Image de couverture : Charikov avec I.A.

Charikov


Amulya

Dans la steppe d’Obushi Khan


2025


charikov@charikov.be


www.charikov.be


Roman

63.031 mots

346.678 caractères

263 pages

Avertissement

Il n’y a pas de « Trésor d’Obushi Khan » et tous les personnages de cette aventure (à l’exception de ceux de l’épopée de Janghar) sont de pure fiction. Cependant, la Kalmoukie, ses habitants et leur mode de vie exis- tent vraiment et j’espère leur rendre grâce ici avec justesse.

Ce texte vous est présenté gracieusement sous forme électronique. Toute reproduction ou diffusion sans l’autorisation écrite préalable de l’auteur est interdite, partout dans le monde.


Copyright Charikov 2025 © - Tous droits réservés Charikov 2025

Dédicace

A tous ceux qui m’ont aidé et supporté pendant cette rédaction. Et spé- cialement à Benoît, Els, Larisa, Patrick et Philippe. Merci.

Citation

Jamais l’histoire n’eut plus besoin de preuves authentiques que dans nos jours où l’on trafique si insolemment du mensonge.

Voltaire (in « Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand »)


Prologue - Mon cours à Bruxelles


Ça vous irrite.

Si, si, je vois bien que ça vous énerve quand je déplace mon porte-plume en sorte qu'il soit parfaitement parallèle à l'arrête de ma table de travail. Vous vous demandez ce qui me prend et vous me croyez toqué. Vous me prenez pour un maniaque. Un demeuré.

Vous êtes comme les autres.

Eh bien, moi je ne comprends pas comment on pourrait renoncer à ce tout petit geste. J’ai des frissons rien que d'y penser. Ce n’est quand même ni compliqué ni épuisant ! C’est un tout petit acte de rien du tout et il permet d’atteindre… comment dire… d’atteindre une sorte de perfection esthétique, un ordonnancement harmonieux et apaisant. Une sorte de « zéni- tude » comme disent maintenant les jeunes.

Mais je vois que vous ne me comprenez toujours pas. Bien. Je n’insiste plus.

Alors dites-vous bien que je ne suis pas un demeuré ! Et même loin de là. Encore enfant j’étais déjà “un surdoué” comme disait l’assistante sociale à l’école. Et heureusement, maman m’a protégé des quolibets de mes camarades et des gens comme vous. Ceux qui ne me com- prenaient pas. Qui ne pouvaient pas me comprendre.

J’en étais tellement triste. Je me sentais tellement seul.

Mais c’est bon, maintenant. Ça suffit. Laissez-moi donner mon cours. Mes étudiants du Master m’attendent pour la leçon d’histoire et d’anthropologie des peuples mongols qui commence dans douze minutes précisément. Je suis presque en retard. Je déteste être en retard à un rendez-vous. Et je les aime bien, ces cinq étudiants. En outre je leur ai promis une conférence exceptionnelle et je sais qu’ils l’attendent avec impatience. J’y vais.

Quoi donc ?

Ah bon, cela vous intéresse !

Eh bien, vous pouvez m’accompagner et assister à la conférence vous aussi, si vous le vou- lez. Rejoignez-moi à la salle de cours. Si vous vous perdez en chemin, c’est au numéro 50 de l’avenue Roosevelt, au campus “Solbosch” de l’Université libre de Bruxelles. Montez au pre- mier étage et cherchez la salle de cours avec mon nom - Reynaud Lambert, Professeur ordi- naire - écrit en petit sur le porte-étiquette. Mais n’arrivez pas en retard, hein !

***


Chapitre I - Mon ami Jiang d’Ulan Bator


Ah, vous êtes enfin là ! Vous avez de la chance, vous auriez pu aisément vous tromper. Ces idiots du secrétariat ont à nouveau mal orthographié mon nom. C’est Reynaud Lam- bert. Reynaud et pas « Renaud » ! Je ne sais plus comment je dois l’expliquer aux secrétaires. J’ai tout essayé ! C’est affligeant ! Mais passons. Car il y a plus grave : vous êtes en retard de quatre minutes. Si vous revenez un jour, veillez à être à l’heure. Je tolère cinq minutes de retard, mais pas une de plus ! Allez, allez… asseyez-vous donc. Oui, là, au fond de la classe. Et ne m’interrompez pas. Je vous donnerai l’autorisation d’intervenir. Mais plus tard.

Alors maintenant, écoutez attentivement car ce que vous allez entendre n’est pas une leçon normale. Tout ce que je vais vous dire vous étonnera probablement. Mais croyez-moi : je fus moi-même surpris par ce qui m’arrivait. Et encore bien plus que vous ne le serez. Rien, abso- lument rien de ce que je vais vous conter, pas un seul mot, pas un seul soupir, n’est faux. D’ailleurs, dans notre université, comme vous le savez, on n’apprécie que fort peu les « faits alternatifs » et les « fake news » (comme disent les Américains). Et pour votre information, avant que l’expression anglosaxonne de ce très ancien concept nous submerge, un très beau néologisme français avait été construit. On disait « media-mensonges ». Mais bon… pas- sons…

Tout a donc commencé l’année dernière, un soir d’hiver.

J’étais à la maison, embourbé dans la lecture de mes courriels quand un message déboula sur mon ordinateur, en provenance d’Ulan Bator !

Ma pendule - toujours précisément réglée - indiquait vingt-heures et trois minutes. Et là, à l’autre bout du monde, dans la capitale de Mongolie, il était trois heures et trois minutes au matin ! Qui pouvait donc m’envoyer un message à cette heure incongrue et quelle improbable urgence motivait-elle pareille intrusion ?

Mais je compris bien vite.

Mon estimé collègue, le professeur Jiang Liu, un professeur chinois de Sciences sociales détaché à l’Université d’Ulan Bator m’annonçait dans ce courriel qu’il venait de faire une dé- couverte tout à fait exceptionnelle.

Jiang n’était pas un farfelu. Ses travaux sur le nouvel alphabet Mandchou lui avaient valu l’estime et la reconnaissance des spécialistes mondiaux du Mandchou ancien - dont je me flatte de faire partie - et que je maîtrise largement mieux que le Mongol[AlG1] et le Russe.

Ce nouvel alphabet avait été imposé - comme vous le savez, j’espère - par Aisin Giorio Nurhachi, le fondateur de la dynastie Qing (erronément appelée “dynastie Tsing”) qui avait vaincu les Ming vers 1620. Pour créer cet alphabet chinois, Nurbachi s’était inspiré de la langue des Mongols dans le secret espoir de s’assurer les faveurs de leurs tribus qui étaient, certes, en déshérence mais toujours redoutables.

Vous me suivez ?

Retenez bien ce que je vous dis car il y aura un séminaire de contrôle dans quelques se- maines !

Bien. Je continue…

Le professeur Jiang m’annonçait donc qu’un étudiant de l’Université Tsinghua de Beijing, qui était en stage chez lui, venait de découvrir par hasard un étrange manuscrit maladroite- ment classé à la bibliothèque de l’Institut de sociologie d’Ulan Bator parmi les anciens écrits en langue mandchoue. L’étudiant lui avait fait part de sa surprise et, en effet, il s’agissait ma- nifestement d’un parchemin du XVIIème siècle mais il était rédigé en langue kalmouke – pas du tout en mandchou - et il évoquait clairement la légende de Janghar.

Jiang - qui ne possède que des rudiments de kalmouk pensait que je pourrais lui être de quelque secours. Je dois vous avouer qu’un article que j’avais publié sur l’épopée de Janghar dans la revue Current Anthropology de l’Université de Chicago m’avait valu quelques com- pliments de la part de mes pairs. Mais nous reparlerons de Janghar plus tard…

Mon estimé confrère chinois m’expliquait donc qu’il pensait être en présence d’une sorte de testament apparemment rédigé par Obushi Khan en personne et faisant référence à la fa- meuse « épopée de Janghar ».

Le testament d’Obushi Khan ! Mais personne n’eût espéré qu’il exista !

Je tressaillis et faillis même perdre conscience tant cette nouvelle était extraordinaire. J’imagine que vous en convenez.

Je répondis donc immédiatement à mon ami Jiang en lui faisant part de mon intérêt pour sa découverte et il me signala en retour que je serais le bienvenu à Ulan Bator si l’envie de revoir la Mongolie me prenait.

Bien entendu que l’envie me prenait.

Certes, j’étais allé en Mongolie durant mes études universitaires, en 1977, et j’étais curieux de découvrir les changements intervenus depuis lors dans ce pittoresque pays. J’avais cepen- dant renoncé plusieurs fois à un tel voyage car, comme vous le savez, il m’est particulièrement pénible de troubler mes habitudes et de prendre des risques sanitaires inconsidérés.

D’ailleurs - en parlant d’habitudes - Joseph et Madeleine, auriez-vous l’amabilité de dé- placer vos chaises d’un mètre sur votre droite. Elles ne sont pas dans l’alignement et c’est très embarrassant. C’est même irritant.

Oui. Comme ça. C’est bien. Je vous remercie.

***


Très chers étudiants et cher visiteur, permettez-moi d’interrompre ici cette leçon excep- tionnelle. Vous n’avez pas tous le bonheur de connaître l’histoire du peuple mongol et sans un certain savoir élémentaire la suite de cette aventure vous paraîtrait parfaitement incom- préhensible.

Comme j’ai la prétention de vous emmener jusqu’au terme de mes pérégrinations il faut que je vous transmette un savoir élémentaire à propos de l’histoire des tribus Oïrates et de leur pays, la Kalmoukie. Faites-moi confiance car j’ose espérer que d’ici quelques heures vous serez heureux de m’avoir écouté.

La Kalmoukie où s’est déroulée une bonne partie de mon aventure est une petite répu- blique autonome de la Fédération de Russie coincée entre la Mer Noire et la Mer Caspienne. Il est normal que vous n’en ayez jamais entendu parler, car même les Russes méconnaissent ce pays. Il se trouve encore en Europe car il est à l’Ouest du Don et du Caucase et c’est un pays de steppes peuplé de nomades Mongols pour la plupart bouddhistes.

Au XVIIème siècle, des tribus Oïrates - composées de Mongols originaires du Xinjiang (en Chine) - se défirent de l’emprise croissante de l’empereur mandchou Quing Kangxi et se ren- dirent jusqu’au delta de la Volga, aux environs d’Astrakhan, en quête de nouvelles pâtures pour leurs troupeaux. Ils y passèrent des jours prospères, calmes et bienheureux - si j’ose dire

- en y vivant simplement de rapines, pillant les tribus locales, transformant les vaincus en esclaves, volant leur bétail, tuant leurs enfants, et violant leurs femmes.

Un siècle plus tard, au XVIIIème, alors qu’elles étaient placées sous la redoutable autorité de la grande Catherine de Russie, plusieurs de ces tribus nomades, conduites par leur jeune chef, Obushi Khan, décidèrent, avec l’accord du Dalaï Lama et des shamans, de retourner au Xinjiang, sur leurs terres d’origine qu’ils appelaient « la Djoungarie ».

Mais ce voyage de trois mille cinq cents kilomètres au travers des steppes, des marais, des déserts et des tribus hostiles fut dévastateur. La moitié des cent-septante mille Oïrats embar- qués dans ce périple avec des centaines de milliers de bovins, de moutons, de chevaux, de chameaux et de chiens périrent chemin faisant. Et à leur arrivée les derniers survivants affai- blis et désarmés furent réduits en esclavage par l’empereur mandchou qui les attendait avec autant de curiosité que d’amusement.

Les Oïrats qui étaient restés dans la région de la Mer Caspienne, se sédentarisèrent pro- gressivement mais leur sort ne fut pas meilleur. Ils installèrent leurs yourtes et leurs trou- peaux dans les hautes herbes d’une steppe infinie et y subirent le joug des Tsars puis celui des communistes. Comme les survivants de Djoungarie, ils reçurent le nom de « Kalmouks ».

Mais une autre tragédie attendait ce peuple. Peu respectueux de l’héritage de Lénine dont les grands-parents paternels étaient pourtant kalmouks, Staline ordonna, en 1943, que l’on déporte tous les Oïrats de Caspienne vers la Sibérie. Il leur reprochait d’avoir collaboré avec l’armée allemande qui avait trahi le pacte germano-soviétique et approché Moscou avant d’être enfin repoussée.

Cette « collaboration » n’était que très partiellement vraie mais qu’importe aux yeux d’un tyran ! Et une fois encore presque tous les Kalmouks périrent dans cet exil forcé.

Quelques années plus tard, après la mort de Staline, les survivants de ce qui s’apparenta à un génocide furent autorisés à regagner « leurs terres », entre Stavropol, Astrakhan et Volgo- grad (qui s’appelait auparavant Stalingrad). Ils s’installèrent dans ce qui est aujourd’hui la ville d’Elista et en 1958 le pouvoir central russe accorda à la Kalmoukie et à ses trois cent mille habitants le statut de République autonome qu’elle a toujours.

Vous m’avez suivi ?

Bien. Mais n’oubliez pas, hein ! Le Xinjiang, les empereurs chinois, la longue marche vers la Volga, Obushi Khan et le retour vers la Chine, les déportations vers la Sibérie… Ce sont

« les grandes étapes » à connaître.

N’oubliez pas, mais rassurez-vous : le séminaire de contrôle n’aura lieu que dans deux ou trois semaines.

Mais bon sang, où est passée la télécommande pour ma présentation Powerpoint ? Elle devrait toujours être dans la poche gauche de ma serviette ! Mais enfin ! Enfin ! C’est absolu- ment impossible !

Bon. Passons. Je vous montrerai des images une autre fois. Reprenons ce cours…

***


L’invitation de Jiang était trop tentante. Je ne pouvais évidemment y résister. Si nos es- poirs se vérifiaient, la découverte de ce parchemin pourrait tout simplement être comparée à celle de la pierre de Rosette pour l’égyptologie !

Je décidai donc de me rendre à Ulan Bator, mais pas seul. Ismail Durmaz devrait m’ac- compagner ; c’était une évidence. Je connaissais Ismail depuis quelques années et je le tenais pour un homme charmant et un honnête scientifique. Du moins c’est l’image que j’en avais encore à cette époque.

Chercheur à la faculté de littérature et de sciences sociales de l’Université d’Istanbul, Is- mail avait publié une étude remarquée sur le « Khanat de Djoungarie » qui fut un éphémère Etat constitué au dix-huitième siècle par les Oïrats installés entre l’Altaï, la Mongolie et le Kazakhstan. Sa faculté et la mienne partageaient plusieurs recherches et il tirait une certaine fierté de cette association avec notre université. C’est évidemment compréhensible car, chers étudiants, notre alma mater, l’Université Libre de Bruxelles, jouit dans le monde d’une très enviable réputation.

Ses compétences ajoutées à sa bonhomie naturelle devaient faire d’Ismail un compagnon de voyage acceptable et utile, pensai-je. Certes, il était un peu « envahissant », un rien bourru. Il suait comme un porc et j’appréciais fort peu sa rusticité, sa lubricité et son manque de fi- délité à une épouse pourtant ravissante. Mais ces désagréments étaient le prix que j’étais prêt à payer pour bénéficier de la compagnie et de la protection de ce bon vivant velu et mousta- chu, bâti comme un colosse et qui se prétendait descendant de Gengis Khan !

Bien que long, mon voyage se déroula sans trop de heurts. À ceci près qu’à Bruxelles les contrôles effectués aux abords de l’aéroport et dans l’aérogare ressemblèrent désagréable- ment à du harcèlement policier. Moi qui ne suis en retard nulle part, je crus même que toutes ces précautions sécuritaires me feraient rater mon avion ! Il faut dire que l’attentat qui s’était

déroulé là un an plus tôt, le 22 mars, poussait encore beaucoup de monde à la prudence et à la paranoïa.

Maman ignora cette ambiance oppressante et fit preuve, comme à son habitude, d’une excessive prévenance à mon endroit.

égard, Reynaud. Mais c’est un imbécile.

Quant à ce Dorje, il ne vaut pas mieux. Qu’il connaisse tes travaux est une chose ; qu’il ignore les miens en est une autre. Eşek oğlu eşek ! ajouta-t-il en Turc, ce qui voulait dire « fils de baudet ».

Je ne répondis rien car je n’aime pas les conflits et cela n’aurait servi à rien ; il avait reçu sa leçon. La journée n’était pas finie, mais déjà quelle journée !

***


Je profitai de l’après-midi pour accomplir quelques-unes des tâches de ma liste du jour : acheter un masque antipollution à la pharmacie de l’hôtel et téléphoner à maman. Elle s’in- quiétait mais je la rassurai en lui expliquant que j’étais peut-être sur le point de participer à une découverte scientifique majeure.

J’eus également le temps de relire quelques documents de référence sur Obushi Khan que j’avais emportés dans mon ordinateur. Il était utile que je rafraîchisse sérieusement ma mé- moire sur celui qui fut le dernier « roi » des Kalmouks.

Quand Donduk-Dashi Khan mourut fort brutalement et fort mystérieusement le titre de chef aurait logiquement dû revenir à son fils, Obushi. Mais Jan Kurgokina-Atajukina, qui n’était que la veuve d’un oncle d’Obushi, réclama cette « couronne » pour elle et pour son fils Randul.

Les chefs de tribu se disputèrent sur cette question, mais c’est finalement Catherine, l’im- pératrice de Russie, qui les départagea en accordant sa préférence à Obushi.

Catherine convoitait alors les steppes de la Mer noire et le Khanat de Crimée. Elle consi- dérait intelligemment que ce jeune chef, alors âgé de 16 ans, était plus fiable que cette Jan bien trop proche des Ottomans qui menaçaient toujours l’expansion de la Russie. Et de sur- croit, Jan n’était pas d’origine kalmouk car elle venait de Tcherkessie !

Catherine avait raison de se méfier d’elle car c’est vers ces Ottomans, occupant alors son pays d’origine, que Jan la Tcherkesse se tourna dans l’espoir de recevoir l’armée qui lui man- quait pour soumettre l’insolent Obushi. La belle et rusée Jan entreprit donc de séduire Khalil Pacha, le noble Ottoman qui dirigeait alors la Tcherkessie.

J’imagine que vous connaissez tous la république russe de Karatchaïévo-Tcherkessie. Cela devrait faire partie de la culture générale de mes étudiants.

Levez le doigt, ceux qui ne connaissent pas…Bien. Tout le monde connaît. Alors je ne vous en dirai donc rien de plus pour l’instant. Poursuivons.

Les pachas turcs souffraient à cette époque d’une grande faiblesse pour les femmes tcher- kesses souvent grandes et fines, « félines » et élégantes, au teint pâle et lumineux, réputées pour leur sensualité et pour leur savoir-faire amoureux. Et cet idiot de Khalil Pacha, qui avait des gouts de luxe, aimait bien trop les femmes. Un peu comme Ismail !

Khalil couvrit donc la belle Jan de bijoux - diadèmes, boucles d’oreille, broches, colliers, bracelets,... - tous fabriqués pour lui à Constantinople par un habile joailler Ottoman.

Mes chers étudiants, vous vous en doutez : le fragile Khalil Pacha ne se contenta pas de couvrir sa nouvelle maitresse de joyaux ; il mit aussi son armée à disposition de la préten- dante au trône de Kalmoukie en espérant offrir ainsi à Jan et à l’empire Ottoman quelques arpents de steppe supplémentaires.

En avril 1769 les Turcs se rassemblèrent donc près de la rivière Kalaus où ils exterminèrent hommes, femmes et enfants d’un campement kalmouk qu’ils attaquèrent par surprise. Ils étaient persuadés qu’Obushi ne saurait rien de leurs massacres, bien trop occupé qu’il était à livrer d’autres batailles.

Mais ses espions informèrent rapidement Obushi qui lança ses cavaliers à travers la steppe, débordants de rage et en quête de vengeance. Le 29 avril ils arrivèrent aux abords de la rivière et ils attaquèrent les Ottomans qui se croyaient stupidement en territoire conquis.

La bataille fut féroce mais de courte durée.

Les Kalmouks ont été te tous temps de terribles guerriers. Leur acharnement au combat a surpris tous leurs adversaires, de l’époque médiévale jusqu’à la déroute de Napoléon qui prit même l’un d’eux pour ménager). L’armée d’Obushi composée de vingt-mille hommes à cheval écrasa donc sans peine les six mille combattants en armure de Jan et Khalil. La bataille finit par un terrible massacre. Khalil Pacha y perdit la vie ; Jan la Tcherkesse parvint à fuir.

J’en étais là dans la relecture de mes notes quand je m’aperçus qu’il était presque dix-neuf heures et que j’allais arriver en retard au restaurant de l’hôtel où Ismail m’attendait surement. Je me lavai les mains rapidement et m’empressai de le rejoindre.

***


Il n’était pas là. Quel sot j’étais de me faire encore des illusions à son propos. Cet homme était bel et bien sans gêne. Il arriva avec dix-neuf minutes de retard. Accompagné - pourquoi en étais-je encore surpris ? - de son amie Oyun qui portait des hauts-talons et une robe de soirée moulante dévoilant largement ses formes exquises. La démarche de cette jeune mon- gole était souple, gracieuse, lascive. Et je dois reconnaître qu’elle était fort séduisante.

Avez-vous remarqué comme certaines belles personnes sont capables de petits gestes d’apparence anodine mais qui sont - le contraire me paraît inconcevable - le fruit d’un réel calcul et peut-être même d’une stratégie lascive et sulfureuse finement élaborée ? Oyun était l’une de ces ensorceleuses. Sa robe de soie exposait sa gorge au plus profond et dénudait l’en- tièreté de ses fins bras avec une élégance que peu de femmes auraient atteinte comme elle, sans vulgarité. Elle avait délicatement posé son grêle poignet sur la nappe de lin blanc qu’elle caressait d’un mouvement de doigt très lent et très discret s’étirant lascivement sur deux ou trois centimètres seulement du tissu velouteux comme la peau d’une amante. De la main droite elle flattait tout aussi voluptueusement la chair à peine rosée de son épaule tendre et nue, allant et revenant avec une infinie félicité du haut du cou vers la clavicule, puis vers le bras, près de l’aisselle, là où le membre commence à s’affiner. Là où le sein, tout proche, com- mence à se gonfler. Comment ne pas voir dans les arabesques impudiquement déployées sur cette peau de sylphide un secret appel à la sensualité et même une invite, une provocation, aux plaisirs les plus charnels. Il n’y a pas un instant de hasard dans de tels gestes et dans le doux silence qui les enveloppe et dissimule des murmures de plaisirs intimes. Comment les femmes acquièrent-elles ce secret vocabulaire du corps et comment les hommes pourraient- ils y répondre avec semblable élégance ? Cela m’échappe encore. Mais je m’égare, je m’égare…

Ismaïl était affublé d’un smoking parfaitement ridicule à cause du nœud papillon crème fluo qui jurait avec sa chemise blanche. Il portait encore au cou cette chaîne en or et au poi- gnet cette montre trop lourde. Mais - pour « briller » plus que d’ordinaire, j’imagine - il y avait ajouté une gourmette et des boutons de manchette gravés d’une marque tellement spec- taculaires que je ne pouvais en détacher mon regard. Un vrai sapin de Noël. Grotesque. Mais passons.

Merci.

Mes chers élèves, je suis convaincu que vous êtes impatients de découvrir ce testament. Le voici donc en photo, avec la traduction que Jiang et moi avons réalisé ce jour-là. Mais soyez bienveillants : ce n’était là que le résultat de nos premières heures de travail. Comme vous le savez, nous ne connaissons pas encore l’ensemble du vocabulaire kalmouk et en outre de nombreuses taches d’humidité et un redoutable mycélium rendaient plusieurs passages du parchemin quasiment illisibles.

Mais voici ce que nous avons découvert…

***


Mon fils, mon très cher fils,

Que le vent de la steppe pousse ta vie de l’avant. Que ton étalon t’amène à de riches pâturages.

Que tes épouses te servent et portent tes enfants. Que la fortune te vienne au fil de tes pillages

Mais saches que la valeur d’un chef ne dépend de son âge. Que ton cheval hennisse,

Que tes ennemis blêmissent,

Qu’un ciel rouge-sang illumine tes jours

Et que ta horde progresse au son de ses tambours

Mais saches que la valeur d’un chef ne dépend de son âge.


Si je t’écris ce chant c’est que mes forces me quittent et je sais que bientôt mon esprit partira vers son nouveau destin. Erlic-No- min-Khan me tendra bientôt son miroir ; j’y reverrai ma vie. Peut être ensuite m’enverra-t-il dans les nuées du paradis où se reposent les Ulus [esprits] de nos ancêtres, mais je n’en suis pas sûr. Je n’ai ni rage, ni crainte et j’accepte le sort qu’il me (…)

(…)

Mais comme me pèse l’infamie d’avoir promis aux miens les plaines de Jungarie ; de les avoir entraînés vers la famine, la mort ou l’esclavage après trente fois dix lunes de voyage. Que le ciel me pardonne d’avoir été un piètre Khan et un indigne père qui laisse son fils sans royaume, sans mère, sans armée et sans fortune.

Le blizzard de l’hiver et les feux de l’été. La rosée du matin, le ciel noir étoilé.

Le vent qui bat la steppe, la poussière du désert. Le tapis de ma yourte et ma pipe de bruyère.

Les chiens qui aboient, les cornes qui sonnent l’attaque.

Ma jument au galop et nos chants de bivouac.

Nos étendards au vent, les « hourra » des guerriers. Le sang des ennemis et le pardon qui leur est dénié.

Leurs troupeaux qu’on enlève et leurs femmes que l’on prend. Tout cela me quitte car il est fini, mon temps.

(…)

Me voilà captif du gros Mandchou, réduit à lui obéir, à lui don- ner mon épée et à te priver ainsi de l’arme qui aurait dû te reve- nir. Je lui ai dit qu’elle venait du pays de Khongor et ce stupide tyran m’a cru. Mais toi, n’oublies jamais que je l’ai prise au vil Turgud et à sa méprisable Tcherkesse.

Le temps est donc venu que je te dise et t’apprenne (…) (…)

(…) que tu rendras gloire et pouvoir à notre horde, à ses ban- nières, à ses Hulus et à leurs chefs.

(…) Sois cruel et sans merci avec tes ennemis. N’aies jamais de pitié pour ces chiens de Khasgud qui ne savent que mentir, (…), ni pour ces rats de Turgud qui ne savent que voler.

Veilles à ce que ceux qui auront porté les armes contre nous, aient des yeux mais ne voient point et quand ils voudront tenir quelque chose, ils seront sans mains et quand ils voudront mar- cher, ils seront sans pieds.

Fais respecter le Iki Tsaajin Bitchik [ code de vie ] aveuglément et par tous les tiens car c’est notre loi commune et le gage d’une bonne justice. Punis les traitres en les faisant souffrir à l’agonie. Réunis le Zargo [Grand Conseil] pour les choses importantes et écoute les avis que tes (…) t’y donneront. (…).

Respecte la mère de tes enfants, sa mère et la mère de sa mère. Grâce [à elles ?] tu auras une couche accueillante, une yourte propre et bien rangée, des repas chauds et nourrissants. Protège

ton frère car c’est ton sang qui est aussi le mien qui coule dans ses veines.

(…) mais Mandere, ta douce mère, repose en paix au bord de la rivière, dans les Terres Noires où jadis le lama dispersa les cendres de Balvatyn Khan. Son âme a flotté autour d’elle pen- dant les sept fois sept jours requis puis elle a rejoint Erlic qui lui a donné le paradis. Elle était trop belle pour que les flammes la dévorent ; je l’ai donc mise en terre dans cette steppe qu’elle chantait si bien.

(…)

Pour honorer dans l’éternité le souvenir de celle qui t’a porté j’ai fait élever une colline sur sa tombe. Et là, à moins d’un Khara Tsagan des mondes où règne l’Esprit de Balvatyn, nos tribus ont construit à sa mémoire un Bumbulva pareil à celui de Gerenzel, la tendre épouse de Khongor.

C’est donc là que se trouvent les restes de ta mère, sur la colline au bord de l’Eau qui purifie, sous la coupole de glace et de feu, avec à ses côtés l’or et les pierres de la scélérate et de son amant, ces bijoux qu’elle aimait tant et que nulle autre qu’elle n’eût pu porter et ne portera jamais plus.

La vie d’un homme est de mille fois mille jours mais son chemin est une voie unique.

Que le ciel et les esprits de nos ancêtres te protègent, mon fils. Qu’ils te rendent aisé ce qui était malaisé et proche ce qui était lointain.[1]

***


Certes, la demande aurait aisément pu paraître brutale à un esprit raffiné ou simplement européen. Mais j’imaginai aisément que la pauvresse n’avait pas tous les jours la chance de goûter à un bon vin ou un bon l’alcool. De surcroît, un coup d’œil rapide à la carte des boissons me permit de découvrir que le verre de faux champagne « exotique » était proposé à un prix ridicule. Ce serait bien suffisant pour satisfaire ce palais encore vierge et innocent.

C’est alors - au moment précis ou je commandais pour elle un verre de mousseux géorgien

- que Camilla déposa une main sur le haut de ma cuisse, la glissa vers mon bassin, colla son buste sur le mien et - horreur ! - me lécha le lobe de l’oreille avec la langue en y chuchotant à nouveau « I very very like you » !

- Poshla protch, dura ! Hurla Amulya, qui venait de surgir en saisissant violemment les cheveux de la jeune Camilla pour la traîner loin de moi.

Cela signifiait en substance « Dégage, idiote », ou quelque chose du genre. Camilla s’écarta sans dire un mot, mais en emportant la coupe de « champagne » géorgien que le gar- çon venait d’apporter.

J’étais consterné, médusé, paralysé. J’avais l’impression que la bave de ce petit animal sauvage me collait encore à l’oreille et la certitude que le souvenir de sa main glissant sur le haut de ma cuisse, dans le creux de l’aine, me hanterait pour la vie. Je courus aux toilettes pour me laver à grandes eaux et je m’aspergeai de désinfectant sans compter.

Peut-être devrais-je rendre visite à un docteur ? Amulya m’attendait à la sortie.

d’un rond-point au milieu duquel régnait la statue d’un soldat kalmouk aux longues bac- chantes triomphant sur son cheval cabré.

C’est un « général rouge » de la guerre civile, poursuivit-elle. Une vraie brute : il a tué de nombreux « Blancs » en les coupant en deux de son propre sabre !

Voilà donc une manière bien originale de souhaiter la bienvenue aux visiteurs étrangers, me dis-je. Elle a en tout cas le mérite de rappeler à chacun que les Oirates furent un peuple de combattants sauvages et redoutés !

Tout au long de notre parcours je vis des immeubles de cinq ou six étages datant de l’époque khrouchtchévienne, quand on élevait à la hâte des « hlm » de béton construits sur un modèle unique, simplement fonctionnels et dépourvus de toute ornementation. Mais entre ces « bunkers » fleurissaient des boutiques montées de bric et de broc ou de nouveaux immeubles d’apparence moderne, recouverts de parements colorés ou entourés de colon- nades. Parfois même ils étaient surmontés d’un toit « en pagode ». Quel mélange hétéroclite ! Quel improbable assemblage d’histoire, de nécessité, de tradition et de modernité !

Une multitude de minibus de couleur orange virevoltaient dans les rues, zigzaguant entre les millions de nids de poules qui crevaient le bitume. Ils transportent chaque jour les cent mille habitants qui peuplent cette capitale oubliée du reste de la planète.

Nous approchâmes du centre - mais nous n’y passerons pas aujourd’hui, me dit Amulya

- et les promeneurs se firent plus nombreux. Il y avait beaucoup de jeunes en rue, habillés à l’occidentale et apparemment au fait des dernières tendances de la mode. Sur les trottoirs - eux-aussi parsemés de pièges - quelques babouchkas étaient assises sur des cageots et propo- saient à la vente quelques bouquets d’herbes variées. Amulya m’expliqua que ces vieilles femmes allaient à la cueillette dans les parcs et jardins publics puis tentaient de revendre leur moisson d’herbes et d’aromates pour arrondir leurs pénibles fins de mois car ici aussi, les pensions sont honteusement ridicules.

Nous arrivâmes enfin devant l’immeuble de Lulu. C’était l’un de ces blocs de béton gris s’élevant sur 5 niveaux, perdu dans un entrelacs d’énormes canalisations d’un bon mètre de diamètre. Elles étaient placées le long des trottoirs ravagés par le gel, à deux mètres de haut, et elles apportaient à chaque immeuble l’eau chaude de la centrale thermique du quartier.

Amulya appuya sur l’un des boutons du parlophone ; le buzzer beugla sa longue et carac- téristique plainte puis la porte s’ouvrit. Nous montâmes jusqu’au troisième étage dans une

cage d’escalier en béton accueillante comme un pensionnat d’orphelins. L’une des deux portes du pallier s’ouvrit et Lulu apparut !

Elle était énorme ! Plantureuse, gargantuesque, pantagruélique, hyperbolique ! Incom- mensurable dans sa robe à fleurs rikiki s’arrêtant à mi-cuisses, elle avait des bras… des bras herculéens comme les mâchoires d’une grue de ferrailleur. Et au bout de ces bras, des mains de bucheron. Et entre les bras, des mamelles de mammouth gavées de gras et plongeant jusqu’au nombril. Elle était gigantesque, plus haute que moi mais aussi trois fois plus large ! Ses jambes - qu’elle avait charnues, dodues et indécemment dénudées - me firent immé- diatement penser qu’on peut avoir la cuisse légère en l’ayant lourde. Elle me sourit, mais même ce sourire m’effraya. Cette femme était la preuve vivante que la nature peut être d’une infinie cruauté envers les humains.

- ou plutôt les Oïrats - furent les plus grands et les plus courageux ? Il fut même une époque où nous régnâmes sur toutes les terres du Bosphore à la Chine et de l’Ukraine au Tadjikistan !

Oui, certes, c’est un vaste domaine mais si les Oïrats firent bien quelques incursions jusqu’à ces extrêmes, je n’avais pas le souvenir qu’ils eussent « occupé » longtemps et simul- tanément tous ces territoires ! Mais je ne dis rien de mes doutes à l’oncle d’Amulya. D’abord parce qu’il était plus fort que moi ; ensuite parce que j’étais curieux de ce qu’il pouvait encore me « révéler ». D’ailleurs Amulya me fit un clin d’œil et un signe de tête me signifiant, je pense, que j’avais raison de me taire.

Emporté par son patriotisme, Badma entreprit alors de m’expliquer combien de héros sa terre fertile avait offerts à l’humanité…

- Évidemment tout le monde connaît Gengis Khan, mais c’est bien dommage, me dit-il donc, que personne ne se souvienne que le compositeur Nikolaï Rimski-Korsakov était kal- mouk !

Et Fedor Plevako, le fameux avocat des paysans et des étudiants en révolte qui est mort à l’aube du XXème siècle, c’était aussi un Kalmouk !

Et Napoléon… son aide de camp… - j’ai oublié son nom - il était Oïrate, lui aussi !

Et le général Anton Denikine, hein ? Il venait d’où, lui qui commanda l’Armée des volontaires pendant la guerre civile ? De Kalmoukie, bien sûr.

Et Youri Djorkaeff, le joueur international de football de l’équipe de France ? Il est Français peut-être ? Eh bien non ! Il est Kalmouk ! Comme Lénine !

Et je pourrais en citer des dizaines d’autres aussi célèbres qu’eux. Mais je ne veux pas vous ennuyer avec mes histoires.

Bon. Je crois, mes chers élèves, qu’il est temps de « faire un break ». J’en vois qui se tré- moussent sur leur chaise. Pour fumer une cigarette probablement ! Quelle détestable habi- tude. Mais qu’y puis-je ?

Reprenons dans un quart d’heure…


***


Chapitre V - Le peuplier solitaire dans la steppe


Tout le monde est là ? Vous me suivez ? Alors je continue.

Il est exagéré d’affirmer que « pas un seul arbre » ne pousse dans la steppe kalmouke mais il est vrai que jamais plus de deux arbrisseaux ne s’y présentent simultanément à portée de vue et que jamais ils ne s’élèvent au-delà de deux mètres. C’est donc, mes chers élèves, une sorte de « miracle » qui s’offrit au loin à nos regards : rien moins qu’un farouche peuplier haut de vingt ou trente mètres, vert et vivace, s’affichant en singulier champion de la steppe alanguie.

La voiture de Lulu progressa prudemment sur la piste. Une infinie prairie couverte de hautes herbes se déployait autour de nous, ondulant de vallons en chavées jusqu’aux limites de l’horizon. Mais là, droit devant, à deux ou trois kilomètres sans doute, la couronne du peu- plier jaillissant d’une colline déchirait le ciel comme un phare surgissant de la houle. Il était entouré de douze stupas placés en cercle autour de lui. Et c’était un spectacle fascinant.

La piste nous amena bien vite aux abords de ce lieu étrange où nous ressentîmes immé- diatement une vague de quiétude s’emparer de nous. Une subite paix intérieure, une sérénité magique et apaisante qui nous emporta doucement mais puissamment. Comme une lame de fond.

Nous sortîmes de l’auto sans dire un mot, marchant lentement au hasard de nos pas et de nos songes. Autour de l’arbre courait une grille de fer forgé qui en faisait presque le tour à quatre ou cinq mètres de distance. De l’intérieur de ce cercle on pouvait découvrir, accrochés aux grilles ou cloués au tronc, des messages griffonnés sur un bout de papier, des rubans de mille couleurs vives, des pièces d’habillement. C’étaient autant de suppliques respectueuse- ment présentées à l’arbre magique mais dont nul ne sait s’il y répondit favorablement.

Instinctivement, impérieusement, un geste s’imposa alors à chacun d’entre nous : celui de caresser le tronc du vénérable végétal ; peut-être même de l’embrasser.

Oh, mes chers élèves… Je vous prie de croire que je suis absolument insensible à ces bali- vernes superstitieuses, magiques ou « spirituelles » qui empoisonnent les temps modernes. Et je vous recommande la même attitude face à ce prétendu « surnaturel » ! Mais… qu’en sais-je… Peut-être était-ce le vent soufflant à saute-mouton dans les vallons de la steppe ? Ou le bruit des branches se caressant d’une mutuelle passion ? Ou les tourments de sable et de poussière cajolant la piste dans le demi-jour moiré d’un soleil bas ? Mais finalement qu’im- porte ! Il régnait ici une ambiance heureuse et sereine - zen - et c’était l’essentiel.

C’est Amulya qui rompit le silence :

- Ce vieux peuplier, nous dit-elle, est un arbre magique. C’est le plus fameux de Kalmoukie et je pense que c’est le « peuplier solitaire » que nous cherchons. Il est là depuis des centaines d’années. Mais avant, il n’y avait rien. Rien d’autre que la steppe et le vent des esprits qui y soufflait.

Un jour - mais plus personne ne sait quand - un vieux lama très respecté vint se recueillir et méditer à cet endroit. Il y vint et revint jour après jour, seul, et il s’approcha pas à pas de la sagesse en s’éloignant des poisons que sont l’avidité, la colère et l’ignorance.

Aujourd’hui, les brumes du temps ont effacé le souvenir du vieux lama et nul ne sait encore s’il parvint à se libérer du feu des passions et de l’ignorance qu’il avait en lui comme chaque humain. Mais, c’est sur : il approcha intensément de la sagesse et du nirvana.

Enfin, il mourut là, seul au cœur de la steppe et c’est à cet endroit précis, là où il s’éteignit, que poussa le peuplier. Petit à petit les nomades vinrent à l’arbre comme ils venaient au lama pour lui demander un avis, un conseil, un signe de réconfort ou un soupçon de sagesse. L’arbre répondit régulièrement à leurs vœux et c’est ainsi qu’on décréta qu’il était magique. Plus d’une fois il donna même de nombreux enfants aux pères venus l’implorer alors on dé- créta qu’il était l’arbre de la sagesse et de la fertilité.

- Bon. Assez de fadaises, dis-je !

Si on te laisse continuer, Amulya, bientôt tu prétendras que les tulipes de la steppe poussent aussi sur les branches de ton arbre magique !

Allez, mettons-nous au travail !

Trois jours s’étaient écoulés depuis les événements du Parc Drujba. J’en avais profité pour proposer à Lulu de rester avec nous en permanence contre un dédommagement d’une

cinquantaine d’euros par jour et elle avait sauté sur cette aubaine sans hésiter. Nous étions alors partis ensemble - avec sa ridicule voiture - jusqu’à Volgograd, l’ancienne Stalingrad, pour y faire quelques emplettes. Nous y avions acheté deux tentes, un petit équipement de camping, et quelques instruments de mesure et de marquage pour délimiter d’éventuelles zones de fouilles.

Ah ce n’était pas grand-chose mais nous étions contraints à voyager léger car la Kia de Lulu, ce ridicule cageot à roulettes, n’offrait qu’un minuscule espace de chargement. Et n’ou- bliez pas que Lulu occupait déjà à elle seule la moitié du volume disponible !

Nous décidâmes qu’il serait mal venu de nous installer trop près du peuplier solitaire car il recevait encore occasionnellement la visite de « pèlerins » qui n’auraient pas manqué de se montrer trop curieux et nous installâmes donc notre « camp de base » à quelques centaines de mètres, dans un vallon.

Nous n’eûmes aucun mal à déplier nos tentes mais une dispute éclata entre Lulu et moi pour un motif absolument futile. Tout autour de notre campement j’avais déjà répandu les deux kilos de poudre insecticide achetés à Volgograd et j’étais occupé à vider dans l’air une première bouteille de gaz insecticide quand elle m’agressa sauvagement…

- et même probable - que les bolchéviques n’ont jamais découvert le tombeau.

C’était une nouvelle à la fois réjouissante et effrayante. Elle nous laissait un réel espoir de découvrir le trésor d’Obushi Khan, mais elle nous annonçait aussi que les fouilles seraient probablement longues et pénibles. Nous devrions peut-être « retourner » la moitié de cette colline avant d’arriver au caveau ! Peut-être devrions-nous quand même demander de l’aide aux villageois de Tchinderta ? Je m’endormis dans les bras d’Amulya en réfléchissant à toutes ces considérations. Et en pensant à mon ami Jiang. Il aurait été tellement heureux, tellement fier.

***


À l’aube, c’est à nouveau Danzan qui nous réveilla. Mais pas pour nous inviter à profiter de son thé ou de son café. Un bruit étrange et inquiétant approchait de nous. Un bourdonne- ment.

Un drone arriva d’abord et nous survola en décrivant des cercles autour des trois collines.

Ensuite il y eut le sinistre grondement des Burlak. Et le sol vibra.

Il était inutile de fuir. Ils étaient là. Ils nous encerclaient. Je lâchai un juron.

Il saisit l’épée d’Obushi Khan qu’il portait toujours ridiculement à la ceinture de son pan- talon saharien, à côté d’un revolver. Il la leva dans un geste auguste et la pelleteuse abattit les derniers vestiges d’un mur qui était enfoui là, secrètement, depuis trois cents ans. L’excava- teur arracha brutalement quelques moellons, déplaça de grandes quantités de terre. Des

craquements sinistres et des grincements s’ajoutèrent au bourdonnement de la pelleteuse. Un nuage de poussière monta de la colline arasée comme si une quelconque chimère enragée y lançait son dernier souffle de feu.

***


Chapitre VI – À Tchinderta, la tombe de Mandera


La sépulture de Mandera, l’épouse d’Obushi Khan se révéla enfin.

Je ressentis une énorme blessure, comme une déchirure. La colère d’assister à un pillage doublé d’un saccage. Les traces les plus riches d’un peuple ancien étaient détruites sous nos yeux avec le plus extrême mépris. Toute l’histoire d’une ethnie était pulvérisée devant nous et les images d’autres destructions, comme celles des temples de Palmyre, des Bouddhas de Bâmiyân, de la bibliothèque de Mossoul, et de tant d’autres lieux, me vinrent à l’esprit. Ismail et son oncle Altinkaya ne sont rien d’autre que des criminels et leur turpitude accable l’hu- manité entière. Que le déshonneur et l’indignité les frappent à jamais.

Pour être mis en terre, entre quatre murs de briques et une pierre plate servant de « pla- fond », le corps de Mandera avait été enveloppé d’un drap précieux, probablement en soie de Chine, dont il subsistait quelques fragments et des fils d’or. D’elle, il ne restait plus que les os ; un squelette à peine désordonné par les mouvements du sol, les vibrations de la pelleteuse et l’écroulement de la pierre plate. Quand les gravats furent grossièrement enlevés, je vis, gisant au sol, de part et d’autre de son crâne des boucles d’oreille, et à son cou un collier d’or et de perles. Et tout autour d’elle des bijoux en pagaille, éparpillés au sol.

Les Oïrats n’utilisaient ni cercueil ni sarcophage pour leurs morts prestigieux. Ils imagi- naient mille choses confuses pour « l’après ». Une dague, un fouet, des parfums, quelques victuailles et de précieux bijoux abandonnés auprès de l’épouse du Khan lui donneraient ce- pendant toutes les chances de s’assurer une heureuse nouvelle vie dans l’autre monde.

Ismail sauta dans la fosse et s’empara des bijoux, des pierres, des perles et des ors par poignées. Il les laissa glisser sur son corps, il se « baigna » dans son trésor et rit, rit comme un chacal hurle à la lune. Il ramassa tous ces objets précieux et les entassa dans une malle de fer qui devait maintenant peser vingt ou trente de kilos. Deux hommes la portèrent, restant constamment à ses côtés.

Les heures qui suivirent furent les plus tristes. On nous ramena dans notre tente et nous entendîmes les cris et les hurlements des voyous qui composaient la petite armée d’Altinkaya et de son neveu. Ils avaient leur butin et ils seraient bientôt grassement payés par Ismail.

Mais qu’allaient-ils faire de nous ? Ils n’oseraient pas nous tuer, me dis-je. Pourquoi pren- draient-ils ce risque maintenant qu’ils avaient le trésor ? Les événements me donnèrent rai- son.

Alors que le soleil baissait, trois mercenaires entrèrent dans notre tente. Ils portaient des chaînes, des menottes et des cadenas. Ils fixèrent la chaîne à deux pieux de la tente qui étaient profondément enfoncés dans le sol. Nos menottes y furent attachées une par une, de mètre en mètre, et nous y pendîmes comme des grains de raisin à une grappe. Ismail arriva quand l’œuvre de ses hommes fut achevée.

- Je vois que mes hommes ont fait correctement ce que je leur ai demandé ! dit-il, plein de satisfaction Nous allons bientôt partir et je vais rejoindre mon oncle à la maison.

Soyez heureux : je ne vais pas vous tuer. Je laisse avec vous quelques gardes qui s’assureront de votre coopération pendant le temps nécessaire. Ensuite ils partiront et vous vous libérerez. Je ne sais comment vous vous y prendrez, mais je suis convaincu que vous trouverez un moyen. Enfin… j’espère pour vous.

Mes amis encore une fois grand merci ! Et adieu !

Ismail disparut et nous laissa, comme promis, en compagnie de quatre gardes. Mais ce fut une grave erreur.

Ces brutes qui nous tenaient captifs avaient reçu leur argent et leurs derniers ordres n’avaient plus trop grande importance. Ils avaient aussi quelques bouteilles de vodka et deux heures plus tard leurs rires et leurs chants autour d’un feu de camp s’étouffèrent. Ils étaient ivres, assommés par l’alcool.

Le coffre était stupidement « caché » sous le lit. Dorje fit sauter le cadenas avec un couteau pris sur le plateau-repas. Je soulevai précautionneusement le couvercle de la malle…

Elle contenait bien le trésor d’Obushi, les bijoux volés par le Khan à « la Tcherkesse » et au Pacha. De l’or par kilos, des pierres précieuses de toutes tailles, des pièces de monnaie à n’en plus compter ! Il y avait là des dizaines de bijoux plus beaux et plus lourds les uns que les autres ; la plupart d’entre eux marqués au poinçon du bijoutier turc Altinkaya.

Et l’épée d’Obushi ? Elle était là aussi, sous le lit. Elle pourrait bientôt retrouver sa vitrine à l’université d’Ulan Bator !

Ca y est ! Nous avions réussi ! Le testament d’Obushi Khan disait vrai et nous avions sauvé le trésor des Oirates. Je pensai que Jiang aurait été tellement heureux d’avoir ainsi participé au progrès de la Connaissance et d’avoir restitué au peuple kalmouk une part importante de son passé.

Amulya me serra bien fort et m’embrassa. Elle avait des larmes aux yeux. Elle prit aussi Dorje dans ses bras sans rien dire. Nous étions heureux et fiers. Vite, vite, il fallait que nous apportions cette bonne nouvelle à nos amis qui nous attendaient derrière la foule.

Nous sortîmes par une porte dérobée évidemment après avoir rendu son passe-partout à la réceptionniste. En voyant de loin que nous transportions le coffre, Badma, Danzan et Lulu comprirent immédiatement que nous avions réussi et ils se mirent à sautiller sur place en frappant dans les mains.

Autour de nous quelques jeunes Kalmouks témoins de notre joie décidèrent que quelque chose de bien venait de se passer et se mirent à applaudir, eux aussi. Puis la foule entière les imita. Ils ne savaient pas. Ils ne pouvaient pas savoir. Ils se réjouissaient sans vraie raison, mais j’eus la vanité de penser que nous méritions leurs acclamations.

***


Chapitre VII - Un diaporama au Musée ethnographique


Voilà, mes chers élèves, C’était l’histoire du trésor d’Obushi Khan que je voulais vous ra- conter. Dès le lendemain de notre « raid » à l’Hôtel Elista, nous avons rendu visite à la pro- fesseure Nina Otchirovna Tserenova, au Musée ethnographique et nous lui avons remis le trésor. Elle s’est excusée mille et une fois mais je ne lui en veux nullement : elle avait été trompée et elle avait cru bien faire en nous livrant à Ismail et à ses sbires.

Aujourd’hui, le musée ethnographique d’Elista comporte une salle de plus : la « Salle Pro- fesseur Jian Liu ». Elle a été inaugurée par le Président de la République qui nous a reçus - Amulya, Lulu, Badma, Dorje, Danzan et moi - en héros et nous a remis la médaille d’honneur de Kalmoukie. ! Vous pourrez y admirer tous les objets précieux que nous avons arrachés des mains des pilleurs. Et il y a même un diaporama de carton qui nous représente enchaînés dans la steppe aux pieds d’un arbre sacré.

Ismail et Kazim ont été arrêtés et condamnés. Une fois par semaine Lulu rend visite à Kazim en prison. Ils se sont pardonnés et se marieront dans trois mois, quand il sera libéré. J’ai promis à Lulu d’être son témoin. Altinkaya m’a téléphoné à l’Université. Il m’a ironique- ment félicité pour notre victoire mais il m’a aussi promis « de se venger ». Cela ne me fait ni chaud, ni froid. Hier peut-être j’aurais tremblé de peur. Mais aujourd’hui je ne suis plus le même homme.

Mes chers élèves, la leçon est terminée. Vous me poserez vos questions la semaine pro- chaine car il est trop tard. Quelqu’un sait-il où j’ai mis ma fiole de désinfectant ? Non ? Bon ; tant pis. Ce n’est pas grave. Merci de m’avoir écouté. Maintenant c’est bon. Partons d’ici. Un autre cours va commencer dans ce local et Amulya m’attend à la maison pour le diner. Elle m’a préparé des bortsog.

Table des matières

Prologue - Mon cours à Bruxelles Chapitre I - Mon ami Jiang d’Ulan Bator

Chapitre II - L’Archer de Saint Michel à Bruxelles Chapitre III - Dans l’ombre de de Gaulle, à Moscou Chapitre IV - Dans les « Terres Noires » loin d’ Elista Chapitre V - Le peuplier solitaire dans la steppe Chapitre VI – À Tchinderta, la tombe de Mandera Chapitre VII - Un diaporama au Musée ethnographique