de la steppe. Et on a aussi des appareils de prospection. Viens voir… Viens…
Il m’entraîna de force à l’arrière du troisième camion et me montra fièrement son équipe- ment. Ce salaud avait apporté avec lui du matériel hi-tech capable de rendre jaloux n’importe quel archéologue de la planète. Il avait dans ses camions un radar basse fréquence à pénétra- tion de sol capable de sonder le terrain et un système de tomographie à résistance électrique pour dresser une carte en relief jusqu’à cinq mètres de profondeur.
Et ce n’est pas tout, ajouta-t-il fièrement. Regarde, là… Tu vois mon ami japonais qui est dans le deuxième Burlak ? Il est venu avec son équipement de « myographie ». Tu te rends compte ? On va pouvoir faire des radiographies avec les muons, ces particules qui arrivent de l’espace. Comme dans la pyramide de Kheops. C’est pas formidable, çà ? C’est mon oncle qui a eu l’idée !
Ca m’est égal, je te dis.
Ah ! Et puis aussi : on a un hélicoptère - un vrai - qu’on peut appeler quand on veut. Et un Lidar embarqué sur un drone. Le Lidar ca ne coûte presque plus rien : mon oncle a acheté celui-ci pour cent mille euros tout compris ! Tu te rends compte : on va pouvoir faire des re- pérages aériens de précision, à vue et au laser. C’est dingue, non !?
Mes chers élèves, je dois vous le dire simplement : j’étais consterné. Et totalement désen- chanté. Salim Altinkaya et son neveu Ismail faisaient à nouveau irruption dans mon rêve scientifique. Mais cette fois avec le pouvoir de l’argent du crime joint au cynisme de l’immo- ralité. Pour moi, c’était indiscutablement la fin de l’histoire. Un échec absolu. Un échec hu- main et scientifique. J’en eus des larmes aux yeux. Je sentis mes forces m’abandonner. Je n’eus même plus ni le courage, ni l’énergie, de détester Ismail. Une seule chose restait cer- taine : je ne l’aiderais pas. Je ne l’aiderais jamais.
Alors. On va travailler ensemble maintenant ? lâcha-t-il.
Ca jamais. Plutôt crever !
Jamais, jamais, jamais ! hurla Amulya en frappant de ses petits poings un garde qui essayait de la maitriser. Et en plus votre parfum pue à en mourir.
Comme je fus fier d’elle !
Les jours qui suivirent furent probablement les pires de toute mon existence. Nous res- tâmes dans la steppe, à proximité du peuplier sacré pendant presque deux semaines. Ismail me sépara d’Amulya et de Lulu mais j’eus l’occasion de les voir de loin à plusieurs reprises.
Certes, nous étions tous trois prisonniers et les filles étaient, comme moi, en permanence accompagnées d’un garde, mais nous étions correctement traités. C’est souvent Kazim qui les surveillait. Enfin… je pense qu’il « surveillait » surtout Lulu si vous voyez ce que je veux dire.
Ismail ne cessa de me harceler pour savoir de quelles informations nous disposions mais mon silence ne l’irrita pas trop. Pas dans les premiers jours en tout cas. Il avait deviné que nous élargissions nos recherches pas à pas en tournant en spirale autour de l’arbre magique et il reprit cette stratégie à son compte. En y ajoutant l’utilisation de tous les équipements dont il disposait évidemment.
Mais le temps passa et il ne découvrit rien, absolument rien ; aucun vestige, pas un seul artéfact, pas le moindre signe d’une ancienne construction ; pas une trace du passage d’un homme ou d’un animal sur ce site. Le radar basse fréquence, la tomographie, le Lidar embar- qué sur un drone et même l’hélicoptère ne révélèrent absolument rien d’intéressant dans un rayon de trois cent mètres autour de notre peuplier.
Alors plus le temps passa, plus Ismail devint nerveux et irritable. Son oncle le harcelait.
De manière répétée il se mit à hurler sur moi et même, un jour, il me gifla.
Pourquoi cherches-tu ici précisément ? Que sais-tu ? Quels sont tes indices ? Que dit le testament que je ne sache pas encore ? Que t’as révélé le Jangarchi ? hurla-t-il de plus en plus fréquemment.
Puis les menaces commencèrent et se firent de plus en plus précises. Et un jour il m’an- nonça…
Maintenant tu peux dire « au revoir » à ton aimée et à la grosse. Kazim et deux de mes hommes les emmènent dans un lieu où nous serons plus à l’aise pour « discuter » avec elles.
Elles parleront, j’en suis sûr, ajouta-t-il sur un ton parfaitement cynique et menaçant. Nous avons les moyens de les convaincre.
Et toi tu restes ici. Avec moi. Mais bien entendu tu peux leur épargner les désagréments qui les attendent…
J’eus envie de tout lui dire dans l’instant, d’autant que cela ne changerait pas grand-chose puisqu’ils cherchaient déjà au bon endroit. Il leur fallait simplement plus de patience. Mais je me ravisai bien vite. Ils allaient probablement emmener Amulya et Lulu dans leur planque à Elista ; il leur faudrait donc rouler pendant quelques heures puis s’installer. Il me restait sans doute jusqu’à demain matin, pour réfléchir. Pour décider de la meilleure chose à faire.
Ismail avait décidé que je ne pourrais plus dormir dans ma tente car j’aurais pu m’en éva- der trop aisément. Il m’obligea donc à passer mes nuits sur l’une des six couchettes d’un des Burlak. Certes, c’était plus confortable qu’une tente, mais je ne pus imaginer aucun moyen d’échapper à la surveillance des cinq malfrats qui m’entouraient.
J’échafaudai alors des plans de plus en plus compliqués. Cela fit du bien à mon moral mais pas un seul de ces projets ne résista à un simple examen de bon sens. Jamais je n’aurais pu assommer « d’un seul coup » les deux malfrats dormant à côté de moi. Bien que de frêle cons- titution et dormant sur la couchette supérieure, j’eus été incapable de passer par le dormant du toit qui était aussi étroit que la vision du monde d’un électeur de Trump. Et même Houdini n’eût réussi à ouvrir la porte de ce lourd véhicule sans la faire grincer horriblement.
J’en étais là de mes cogitations quand j’entendis des chuchotements.
Pssst… Pssst… Reynaud ? Tu es là ?
Quelqu’un essayait de prendre contact avec moi !
Si tu es là, fais-moi un signe ! Je vais te libérer. On va s’échapper !
Je ne fis ni une ni deux et par la trappe du plafond je jetai au dehors quelques sachets de thé de Séchouan avec l’espoir qu’ils signaleraient clairement ma présence.
OK, bien compris, répondit mon sauveur !
Tout le reste s’enchaîna à un rythme extravagant.
Il y eût trois coups frappés sur la porte arrière du Burlak. Puis une voix bouffie d’autorité qui bredouilla quelques syllabes inintelligibles, et enfin l’un de mes gardes qui sortit de son sommeil pour ouvrir la porte.
À l’extérieur, la silhouette d’un homme que je ne parvins pas à identifier tendit un bras vers le geôlier qui venait d’entrouvrir la porte. La main tendue fit avec autorité signe à mon garde de sortir immédiatement.
Voyez-vous, mes chers élèves, les truands et les idiots ont de commun avec les militaires qu’ils reconnaissent assez rapidement un « supérieur ». Mon cerbère enfila donc rapidement sa grosse veste et sortit pour rejoindre rapidement son « donneur d’ordres », sans hésiter.
J’entendis deux claquements étouffés. Le premier fut causé par le coup sur le crâne de l’imbécile. Le second par son corps s’effondrant dans l’herbe fraîche.
La porte s’ouvrit à nouveau.
Reynaud ? Viens ! dit enfin mon mystérieux sauveur d’une voix cotonneuse.
L’autre factionnaire qui aurait pu intervenir continua à dormir d’un sommeil irrépressible, pénétrant et alcoolisé. Ils n’entendit rien ! Je quittai discrètement ma couchette et sortis tout aussi prudemment en emportant mon anorak et quelques flacons de désinfectant. Dehors je ramassai d’abord mes sachets de thé et enfin je pus découvrir le visage de mon sauveur.
C’était Dorje !
Il porta l’index aux lèvres et me fit signe de le suivre. J’observai immédiatement qu’il por- tait toujours l’une de ces ridicules chemises « hawaïennes » encombrées de fleurs multico- lores mais il avait également un short « fluorescent » et des espadrilles genre « Saint-Tro- pez ». Mais soit… qu’il ait l’air ridicule ou pas n’avait plus aucune importance : j’étais enfin libre grâce à lui. C’est tout ce qui comptait.
Nous marchâmes silencieusement pendant plusieurs centaines de mètres dans la steppe. Il faisait encore frais pendant la nuit mais le spectacle de l’aube enflammant l’horizon était d’une beauté indicible. Nous passâmes à proximité de la voiture de Lulu et j’en profitai pour y prendre une boîte de vitamines, quelques sachets de thé supplémentaires et son GPS. On n’est jamais trop prudent, comme dit maman.
Nous dépassâmes le peuplier « sacré » et courûmes encore pendant quelques centaines de mètres sur la piste. Dorje bifurqua au débotté vers la droite et se perdit dans les hautes herbes jusqu’où je le suivis. Il s’enfonça enfin dans un creux où je découvris qu’il avait caché son véhicule, une Hyundai Tucson, un petit 4x4 comme il en roule des milliers à Moscou.
Viens ! On ne doit pas traîner ici, me dit-il en m’ouvrant la porte de sa voiture.
Il démarra sans attendre et nous filâmes aussi vite que possible sur les chemins cahoteux striant la steppe. Heureusement nous ne fûmes suivis par qui que ce soit. Bien sûr, j’eus des dizaines de questions à poser à Dorje et il y répondit consciencieusement, scrupuleusement.
Grâce aux contacts que son université et le professeur Jiang entretenaient avec celle de Moscou, il n’eût aucune peine à obtenir les autorisations de fouilles dépendant du Ministère de la Culture et de l’Académie des Sciences de la Fédération de Russie. Certes, elles n’étaient valides que pour trois mois et d’innombrables conditions en limitaient la portée mais ce n’était que très naturel. Et Ismail ne disposait certainement pas de ce genre de document !
Dès qu’il fut en possession de ces autorisations, Dorje tenta de me contacter par de nom- breux moyens. Il apprit par les journaux qu’une fusillade avait éclaté à l’Hôtel Cosmos et s’in- quiéta de savoir si j’y étais mêlé. Il téléphona même à maman pour lui demander si elle avait de mes nouvelles.
Elle n’avait aucune nouvelle de toi et j’entendis bien que cela l’inquiétait, m’expliqua Dorje.
Que lui as-tu dit ?
Et bien… Je ne sais si j’ai bien fait… J’ai compris qu’elle ne savait rien à propos du Cos- mos et je me suis dit que c’était mieux ainsi et qu’il fallait simplement que le la rassure. Alors je lui ai expliqué que j’avais appris que tout se passait bien pour toi mais que tu faisais des fouilles au milieu de la steppe, sans électricité et sans téléphone, mais en pleine nature.
Oh oui. C’est bien. Et qu’a-t-elle répondu ?
Elle m’a dit « J’espère qu’il prend ses vitamines chaque jour ». Quel soulagement ! Mais une idée me traversa soudain l’esprit…
Et tu as un GSM avec toi, là, maintenant ?
Oui, Reynaud ! Et dès qu’il sera connecté au réseau je te le donnerai car j’imagine que tu es pressé de l’appeler…
Oui, j’étais pressé. Mais heureusement je n’eus qu’une grosse demi-heure à attendre pour avoir enfin une connexion. Maman se portait à merveille et je la rassurai à mon propos. Elle me demanda si je mangeais à ma faim, si je dormais bien, si les « Mongols » n’étaient pas trop brutaux avec moi.
Non, non… tout va bien maman. Rassure-toi.
Alors n’oublie pas tes vitamines mon lapin !
Bien sur… mes vitamines… Mais, dois-je vous l’expliquer, mes chers élèves, tout cela - mes vitamines, mon désinfectant, mon pain sans gluten… - tout cela me semblait de moins en moins important. Mais bon… soit…
Après que j’en eus fini avec les conseils de maman, Dorje m’expliqua qu’il se sentit rapi- dement inutile à Ulan Bator. Il s’en ouvrit à son recteur qui accepta qu’il se rende à Moscou pour y prendre possession des autorisations de fouilles et pour qu’il me rejoigne ensuite sur le terrain pendant quelques jours au moins.
Et comment m’as-tu découvert ?
Oh ! Ça, ce fut un vrai coup de chance ! Après trois jours de recherches à Elista je venais enfin de trouver quelqu’un qui voulait bien me louer sa voiture pour deux semaines. Je venais d’en recevoir les clés au square de la Victoire ; en bas du parc Drujba, quand un bruyant mas- todonte à six roues, gros et effrayant comme un char d’assaut, arriva en attirant tous les re- gards vers lui. Il quitta l’avenue Lenina en écrasant les parterres de fleurs puis entra en con- quérant sur le parking du square de la Victoire que tu connais sans doute.
Oui. C’est cette grande place servant de « plaine de jeux » pendant l’été. Les mamans y viennent avec leurs jeunes enfants et y louent des voitures à pédales ou des voiturettes élec- triques ?
Oui. Il y a aussi un âne et un chameau sur le dos desquels les enfants peuvent faire quelques tours. Et une scène où se jouent de petits spectacles.
Et dans ce gros camion il y avait Ismail ?
Exactement. Je le reconnus sans peine, tout embagousé d’or qu’il était, comme un ma- quereau de Miami. Il lui manquait juste des chaussures en croco blanches.
J’eus envie de dire à Dorje qu’on ne devrait pas se moquer des chaussures des autres quand on porte soi-même des espadrilles « Saint-Tropez », mais je m’en empêchai fort heu- reusement. Il poursuivit…
Cet imbécile d’Ismail parada au volant de sont « char d’assaut », manqua d’écraser quelques petits vélos, fit peur au chameau, puis s’arrêta au milieu du parking
Et alors ?
Alors tout est devenu simple. Il a fanfaronné pendant une ou deux heures attirant autour de lui un essaim de jeunes femmes puis il est reparti au volant de son « tank ». Je l’ai suivi
jusqu’aux environs de cet arbre, en plein milieu de la steppe. J’ai tout de suite compris qu’il m’avait conduit au lieu des fouilles et que tu y étais probablement retenu prisonnier. Tu con- nais le reste de l’histoire ; j’ai simplement attendu la nuit pour te faire évader.
Dorje avait en effet compris beaucoup de choses mais il lui manquait encore les nouvelles informations dont nous disposions pour retrouver le trésor d’Obushi Khan et il ne savait en- core rien à propos d’Amulya et de Lulu. Je lui expliquai tout cela rapidement pendant que nous approchions d’Elista.
Alors on fait quoi maintenant ? me demanda-t-il.
On va libérer Amulya et Lulu.
Euuuh… « comme ça » ? Et on va où précisément ?
Je n’en sais encore rien. Mais on va d’abord chercher de l’aide chez l’oncle d’Amulya, Badma, son dyadya..
J’allumai alors le GPS (ou plutôt le Glonass) de Lulu et je retrouvai aisément la position de la ferme de Badma dans l’historique des lieux visités. Pour tout vous dire, mes chers élèves, j’étais curieux d’entendre ses commentaires sur le fait que nous n’ayons rien trouvé là où il nous avait envoyés. Mais le plus urgent et le plus important était de découvrir l’endroit où Amulya et Lulu étaient prisonnières. J’étais convaincu que le bon Badma entrerait dans une rage folle en apprenant que sa nièce avait été kidnappée mais j’espérais avant tout qu’il puisse nous aider à la trouver et à la libérer.
Quoi ? Kidnappée ? Par des Turguts ? Mais c’est quoi cette histoire !
Il cria, hurla, gesticula, inonda de postillons tout l’espace à sa ronde. Trois fois il me prit à la gorge, me souleva et me colla contre un mur. Ses chiens tournicotèrent autour de mes jambes avec le poil crispé, la lippe menaçante, un rictus assassin, et ils finirent même par s’en prendre à mes mollets, comme pour les dévorer !
Mais nous sommes là pour la libérer, dit calmement Dorje. Nous sommes ici en amis ! En amis !
Il me laissa respirer et éloigna ses chiens mais je vis bien qu’il y avait comme de la décep- tion dans leur regard.
Et elle est où ? demanda-t-il.
Ben… On ne sait pas. Pas encore…
Badma ne dit pas un mot. Il prit son téléphone et appela quelqu’un. Un de ses amis appa- remment. La conversation fut courte, utilitaire, presque brutale. Badma parla brièvement de visiteurs Turcs déplaisants, d’Amulya et de Lulu qui avaient disparu, puis il raccrocha. Et son ami rappela quelques minutes plus tard.
Spassiba, dit simplement Badma avant de terminer la conversation.
Il prit alors son fusil, et lança une barre de fer dans les bras de Dorje. Moi, il me donna son arc et un carquois rempli d’une soixantaine de flèches, sans même imaginer que je savais déjà m’en servir.
Allez, on y va ensemble. Avec votre voiture. Ils sont à City Chess. Filons ; on n’a pas de temps à perdre.
Je l’appris plus tard : Badma avait des amis dans la police. Il lui suffit simplement de té- léphoner à l’un d’eux, à Elista, pour savoir « où étaient les Turcs ». En Russie, le FSB sait
« tout » et, voyez-vous, c’est franchement pratique quand on veut résoudre une affaire d’en- lèvement.
Pendant que nous roulions, Badma m’expliqua qu’il m’avait confié un véritable et ancien arc kalmouk enveloppé dans du crin et de l’écorce de bouleau pour le protéger de l’humidité. La corde était fabriquée avec un tendon d’animal.
Les flèches de ces armes - que les femmes devaient récupérer sur les champs de bataille après les combats - étaient faites de bois pourtant rare dans la steppe. Les flèches les plus grandes pouvaient atteindre un mètre de long et étaient destinées au tir à longue portée. Elles étaient armées de pointes en os, en corne d’animal, en cuivre ou en bronze. Certaines pointes faites de deux cornes d’animal sifflaient pendant leur vol. Elles partaient à une vitesse de cent mètre par secondes ! C’est extrêmement rapide et les archers mongols étaient capables d’en tirer deux d’un seul coup jusqu’à cinq cents mètres de distance. Ces nuées de flèches sifflantes et rapides, tirées à longue distance, effrayèrent particulièrement les soldats des armées napo- léoniennes, m’expliqua fièrement Badma, car leurs fusils avaient une portée largement infé- rieure !
L’arc et les flèches étaient associés à la force et à la fertilité. Ils avaient donc une impor- tance capitale dans les rituels oirates associés au mariage, à la magie, à la divination, aux esprits, ou à la mort. Les Oïrats pensaient que des tirs précis les protégeaient contre les
démons et les maladies touchant les humains et leurs animaux. Je sentis confusément qu’un peu de « protection » ne nous ferait pas de mal.
Heureusement, Dorje avait roulé vite pour nous conduire du peuplier solitaire jusqu’à Elista, puis de la ville jusqu’à la ferme de Badma. Il était maintenant à peine treize heures et nous étions approchions de la prison d’Amulya !
Plus tard, Badma nous expliqua que City Chess est un lotissement construit en 1998 par le milliardaire Kirsan Ilyumzhinov qui était alors président de la Kalmoukie et de la Fédéra- tion internationale d’échecs. Cet original - qui prétendait avoir renctré des extraterrestres et voyagé dans leur vaisseau - avait voulu transformer Elista en capitale mondiale des échecs et y avait organisé plusieurs tournois importants. City chess servit alors de « village olym- pique ».
Mais ce farfelu de Kirsan n’avait que des rêves de mégalo ! ajouta l’oncle d’Amulya. Il nous promit un aéroport international, un centre sportif olympique, et même un cosmo- drome. Mais rien de tout cela ne vit le jour. Sauf City Chess qui fut construite dans un vallon, à l’emplacement d’un lac asséché, loin de la ville, loin des commerces, loin de tout. Au- jourd’hui c’est un peu une cité fantôme qui n’abrite que de rares touristes égarés dans des maisonnettes dont les murs se lézardent chaque jour un peu plus car elles furent construites trop vite, trop mal et sur un marécage.
Il y eut une grande tristesse dans sa voix quand il nous raconta tout cela alors que nous traversions la ville.
Nous passâmes devant le Grand Khurul d’Elista qui porte officiellement le nom de «De- meure dorée de Shakyamuni ». C’est le plus grand temple bouddhiste d’Europe et de Russie ; il a été construit et décoré dans la tradition tibétaine et il recèle une statue géante de Buddha haute de onze mètres. Cet endroit avait l’air magique et il était devenu le monument iconique d’Elista, comme l’Atomium pour Bruxelles ou la Tour Eifel pour Paris. Je mourais d’envie de le visiter et de me promener dans ses placides jardins parsemés de stupas et de tambours à prière, mais ce n’était pas le moment de faire du tourisme.
Quand nous arrivâmes dans le lotissement de City chess je compris immédiatement pour- quoi Badma nous avait parlé d’un « village fantôme ». C’était en effet une sorte de « village » à la périphérie d’Elista mais il n’y avait quasiment personne dans les rues. Il n’avait qu’une seule entrée « protégée » par une barrière que plus aucun gardien n’avait baissée depuis long- temps sans doute. Une rue principale « encerclait » le village et, ici ou là, une demi-douzaine
de ruelles s’échappaient de cette artère pour y revenir bien vite ou pour conduire vers des culs-de-sac se mourant dans un terrain vagues. Au centre de ce lotissement trônait un hall de conférences monumental, prétentieux… et interdit à tout visiteur par un cerbère aux biceps de Géant Vert. C’est là que s’étaient déroulé les tournois d’échecs.
Le village lui-même était vraiment beau. Enfin… moi j’aimais bien. Les architectes lui avaient donné le style « néo-Méditerranéen » ou « Italo-Californien ». J’eus immédiatement l’impression de me promener à Miami. Ou non ! Mieux : à Portofino ou dans Portmeirion, le village du « Prisonnier », au Pays de Galles. Mais si… vous savez bien… « Le prisonnier »… ce feuilleton britannique avec Patrick Mac Gohan. Quand il crie « Je ne suis pas un numéro… Je suis un homme liiibre… »
Ça ne vous dit rien. Vous êtes trop jeunes pour connaître ça, mes chers élèves. Alors bon, tant pis. C’est bien dommage… Mais passons.
Et maintenant, on fait comment ? demanda Dorje en arrêtant notre voiture devant l’une des maisons aux murs rose pastel, décorée d’une colonnade et d’un balcon à l’italienne.
On ne sait pas dans quelle maison ils se cachent alors attends un peu ici. Il n’y a qu’une rue principale, une dizaine d’immeubles à appartements et une cinquantaine de maisons. Ils passeront tôt ou tard devant nous. On n’aura qu’à les suivre.
Le dyadya d’Amulya eût bien vite raison. Après à peine une trentaine de minutes nous vîmes Kazim, le « primitif sans colorants » sortir de l’une des maisonnettes couleur pastel. Il s’engouffra dans le seul café du « village » et en ressortit quelques minutes plus tard les bras chargés de cannettes de bière Baltika qu’il ramena dans sa cachette.
Et maintenant, on fait quoi ? demanda Dorje.
Il nous faut un plan, répondis-je.
Oui, c’est ça… Il nous faut un plan dit Badma. J’en ai un.
C’est quoi ?
C’est… « Le plan Kalmouk ». Suivez-moi !
Il sortit d’un bond de l’auto, son fusil à la main. Dorje le suivit, sa barre de fer entre les poings, moi je pris l’arc et le carquois de dyadya.
En trois enjambées le solide oncle d’Amulya se trouva devant la porte du charmant pavil- lon qui abritait sans doute les Turcs. Il la si vigoureusement qu’il fit trembler le bois et peut- être même le reste de la fragile demeure.
La porte s’ouvrit. Kazim était là, dans l’ouverture ; il était si large qu’il en occupait appa- remment tout le vantail ; il avait les bras croisés sur son torse et sa mine des mauvais jours.
Nous entendîmes un cri venant de l’intérieur. C’était Amulya qui criait…
Dyadya !
Dyadya leva la crosse de son fusil et la propulsa avec une violence toute kalmouk sur le crâne du primitif des Dardanelles qui fit vibrer le sol en s’y écrasant. Inconscient.
Hîîî… Pas si fort ! Tu vas l’abîmer, hurla Lulu.
Dorje leva sa barre de fer pour frapper le second malfrat qui était encore loin de nous, au fond du salon mais l’autre avait déjà levé son pistolet et allait tirer. Ma flèche partit dans la seconde et lui perça l’épaule. Il poussa un cri déchirant, laissa tomber son pistolet et s’échappa par la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin.
Le troisième passa alors la tête par l’ouverture d’une porte donnant sur la cuisine mais je ne fus nullement surpris de le voir surgir. Ma flèche partit sèchement. Pas la peine de lui donner une trajectoire en courbe car la cible était trop proche. La pointe s’enfonça dans son poignet et il prit le même chemin que son complice sans demander son compte.
C’est alors que je vis les regards de mes amis tournés vers moi. Ils étaient comme hébétés, sidérés, la bouche ouverte, le corps inanimé. C’est Amulya qui brisa ce lourd silence.
Mais… Mais… tu tires vraiment à l’arc ! Oh mon héro ! Mon Genghis Khan à moi ! Et elle sauta dans mes bras.
Bon… Assez d’embrassades. Partons d’ici immédiatement, lâcha Dorje. Ils pourraient ap- peler leurs complices à la rescousse et l’autre idiot va se réveiller.
C’est pas un idiot !cria Lulu d’une voix autoritaire.C’est mon chouchou.
D’accord, d’accord , lui répondit-il. Mais partons vite.
Nous sortîmes alors de l’appartement en suivant Badma mais il s’arrêta brutalement sur le pas de la porte car un nouveau venu tentait précisément d’entrer. Badma leva son arme mais - je ne sais trop pour quelle raison… l'adrénaline qui inondait mes veines peut-être - je bousculai l’oncle d’Amulya et assommai l’inconnu d’un coup de poing. Il tomba, inconscient, sur le pas de la porte. C’est alors que je le reconnus…
Mais qu’est ce que tu fous ici ? demanda Badma en se penchant vers lui alors qu’il repre- nait ses esprits.
Et toi ?répondit-il.
Moi je viens de libérer ma nièce. Ton ex-copine. C’était Tarzan !
Je venais de le mettre K.O. d’un coup de poing. Je n’avais jamais frappé quelqu’un. Et ma main me faisait horriblement mal. Mais qu’est-ce qui m’avait pris !
Bon, d’accord, tu es mon héros, me chuchota Amulya à l’oreille. Mais n’en rajoutes pas trop, quand même.
Dorje, qui était la sagesse incarnée, interrompit alors nos « retrouvailles ».
Je ne comprends rien et vous m'expliquerez plus tard. Mais je crois qu’on ne devrait plus s’attarder sur ce champ de bataille.
C’est vrai. Tout le monde chez moi ! On part immédiatement, ordonna l’oncle d’Amulya.
Nous reprîmes la route vers la steppe. Lulu et Badma dans la voiture de Tarzan ; Amulya, et moi avec Dorje, dans son Tucson qui nous serait bien utile, plus tard, pour parcourir la steppe. Amulya, toujours prudente, demanda à ceux qui avaient encore leur téléphone de le couper pour éviter qu’on puisse nous « tracer ». Nous arrivâmes chez notre hôte en pleine nuit, épuisés par une journée d’angoisse et de batailles. À la lueur de quelques chandelles et autour d’une bouteille de vodka nous fîmes ensemble le point de la situation, sans secrets, sans cachotteries. Il était important que chacun comprenne dans quelle histoire nous étions embarqués.
Tarzan nous expliqua que quelques jours plus tôt il avait reçu un coup de fil de Badma lui posant d’étranges questions à propos du visiteur belge de sa nièce. Il s’inquiéta pour son an- cienne copine, craignant qu’elle fut mêlée à une dangereuse aventure et il décida d’en avoir le cœur net en se rendant lui-même à Elista.
En ville il demanda partout si quelqu’un avait vu Amulya et un touriste belge. Quelques témoins lui parlèrent du toast prononcé durant la fête de mariage par un Européen qu’on n’avait plus jamais croisé. Mais tous évoquèrent la présence de cette « bande » de Turcs qui paradaient dans leurs gros camions. Les hommes de main habitaient une villa à City Chess et leurs chefs s’étaient installés à l’ « Hôtel Elista », au centre ville. Voilà comment Tarzan était arrivé à la villa des Turguts en pleine bagarre.
Et arrêtes de m’appeler « Tarzan » ! hurla-t-il vers moi en concluant son intervention. Mon nom c’est Danzan. Dan-zan ! Ponyatno ?Compris ?
Ah oui… c’est vrai… Danzan… J’essayerai de ne pas l’oublier.
Ensuite ce fut mon tour d’expliquer les choses. En m’entendant résumer toutes les infor- mations qu’Amulya et moi avions rassemblées, Badma sourit étrangement puis il prit la pa- role avec ce ton solennel qu’il aimait tant.
Mes chers enfants, j’aurais pu vous aider mieux que je ne l’ai fait mais on ne dérange pas l’esprit des anciens à la légère. Et je n’étais pas complètement rassuré sur les intentions de Reynaud. Maintenant je le suis et vous m’apportez des informations nouvelles qui vont me permettre de vous conduire à notre trésor.
Quoi ! « Nous conduire au trésor » ? Il connaissait donc l’emplacement exact du Bumbu- luva de Mandere ! Il poursuivit ses explications sur le même ton docte en captivant l’attention de chacun d’entre nous.
Vous vous êtes trompés d’arbre magique et de rivière. La rivière que vous cherchez s’ap- pelle tout simplement « Tchinderta » ; elle passe à quelques kilomètres d’ici, dans un lieu-dit que seuls les Anciens connaissent encore et qui s’appelle tout simplement « Tchinderta », lui aussi.
C’est une rivière qui s’épanchait dans un vallon serpentant entre trois tertres verdoyants. Mais de nos jours c’est un ruisseau qui ne coule que lorsque le ciel nous offre sa pluie et qui est sec quand le soleil nous brûle.
Écoutez bien mes paroles, chers enfants… vous connaîtrez ainsi l’histoire des premiers temps… À l’origine des Mondes il y eut un grand et terrible incendie dans la steppe. Mais les cendres furent finalement emportées par le vent et l’eau revint dans le lit des rivières comme la paix dans le corps des hommes. Quand l’herbe repoussa nos ancêtres découvrirent qu’à l’endroit où le torrent s’évase et se calme en faisant un lacet entre les trois collines l’eau qu’on y prélevait guérissait les animaux malades.
Pendant deux fois cent passages des saisons les Anciens conduisirent donc régulièrement leurs troupeaux vers ce gué pour qu’ils s’y baignent, s’y protègent ou s’y guérissent des mala- dies.
C’est aussi là, à Tchinderta, à proximité d’un autre peuplier solitaire, que nos ancêtres inci- néraient nos anciens Khans et leurs chefs prestigieux. Ce privilège était réservé aux héros car nos tribus abandonnaient le corps de leurs défunts ordinaires dans la steppe afin d’y nourrir
les éléments.
Je connais cet endroit secret et mystérieux où l’on brûlait les Khans. Et c’est là que le chaman a répandu les cendres de Balvatyn Khan. Je vais vous y conduire demain. Non loin vous verrez peut-être la rivière et les collines que vous cherchez. Nous y découvrirons peut-être le bum- buluva de Mandere et le trésor d’Obushi.
Il y eut un grand silence. Une multitude de sentiments m’envahirent. L’envie d’étrangler Badma qui aurait pu nous aider mieux et plus rapidement. Celle de crier ma joie, de pleurer et… d’embrasser Amulya. Mais c’est elle qui me sauta au cou.
On a trouvé, Reynaud. On a trouvé !
Je songeai à mon ami Jiang qui serait bientôt vengé. « Mais restons calmes… Ne nous emballons pas », me dis-je. Nous avions encore tant de choses à accomplir. Je vis alors Dorje qui me souriait. Et Badma, et Lulu. Et même Danzan ! Je ne me sentis plus seul. J’eus même le sentiment d’être fort. Plus rien ne me faisait peur. C’est à ce moment que la coutumière
« sagesse » de Lulu nous fit tous éclater de rire quand elle demanda…
Alors ! On mange quelque chose et on boit un « dernier » verre avant de dormir ?
Le jour suivant l’oncle Badma et moi prîmes la direction des opérations. Lui et moi, ac- compagnés par Dorje et Amulya, prendrions la direction de Tchinderta à cheval. Danzan ten- terait de nous suivre avec sa Tucson, le 4x4 dans lequel nous aurions embarqué la grosse Lulu et tous les équipements - pelles, pioches, cordes, poulies, bâches, piquets… - que Badma avait accumulés dans son atelier et qui pourraient nous être d’une aide quelconque.
Je n’étais jamais monté à cheval mais plus rien ne me faisait peur et cette cavalcade me parut même grisante. Badma m’avait confié une monture docile et je me surpris à la guider sans trop de peine et même à apprécier ce moyen de transport. Je voyais ainsi la steppe de haut, s’étendant jusqu’à un horizon si lointain qu’il semblait à l’infini. Cette plaine pourrait vous paraître d’une envoûtante monotonie, mais j’avais le sentiment de mieux la connaître, de l’apprivoiser. Je commençais à en distinguer les nuances, les détails, les subtils change- ments de couleur de sa végétation, le parfum des herbes, les oiseaux et les insectes qui la font bruire, son vent changeant caressant mon visage, son implacable soleil ne tolérant aucune ombre où s’abriter mais dont les rayons tailladaient et sculptaient mon visage et mon corps en forme d’homme.
Ca va, Reynaud ? me demanda Amulya.
Oui, oui…
Tu rêves ?
On est presque arrivés.
Tarzan… Pardon… Danzan… Et Lulu, suivaient en voiture sans trop de soucis.
Enfin, après l’ascension d’un dernier monticule faisant comme une dune, nous arrivâmes à Tchinderta. Un lieu-dit « magique » qui - à nouveau - me « saisit aux tripes » si vous me permettez cette vulgarité.
Badma nous conduisit à l’endroit précis où les Khan étaient incinérés et où l’on répandait leurs cendres. Rien, absolument rien ne « marquait » cet endroit de la plaine. Mais lui, il sa- vait. Il prit son arc et me le donna.
Maintenant tires, me dit-il.
Mais dans quelle direction ? Il ne dit rien.
Je choisis de tirer vers le ruisseau, là où - me semblait-il - se dessinait une colline.
Oui, par là, tu as raison, dit Amulya.
Ma flèche partit, siffla dans l’air. Nous la suivîmes des yeux. Elle franchit environ quatre cents mètres. Un Khara Tsagan. Puis nous en approchâmes.
Il n’y avait pas une colline, mais bien trois et ma flèche était plantée en leur milieu. C’étaient trois marmelons, faisant comme un triangle et nous étions maintenant au « som- met » de l’un d’eux. Ces monticules balisaient un espace « clos », une « cuvette » cachée au reste de la steppe par son relief. En son fond serpentait clairement une rivière maintenant presque à sec et fréquentée par des lézards, des araignées et de furtifs serpents. Et à mi-hau- teur de l’une des deux collines nous faisant face : un peuplier solitaire. Il n’était cerclé d’au- cune clôture ; nul ruban, nul message, n’était fixé à son tronc et il me parut bien plus petit que l’autre « arbre magique » que j’avais croisé quelques jours plus tôt.
Une fois encore je fus emporté par la majesté de ce site. Le vent glissait entre les « dunes » en traçant une douce plainte. Un calme consolant enveloppait cet endroit bercé d’une envoû- tante quiétude. Nous nous figeâmes là, tous muets, en admiration, imprégnés de béatitude, de ravissement.
Après quelques minutes de félicité je proposai à tout le monde d’installer notre « camp » entre les trois monticules, au bord de la rivière. Moins d’une heure plus tard notre piètre équipement était sorti du 4x4 et Danzan, aidé par Dorje, avait même construit une sorte de dais, comme un vaste baldaquin, qui nous offrirait - à nous et aux chevaux - de l’ombre pen- dant le jour et un abri pendant la nuit. Nous avions de quoi boire et manger pour trois ou quatre jours ; les chevaux avaient le filet d’eau dans la rivière, de l’herbe à profusion et même un peu de grain que nous avions emporté pour eux. Nous pûmes commencer nos recherches.
Mais par où commencer ?
Nous montâmes sur l’un des tertres pour observer le terrain, chercher un indice qui nous dicterait une stratégie. Mais rien il n’y avait aucune trace laissant deviner la présence an- cienne d’un « bumbuluva ». Ce lieu était magique… et mystérieux.
C’est Amulya qui brisa notre silence.
Si j’étais morte, dit-elle, c’est là que j’aimerais être enterrée.
Quoi !
Enfin, je veux dire : si je pouvais choisir l’endroit de ma sépulture, c’est cette colline que je choisirais. Là, à l’Orient. Où le soleil se lève. C’est la plus belle et la plus haute ; elle est couverte de hautes herbes et elle bruit de vie. Je le sens.
Oui, oui, dit Lulu. Elle a raison. Mais moi je préférerais qu’on m’enterre à Monte Carlo!
Cette intuition - car ne n’était rien d’autre qu’une intuition - heurtait mon esprit de scien- tifique, vous le comprenez bien, me chers élèves. Mais il n’y avait pas de « meilleure » idée. Et l’histoire des grandes découvertes scientifiques est parsemée de telles intuitions. Alors bon ; allons-y ! D’accord pour commencer nos fouilles par le tertre d’Orient. Dès demain.
Nous nous couchâmes de bonne heure, après un frugal repas. Serrés les uns contre les autres sur une couche de fortune. Je pris Amulya dans mes bras et nous nous embrassâmes.
Bon ! On y va ?
C’était Tarzan - pardon, Danzan - qui nous réveillait si brutalement alors que le soleil per- çait l’horizon. Il avait préparé le café. Et le thé de Séchouan pour moi ! Quelle aube promet- teuse !
Nous commençâmes par sonder la colline en partant de son sommet. Nous nous étions organisés en formant un cercle à la pointe du « cône » et nous descendions pas à pas, en spi- rale, chacun examinant devant lui, de gauche à droite, un espace s’élargissant au fil de notre progression.
Le soleil nous était cruel et ce travail était bien plus épuisant que nous l’avions imaginé. Nous avions des barres de fer pour sonder le sol mais elles ne s’enfonçaient - au prix d’énormes efforts - que de vingt à cinquante centimètres dans cette terre de steppe qui était incroyablement compacte. Nous en étions réduits à espérer voir plutôt que sentir quelque chose d’anormal.
Mais heureusement nous fûmes rapidement récompensés de nos efforts.
J’ai quelque chose ! cria Dorje qui était arrivé à proximité de l’arbre sacré.
Moi aussi, dit Danzan quelques secondes après lui.
Leur barre de fer s’était enfoncée d’une vingtaine de centimètres à peine, mais en obser- vant l’herbe tous deux découvrirent des fragments de métal. Deux pièces d’une dizaine de centimètres de long, de formes irrégulières, abîmées par la rouille.
Nous les examinâmes scrupuleusement et nous fûmes rapidement convaincus que c’étaient des fragments d’une pointe de flèche ou d’un tranchant de hache.
Peut-être un bijou ! s’exclama Lulu.
Ou un toit de pagode, ajouta Amulya.
En grattant précautionneusement la terre, les racines et la rouille qui s’agrippaient à l’un des fragments nous découvrîmes sur quelques millimètres les traces de ce qui ressemblait à un « film » d’or ou de cuivre qui étincelait à la lumière crue du soleil.
Dorje nous rappela alors l’épopée de Jangar qui disait : « Baignée dans la lumière des deux fois vingt-deux fenêtres de son Bumbuluva, elle étincelle pour toujours comme un second soleil. »
Je le savais. Je le savais ! hurla Amulya en sautillant.
Mes chers élèves, vous imaginez notre état d’excitation. Nous nous saisîmes avec empres- sement de pelles et de pioches pour gratter, ou plutôt « peler » le sol sur une surface de plus en plus large. Nous y découvrîmes des dizaines de vestiges d’une construction qui s’était trou- vée là trois cents ans plus tôt. Il y avait dans cette colline des fragments de briques ou de moellons, des bouts de métal et des éclats de verre. Ils s’étalaient entre quinze et trente
centimètres de profondeur sur une surface de vingt mètres par quarante mais la plus grosse pièce ne faisait pas plus trois centimètres sur deux.
Bien sûr, nous marquâmes notre champ de fouilles avec des cordes. Nous fîmes des des- sins ainsi qu’un inventaire. Et avec les téléphones de Lulu, Danzan et Dorje, nous prîmes un maximum de photos des objets que nous rassemblions petit à petit. Certes, nous accomplis- sions un travail d’archéologismes amateurs et j’en avais honte. Mais nous n’avions pas de choix : un trésor historique se trouvait là et nous devions à tout prix le sauver avant que les pilleurs de tombes d’Altinkaya viennent le voler.
Le soir venu, Badma alluma un petit feu de camp - « petit » car il n’y avait pas beaucoup de bois à brûler autour de nous - et nous passâmes une seconde et douce soirée au bord de la rivière qui guérit. Tout excités à l’idée de découvrir enfin le trésor d’Obushi Khan.
Badma nous expliqua qu’à la révolution les communistes traquèrent le moindre signe de pratique religieuse ou chamanique dans la région. C’est ainsi qu’ils pillèrent et détruisirent des centaines de temples et de bumbuluva bouddhistes. Le mausolée de Gerenzel n’avait peut-être pas échappé à cette terreur iconoclaste, pensa-t-il, et c’est pourquoi nous n’en dé- couvrions que des ruines.
Alors ils ont peut être aussi trouvé le trésor ? demanda Lulu.
Oui, répondit Badma. Mais nos ancêtres avaient pour coutume d’enterrer leur héros avec leurs armes et leurs objets précieux dans une tombe fermée pour l’éternité. Cette sépulture était couverte de terre puis ils construisaient le mausolée par-dessus. Il est donc aussi possible
- et même probable - que les bolchéviques n’ont jamais découvert le tombeau.
C’était une nouvelle à la fois réjouissante et effrayante. Elle nous laissait un réel espoir de découvrir le trésor d’Obushi Khan, mais elle nous annonçait aussi que les fouilles seraient probablement longues et pénibles. Nous devrions peut-être « retourner » la moitié de cette colline avant d’arriver au caveau ! Peut-être devrions-nous quand même demander de l’aide aux villageois de Tchinderta ? Je m’endormis dans les bras d’Amulya en réfléchissant à toutes ces considérations. Et en pensant à mon ami Jiang. Il aurait été tellement heureux, tellement fier.
À l’aube, c’est à nouveau Danzan qui nous réveilla. Mais pas pour nous inviter à profiter de son thé ou de son café. Un bruit étrange et inquiétant approchait de nous. Un bourdonne- ment.
Un drone arriva d’abord et nous survola en décrivant des cercles autour des trois collines.
Ensuite il y eut le sinistre grondement des Burlak. Et le sol vibra.
Il était inutile de fuir. Ils étaient là. Ils nous encerclaient. Je lâchai un juron.
Ne bougez pas. Ne résistez pas, dis-je à mes amis. Nous nous en sortirons plus tard.
Ils restèrent calmes mais je vis que Danzan, Dorje et Badma serraient les poings. Ils vou- laient en découdre avec les Turguds. Mais comment avaient-ils pu nous retrouver !
Bonjour Reynaud. Bonjour tout le monde. Alors finalement c’est ici qu’il faut cher- cher ? dit Ismail.
Il portait toujours sa tenue saharienne et son stupide garde du corps, Kazim, le « primitif des Dardanelles », était toujours derrière lui, à deux mètres, armé comme Rambo. Autour d’eux il y avait une petite armée de malfrats dont deux qui portaient encore la marque de mes flèches lâchées vers eux à Elista. En plus des Burlaks, trois camions Zil transportant proba- blement du matériel de fouilles faisaient partie de ce convoi.
J’ai rien à te dire. T’as qu’à chercher tout seul.
Tu ne dois pas me répondre, Reynaud. Le drone nous a montré la belle collection d’arté- facts que vous avez déjà déterrés.
Et toi. Comment tu nous as trouvés ?
Grâce à l’amour Reynaud. L’Amouuur !
Je ne compris rien. Mais il m’expliqua fièrement que Kazim avait confisqué le téléphone de Lulu et que cette idiote l’avait récupéré en s’évadant de City Chess. Elle n’avait pu s’empê- cher d’envoyer un message à son amoureux. Les amis d’Altinkaya n’eurent donc aucune peine à localiser son gsm.
C’est vrai Lulu ?
Oui, Reynaud. Mais je ne lui ai pas dit où on était. J’ai seulement écrit « Tu es du mauvais côté, mon beau Kazim mais je t’aime. » J’espérais seulement que par amour il viendrait dans
notre camp.
Quelle gourde ! Quelle idiote ! Mais comment peut-on être aussi bête ! J’eus l’envie in- coercible de l’étrangler mais elle fixait le bout de ses orteils, les épaules basses, le cou corné, avec une moue d’enfant surpris à voler des bonbons. Et j’eus pitié.
Idiote !
En quelques heures à peine les hommes d’Ismail installèrent un spectaculaire camp de toile au pied des trois collines. Ils commencèrent alors à sortir leur matériel des Burlak et des Zil. Ils avaient même deux petites pelleteuses, des marteaux-piqueurs, des explosifs. Un véritable attirail de démolisseurs. « Il ne leur faudrait que deux ou trois jours pour aplatir cette colline », me dis-je. Et j’eus raison.
Ils travaillèrent jour et nuit, comme des brutes, retirant la terre par pelletées entières, fai- sant fi des vestiges du bumbuluva qu’ils entassèrent une cinquantaine de mètres plus loin.
Mes amis et moi fumes emprisonnés dans l’une des grandes tentes où nous étions en per- manence surveillés par deux ou trois gardes armés. Nous entendions le bruit des engins de chantier qui « rabotaient » la colline sous les ordres de Kazim ou d’Ismail qui ne cessaient de hurler. Plusieurs fois je surpris Kazim et Lulu croisant leurs regards. Elle n’avait pour lui qu’un œil assassin ; il fixait le sol, le visage plein de honte.
Deux jours après qu’ils nous aient faits prisonniers, Kazim vint nous chercher en fin de matinée. Il nous emmena, ligotés et enchaînés, jusqu’au tertre d’Orient. Il n’en restait quasi- ment plus rien. Le restes du bumbuluva, ses murs, ses vitraux, son toit doré étaient réduits en miettes, éparpillés dans les gravats. Ils avaient même arraché le « peuplier sacré » et en voyant ce désastre Badma s’effondra. Amulya tenta de consoler son dyadya mais sans y par- venir. Il n’y avait plus en lui que de la rage.
Mes chers amis, je vous ai fait venir car il est juste que vous assistiez au grand moment qui arrive grâce à vous ! Il y a une quinzaine de minutes l’une de nos pelleteuses a découvert une chambre secrète. Sans doute un caveau caché sous les restes de ce bumbuluva . Nous allons en démolir les dernières pierres et je présume que nous y trouverons le trésor qui nous est si cher. Surtout à mon oncle. Alors, regardons ensemble !
Il saisit l’épée d’Obushi Khan qu’il portait toujours ridiculement à la ceinture de son pan- talon saharien, à côté d’un revolver. Il la leva dans un geste auguste et la pelleteuse abattit les derniers vestiges d’un mur qui était enfoui là, secrètement, depuis trois cents ans. L’excava- teur arracha brutalement quelques moellons, déplaça de grandes quantités de terre. Des
craquements sinistres et des grincements s’ajoutèrent au bourdonnement de la pelleteuse. Un nuage de poussière monta de la colline arasée comme si une quelconque chimère enragée y lançait son dernier souffle de feu.
La sépulture de Mandera, l’épouse d’Obushi Khan se révéla enfin.
Je ressentis une énorme blessure, comme une déchirure. La colère d’assister à un pillage doublé d’un saccage. Les traces les plus riches d’un peuple ancien étaient détruites sous nos yeux avec le plus extrême mépris. Toute l’histoire d’une ethnie était pulvérisée devant nous et les images d’autres destructions, comme celles des temples de Palmyre, des Bouddhas de Bâmiyân, de la bibliothèque de Mossoul, et de tant d’autres lieux, me vinrent à l’esprit. Ismail et son oncle Altinkaya ne sont rien d’autre que des criminels et leur turpitude accable l’hu- manité entière. Que le déshonneur et l’indignité les frappent à jamais.
Pour être mis en terre, entre quatre murs de briques et une pierre plate servant de « pla- fond », le corps de Mandera avait été enveloppé d’un drap précieux, probablement en soie de Chine, dont il subsistait quelques fragments et des fils d’or. D’elle, il ne restait plus que les os ; un squelette à peine désordonné par les mouvements du sol, les vibrations de la pelleteuse et l’écroulement de la pierre plate. Quand les gravats furent grossièrement enlevés, je vis, gisant au sol, de part et d’autre de son crâne des boucles d’oreille, et à son cou un collier d’or et de perles. Et tout autour d’elle des bijoux en pagaille, éparpillés au sol.
Les Oïrats n’utilisaient ni cercueil ni sarcophage pour leurs morts prestigieux. Ils imagi- naient mille choses confuses pour « l’après ». Une dague, un fouet, des parfums, quelques victuailles et de précieux bijoux abandonnés auprès de l’épouse du Khan lui donneraient ce- pendant toutes les chances de s’assurer une heureuse nouvelle vie dans l’autre monde.
Ismail sauta dans la fosse et s’empara des bijoux, des pierres, des perles et des ors par poignées. Il les laissa glisser sur son corps, il se « baigna » dans son trésor et rit, rit comme un chacal hurle à la lune. Il ramassa tous ces objets précieux et les entassa dans une malle de fer qui devait maintenant peser vingt ou trente de kilos. Deux hommes la portèrent, restant constamment à ses côtés.
Les heures qui suivirent furent les plus tristes. On nous ramena dans notre tente et nous entendîmes les cris et les hurlements des voyous qui composaient la petite armée d’Altinkaya et de son neveu. Ils avaient leur butin et ils seraient bientôt grassement payés par Ismail.
Mais qu’allaient-ils faire de nous ? Ils n’oseraient pas nous tuer, me dis-je. Pourquoi pren- draient-ils ce risque maintenant qu’ils avaient le trésor ? Les événements me donnèrent rai- son.
Alors que le soleil baissait, trois mercenaires entrèrent dans notre tente. Ils portaient des chaînes, des menottes et des cadenas. Ils fixèrent la chaîne à deux pieux de la tente qui étaient profondément enfoncés dans le sol. Nos menottes y furent attachées une par une, de mètre en mètre, et nous y pendîmes comme des grains de raisin à une grappe. Ismail arriva quand l’œuvre de ses hommes fut achevée.
- Je vois que mes hommes ont fait correctement ce que je leur ai demandé ! dit-il, plein de satisfaction Nous allons bientôt partir et je vais rejoindre mon oncle à la maison.
Soyez heureux : je ne vais pas vous tuer. Je laisse avec vous quelques gardes qui s’assureront de votre coopération pendant le temps nécessaire. Ensuite ils partiront et vous vous libérerez. Je ne sais comment vous vous y prendrez, mais je suis convaincu que vous trouverez un moyen. Enfin… j’espère pour vous.
Mes amis encore une fois grand merci ! Et adieu !
Ismail disparut et nous laissa, comme promis, en compagnie de quatre gardes. Mais ce fut une grave erreur.
Ces brutes qui nous tenaient captifs avaient reçu leur argent et leurs derniers ordres n’avaient plus trop grande importance. Ils avaient aussi quelques bouteilles de vodka et deux heures plus tard leurs rires et leurs chants autour d’un feu de camp s’étouffèrent. Ils étaient ivres, assommés par l’alcool.
Qui a une idée ? demandai-je.
On pourrait sortir de terre un des piquets de tente, proposa Danzan.
Je crois que c’est impossible, répondit Dorje. Ils ont utilisé leur carotteuse pour planter le pieu profondément. A main nues on n’y arrivera pas. Et on restera avec nos menottes.
On doit d’abord se libérer des menottes, dit Amulya.
Ce sont de vieilles menottes chinoises, expliqua Danzan. Je les connais. Elles ne valent pas grand-chose. Quelqu’un a une aiguille ?
Oui, moi ! cria Lulu en sortant fièrement une fine pince de ses cheveux en chignon.
Danzan lui expliqua lentement et précisément comment faire de sa pince un crochet effi- cace. Puis comment l’introduire dans la serrure des menottes. Cette sotte ne parvint à se li- bérer qu’après une demi-heure d’efforts, mais elle y parvint.
Ca y est ! J’y suis !
Maintenant libère Danzan, lui dis-je.
La suite se déroula fort rapidement ; Danzan nous détacha un à un et nous pûmes enfin réfléchir à la suite.
Ismail était inévitablement retourné à Elista. Il ne voyagerait pas par la route car le trajet jusqu’à Moscou serait trop long et trop inconfortable. Il prendrait l’avion ; mais l’aéroport de la ville était le seul dans la région et il ne disposait pas des équipements permettant des dé- collages de nuit. Ismail était donc vraisemblablement à son hôtel, avec son trésor et avec Ka- zim. Probablement en galante compagnie. Les autres l’avaient sans doute quitté pour faire la fête à City Chess ou dans des bars. Si nous nous dépêchions nous aurions encore une chance d’arriver en ville vers deux ou trois heures du matin. Une dernière chance de récupérer le trésor d’Obushi.
Et on part comment ? Et mes chevaux ? demanda Badma.
Je lui répondis que les chevaux avaient de quoi boire et manger pendant quelques jours et il accepta que nous venions les récupérer un peu plus tard. Pour le trajet vers Elista, Ismail avait probablement laissé un véhicule à ses hommes chargés de nous surveiller ; nous n’au- rions qu’à nous en emparer.
Nous sortîmes prudemment de notre tente. Comme je le pensais, nos gardes étaient telle- ment imbibés de vodka qu’ils gisaient là, près des cendres chaudes de leur feu de camp et qu’ils ne remarquèrent même pas que nous passions à côté d’eux.
Tout le monde embarqua dans un Zil ; Badma arracha les fils qui couraient jusqu’au dé- marreur et les rassembla en bouquet. Des étincelles jaillirent et le moteur se mit à gronder. Derrière nous, les gardes ne bougeaient pas. En route vers Elista !
Nous arrivâmes en ville vers trois heures du matin. Une étrange ambiance semblait régner dans les rues. Des jeunes hommes couraient vers le centre de la cité, le gsm à la main, et des voitures de police ainsi que des ambulances filaient, sirène hurlante, dans la même direction.
Une foule considérable s’était rassemblée devant l’Hôtel Elista, au pied d’un écran géant qui diffusait en boucle des publicités mais aussi les photos, le nom et l’adresse des citoyens qui venaient d’être condamnés pour n’avoir pas payé leurs dettes ou remboursé leurs prêts. Une étonnante version moderne et numérique du moyenâgeux pilori d’infamie jadis promis aux blasphémateurs, aux coupeurs de bourse et aux gredins de tous poils.
Quatre à cinq cents jeunes s’étaient massés devant l’escalier de pierre menant au perron de l’hôtel. En haut des marches, un peloton de policiers, matraque à la main, empêchait cette foule enragée de pénétrer dans l’hôtel.
Des petits groupes de jeunes couraient dans les rues voisines et dans les allées du parc Drujba, comme des poules sans tête. C’était une ambiance tendue, électrique ; comme une soirée d’émeutes.
Amulya demanda ce qui se passait à l’un des étudiants qui nous entouraient. Haletant et rageur il nous expliqua qu’une bande de Turguds étaient arrivés en ville dans l’après midi. Ils se faisaient remarquer depuis plusieurs jours mais ce soir plusieurs d’entre eux - qui étaient ivres - avaient endommagé des équipements du parc. Ils avaient même uriné sur des statues de Buddha et grâce à VKontakt, le réseau social équivalent à Facebook en Russie, tous les jeunes de la ville les chassaient pour les punir. Leurs chefs, nous dit-il, avaient déjà été em- menés au commissariat central pour y être interrogés mais il y en avait sûrement d’autres à l’intérieur de l’hôtel. Et avec ses camarades, il réclamait qu’on punisse ces iconoclastes. Plu- sieurs des profanateurs étaient d’ailleurs arrivés à l’hôpital, roués de coups.
Il y a une justice ! m’écriai-je.
Mais bon… il est vrai que la « justice populaire » n’est pas la meilleure.
C’est une chance pour nous, me dit Dorje. J’ai une chambre dans cet hôtel ; nous sommes des « touristes ». La police nous laissera sans doute entrer.
Dorje, Amulya et moi nous glissâmes doucement dans la foule de Kalmouks jusqu’aux marches en haut desquelles le cordon de policiers faisait barrage. Leur chef s’approcha et
voyant que nous étions des touristes accompagnés de leur guide il nous laissa entrer sans discuter. Il avait assez à faire avec la meute d’enragés qui lui faisaient face.
L’Hôtel Elista était sans doute ce que l’on pouvait trouver de mieux en Kalmoukie : un deux étoiles et demi abritant, dans un bâtiment d’une cinquantaine d’années, quelques di- zaines de chambres au mobilier... fonctionnel. Au rez-de-chaussée le bâtiment abritait quelques boutiques et un bar appelé « Le Reporter ». Il avait probablement été ouvert par un ancien journaliste photographe car ses murs étaient couverts de photos d’actualité prises dans une multitude de pays. Quatre hommes de main d’Ismail étaient attablés dans la salle, finissant leurs derniers verres d’alcool dans un silence pathétique et sommeillant déjà.
Nous demandâmes à la réceptionniste de nuit si elle connaissait le numéro de chambre d’Ismail Altinkaya.
Pourquoi ? nous interrogea-t-elle d’un ton agressif.
Parce que c’est un sale type qui nous a volé quelque chose, lui répondis-je.
Alors je la connais. C’est la 318. Il est parti avec la police. La fille qui était avec lui s’est envolée. Pour l’instant il n’y a personne dans sa chambre.
Vous voulez le passe-partout ?
Bien sûr.
Rendez-le-moi en partant, puis oubliez-moi.
Evidemment lui dis-je.
Elle me donna une clé ouvrant toutes les portes de l’hôtel puis nous échangeâmes des sou- rires complices.
La chambre d’Ismail était dans un désordre inconcevable pour un homme comme moi. Ca sentait la chaussette d’après-match. J’éprouvai le besoin impératif de me désinfecter les mains et je me rendis alors compte que cette manie de propreté m’avait abandonné depuis plusieurs jours ! Soit. Ce n’était peut-être pas plus mal.
Un plateau-repas était déposé sur la table, à côté d’une bouteille de champagne vide et de deux coupes. Des reliefs de nourriture étaient éparpillés partout. Des bas nylon noirs et un porte-jarretelles trainaient au sol près d’une veste saharienne et d’un caleçon sale qui jalon- naient un chemin de Petit Poucet en direction de la salle de bains.
Pouah ! quelle porcherie, s’exclama Dorje.
Par la fenêtre je pouvais voir nos amis qui attendaient, à l’écart de la foule massée sur l’esplanade à l’entrée du bâtiment et vociférant des injures à l’adresse des pilleurs de tombe. Ils étaient enragés par le manque de respect des Turguts pour leurs statues de Bouddha. Comment se seraient-ils comportés s’ils avaient su qu’Ismail et ses vandales avaient aussi pillé le trésor d’un de leurs Khan et arraché un arbre sacré !
J’ai trouvé ! cria Dorje.
Le coffre était stupidement « caché » sous le lit. Dorje fit sauter le cadenas avec un couteau pris sur le plateau-repas. Je soulevai précautionneusement le couvercle de la malle…
Elle contenait bien le trésor d’Obushi, les bijoux volés par le Khan à « la Tcherkesse » et au Pacha. De l’or par kilos, des pierres précieuses de toutes tailles, des pièces de monnaie à n’en plus compter ! Il y avait là des dizaines de bijoux plus beaux et plus lourds les uns que les autres ; la plupart d’entre eux marqués au poinçon du bijoutier turc Altinkaya.
Et l’épée d’Obushi ? Elle était là aussi, sous le lit. Elle pourrait bientôt retrouver sa vitrine à l’université d’Ulan Bator !
Ca y est ! Nous avions réussi ! Le testament d’Obushi Khan disait vrai et nous avions sauvé le trésor des Oirates. Je pensai que Jiang aurait été tellement heureux d’avoir ainsi participé au progrès de la Connaissance et d’avoir restitué au peuple kalmouk une part importante de son passé.
Amulya me serra bien fort et m’embrassa. Elle avait des larmes aux yeux. Elle prit aussi Dorje dans ses bras sans rien dire. Nous étions heureux et fiers. Vite, vite, il fallait que nous apportions cette bonne nouvelle à nos amis qui nous attendaient derrière la foule.
Nous sortîmes par une porte dérobée évidemment après avoir rendu son passe-partout à la réceptionniste. En voyant de loin que nous transportions le coffre, Badma, Danzan et Lulu comprirent immédiatement que nous avions réussi et ils se mirent à sautiller sur place en frappant dans les mains.
Autour de nous quelques jeunes Kalmouks témoins de notre joie décidèrent que quelque chose de bien venait de se passer et se mirent à applaudir, eux aussi. Puis la foule entière les imita. Ils ne savaient pas. Ils ne pouvaient pas savoir. Ils se réjouissaient sans vraie raison, mais j’eus la vanité de penser que nous méritions leurs acclamations.
Voilà, mes chers élèves, C’était l’histoire du trésor d’Obushi Khan que je voulais vous ra- conter. Dès le lendemain de notre « raid » à l’Hôtel Elista, nous avons rendu visite à la pro- fesseure Nina Otchirovna Tserenova, au Musée ethnographique et nous lui avons remis le trésor. Elle s’est excusée mille et une fois mais je ne lui en veux nullement : elle avait été trompée et elle avait cru bien faire en nous livrant à Ismail et à ses sbires.
Aujourd’hui, le musée ethnographique d’Elista comporte une salle de plus : la « Salle Pro- fesseur Jian Liu ». Elle a été inaugurée par le Président de la République qui nous a reçus - Amulya, Lulu, Badma, Dorje, Danzan et moi - en héros et nous a remis la médaille d’honneur de Kalmoukie. ! Vous pourrez y admirer tous les objets précieux que nous avons arrachés des mains des pilleurs. Et il y a même un diaporama de carton qui nous représente enchaînés dans la steppe aux pieds d’un arbre sacré.
Ismail et Kazim ont été arrêtés et condamnés. Une fois par semaine Lulu rend visite à Kazim en prison. Ils se sont pardonnés et se marieront dans trois mois, quand il sera libéré. J’ai promis à Lulu d’être son témoin. Altinkaya m’a téléphoné à l’Université. Il m’a ironique- ment félicité pour notre victoire mais il m’a aussi promis « de se venger ». Cela ne me fait ni chaud, ni froid. Hier peut-être j’aurais tremblé de peur. Mais aujourd’hui je ne suis plus le même homme.
Mes chers élèves, la leçon est terminée. Vous me poserez vos questions la semaine pro- chaine car il est trop tard. Quelqu’un sait-il où j’ai mis ma fiole de désinfectant ? Non ? Bon ; tant pis. Ce n’est pas grave. Merci de m’avoir écouté. Maintenant c’est bon. Partons d’ici. Un autre cours va commencer dans ce local et Amulya m’attend à la maison pour le diner. Elle m’a préparé des bortsog.
Table des matières
Prologue - Mon cours à Bruxelles Chapitre I - Mon ami Jiang d’Ulan Bator
Chapitre II - L’Archer de Saint Michel à Bruxelles Chapitre III - Dans l’ombre de de Gaulle, à Moscou Chapitre IV - Dans les « Terres Noires » loin d’ Elista Chapitre V - Le peuplier solitaire dans la steppe Chapitre VI – À Tchinderta, la tombe de Mandera Chapitre VII - Un diaporama au Musée ethnographique